Les éclipses d´Éric
Faye.
Quand on se penche sur la bibliographie d´Éric Faye-né à Limoges le 3
décembre 1963- un constat s´impose: il s´agit d´un écrivain particulièrement
prolifique. Dès son premier livre, l´essai Ismail Kadaré, Prométhée porte-feu, paru
en 1991 jusqu´à son plus récent roman publié il y a trois mois, il s´est écoulé
un quart de siècle et une œuvre assez étoffée, composée de vingt-huit titres.
Une œuvre respectée et diversifiée qui a néanmoins un fil conducteur :
l´impossibilité de donner un sens à la condition humaine. Cette idée, on
pourrait la synthétiser en trois mots synonymes de trois caractéristiques qui
sous-tendent ses personnages: la solitude, le désarroi et l´effacement. La
solitude des personnages qui se cherchent des repères et qui n´en trouvent pas.
Le désarroi devant l´absurdité des événements qui les prennent souvent au
dépourvu. Enfin, l´effacement devant l´inconcevable. L´effacement c´est parfois
l´effacement de l´artiste comme dans l´excellent roman L´homme sans empreintes(2008)
où il est question d´un mystérieux écrivain B.Osborn, obsédé par l´histoire du
vingtième siècle et qui ne cesse de se dissimuler derrière son œuvre. On pense
surtout, en lisant ce livre, à un auteur comme Bernard Traven, mais on connaît
d´autres qui ont choisi l´effacement ou la solitude comme J.D.Salinger ou le
toujours vivant Thomas Pynchon.
Cette impossibilité de donner un sens à la condition humaine est parfois doublée
dans l´œuvre d´Éric Faye d´une réflexion en filigrane sur les totalitarismes
politiques et sur les utopies et les contre-utopies. Aussi a-t-il écrit un
essai intitulé Dans les laboratoires du pire, consacré aux contre-utopies dans
la littérature du vingtième siècle, de George Orwell à Aldous Huxley et Ray
Bradbury. Un essai qui a décroché le prix Deux Magots en 1998. Un an avant, il
avait publié une fiction, Parij, que
l´on peut classer comme une uchronie. L´action se situe dans une ville de Paris
partagée entre une zone occidentalisée et une zone communiste, en imaginant
qu´en 1945 l´Allemagne avait remporté la bataille des Ardennes, retardant de la
sorte l´arrivée des Américains et ouvrant ainsi la voie à un élargissement de la
zone européenne sous tutelle soviétique.
Il y a aussi des incursions d´Éric Faye dans le fantastique et plus
récemment dans la littérature de voyage. En 2010, son livre Nagasaki fut couronné du
Grand Prix du roman de l´Académie Française et traduit en une vingtaine de
langues. En 2012, il fut lauréat de la Villa Kujoyama à Kyoto, une expérience
transcrite dans un journal Malgré Fukuyama.
Lors de cette dernière rentrée littéraire, Éric Faye a publié aux éditions
du Seuil un nouveau roman, Éclipses japonaises. S´il y est question de personnages japonais,
l´intrigue se passe plutôt en Corée du Nord au sinistre régime que l´on sait.
Le roman nous raconte l´histoire de plusieurs personnages plus ou moins
anonymes qui soudain se volatilisent sans aucune raison apparente. Le premier
disparu remonte à 1966 et c´est un GI américain, le caporal Jim Selkirk, qui
s´évapore lors d´une patrouille dans la zone démilitarisée entre les deux
Corées : «Au cours de la soirée du 17 février 1966, Jim Selkirk achète
deux packs de bière au magasin du camp(…) Lorsqu´il se présente devant le
lieutenant Parrish, à minuit, il réussit à faire bonne figure. La patrouille se
met en route. Il gèle à pierre fendre. Dans la neige épaisse, les hommes
suivent un parcours théoriquement dénué de mines. Ils s´arrêtent sur une crête
où ils restent un long moment, en vigie, Vers trois heures du matin, le vent
tombe et il commence à neiger à gros flocons. Alors qu´il a totalement dégrisé,
le caporal annonce à ses hommes qu´il va inspecter le sentier par lequel ils
sont arrivés. Il croit avoir entendu un bruit. Je reviens tout de suite,
dit-il. Il reviendra trente-huit ans plus tard.». Les lecteurs les plus
attentifs auront peut-être deviné les raisons qui ont pu pousser Jim Selkirk à
disparaître : la guerre du Vietnam. Or, il se fait que l´unité à laquelle
il appartient n´est jamais partie au
Vietnam et Jim Selkirk- qui en s´échappant en zone militarisée pensait être
livré aux Russes par leurs alliés Nord-Coréens et servir ultérieurement de
monnaie d´échange contre un de leurs espions alors que son unité serait déjà en
train de combattre au Vietnam-ne s´attendait pas à rester trente-huit ans au
pays du père Ubu.
L´histoire de Jim Selkirk est en quelque sorte le prélude à une série
d´enlèvements produits au Japon a partir de la fin des années soixante-dix, la
présence du GI américain dans l´intrigue se justifie parce qu´il finira par
croiser une des japonaises enlevées. Parmi les japonais disparus on trouve des
hommes et des femmes de tous âges et de tous milieux : une collégienne qui
rentrait de son cours de badminton, un archéologue qui s´apprêtait à poster sa
thèse, une future infirmière qui voulait s´acheter une glace. Les autorités
nippones mènent l´enquête mais elles n´aboutissent à aucune conclusion. Sans
traces, sans le moindre lien établi entre les différents disparus, la police ne
sait plus, à vrai dire, à quel saint se vouer.
En 1987, un attentat fait exploser le vol 858 de la Korean Airlines. Une
des terroristes, Sae-jin -qui était descendue lors d´une escale- est arrêtée.
Elle s´exprime dans un japonais parfait, pourtant elle ne parvient pas à
convaincre les enquêteurs qu´elle est citoyenne du pays du Soleil Levant. On
finit par découvrir qu´elle est une espionne nord-coréenne. On est néanmoins en
droit de se poser une question : comment se fait –il qu´elle maîtrise
aussi bien le japonais ? C´est qu´elle avait pris des leçons avec une
jeune fille japonaise enlevée par les Nord-Coréens. Au fur et à mesure du
déroulement de l´intrigue le lien entre les disparus remonte à la surface.
Le régime paranoïaque de la Corée du Nord enlevait des gens pour tirer
bénéfice de leur savoir –faire ou pour s´en servir ultérieurement à des fins de
propagande politique ou un jour, peut-être,
de monnaie d´échange.
Éric Faye, pour écrire ce roman, s´est inspiré de la réalité quoique
certains personnages soient du domaine de la fiction. Dans le cas particulier
de la Corée du Nord la réalité est si ubuesque, si cauchemardesque, si
inimaginable que l´on peine à croire qu´il puisse vraiment exister un pays
comme celui-ci. Un communisme dynastique où le fils succède au père, où le
culte de la personnalité est porté à un tel degré que l´hystérie- réelle ou
fabriquée- s´empare des gens lors du décès du leader (nombre de citoyens,
n´ayant pas connu d´autre réalité croient peut-être aux mensonges du régime).Enfin,
où les étrangers qui se trouvent illégalement dans le pays-un pays replié sur
soi- même- risquent d´être condamnés à
mort ou au moins à des travaux forcés. Sans oublier les arrestations, la
torture, les goulags et, bien sûr, les étrangers enlevés, surtout Japonais.
À ces gens qui n´ont pas de voix – où dont la voix s´égare dans la nasse
d´un supplice permanent- plongés dans un silence assourdissant qui dure depuis
si longtemps et qui nous rend si impuissants, que leur reste-t-il ? Il
leur reste peut-être la littérature. La littérature peut combler ce vide à
travers la fiction ou le témoignage. En donnant la voix à ceux qui n´en ont pas
ou dont la voix est étouffée par l´hydre du totalitarisme. Dans l´enfer où ils
sont enfermés, la voix reproduite par la littérature n´est sans doute pas
entendue, mais à la fin, il y a toujours l´espoir, l´espoir qui fait
vivre.
Dans Éclipses japonaises, Éric Faye rend hommage à une sorte particulière
de victimes du régime nord-coréen : les Japonais kidnappés. D´une écriture
fine et sans fioritures, il a non seulement écrit un beau roman, mais nous a
aussi donné une énorme leçon de sagesse et d´humanisme. Alors que certains
écrivains- Français et autres-passent leur temps à regarder leur nombril, il
est réconfortant de savoir qu´il y en a encore comme Éric Faye qui honorent la
littérature. Éric Faye est, sans l´ombre d´un doute, un des grands romanciers français
de sa génération.
Éric Faye, Éclipses japonaises, éditions du Seuil, Paris, août 2016.
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