Zbigniew Herbert ou
la magie des mots.
Alors que la Pologne, à l´instar d´autres pays de l´Europe Orientale, se
replie tristement sur soi-même-du moins, politiquement- pataugeant qui plus est
dans le nationalisme cocardier, il est on ne peut plus pertinent de rappeler
que la culture polonaise a enrichi la culture européenne de sa sève inventive
et que nombre de scientifiques, d´intellectuels, et d´artistes tout court de ce
brave pays ont réussi ailleurs et irrigué de leur génie la culture d´autres
pays surtout la France, l´Angleterre, l´Allemagne ou les États-Unis.
La culture polonaise est par nature cosmopolite et c´est dans cette
tradition de grands voyageurs que l´on peut inclure le grand poète, dramaturge
et essayiste Zbigniew Herbert.
Zbigniew Herbert est né le 29 octobre 1924 à Lwow, qui en ce temps-là
faisait partie du territoire polonais (aujourd´hui intégrant l´Ukraine). Fils
d´un banquier et petit-fils d´un professeur de langue anglaise, il était un lointain
descendant du poète anglais-gallois du dix-septième siècle George Herbert. S´éprenant
de la magie des mots, il s´est tôt tourné vers les lettres se découvrant une
vocation qu´il n´a cessé de cultiver le long de sa vie. Cependant, sa formation
a connu des soubresauts en raison de l´éclatement de la seconde guerre mondiale
alors qu´il n´était qu´un adolescent. Aussi, pendant cette période noire où son
pays était occupé par l´armée nazie, a-t-il poursuivi ses études dans une
université secrète à Lwow même, sa ville natale. En même temps, il était engagé
dans l´armée nationale clandestine (Armia Krajowa) faisant montre d´une
conscience politique qui forgeait déjà son caractère libre et indépendant. La
guerre terminée, il a suivi des études d´économie à l´Université Jagellonne à
Cracovie et plus tard, dans les années cinquante, des études de droit à
l´université Nicolas Copernic à Torun. C´est plus ou moins à cette époque,
profitant d´un certain dégel dans le régime polonais après le stalinisme des
premières années, qu´il a débuté une carrière prestigieuse qui l´a propulsé au
fil des ans au sommet de la littérature polonaise voire européenne du deuxième
demi-siècle. Rechignant devant l´exubérance de ce voyageur atypique, le régime
polonais lui a quand même permis de voyager sans trop l´inquiéter. Zbigniew
Herbert a alors donné libre cours à son imagination en façonnant sa poésie
d´une clarté si rarement rencontrées au vingtième siècle. Puisant aux sources
antiques, sa poésie a une singularité de trait remarquable. Elle est souvent
lyrique sans se départir pour autant d´une perspective réflexive et
philosophique. Ses voyages- entrecoupés de séjours en France, en Italie, en
Allemagne, en Autriche et ailleurs ainsi que de retours en Pologne- lui ont
inspiré des essais d´une richesse stylistique et d´un engouement pour tout ce
qui touche à la culture qui le placent sans l´ombre d´un doute parmi les
essayistes les plus originaux de la seconde moitié du vingtième siècle, toutes
langues confondues.
En France, nombre de ses livres ont longtemps été épuisés. Pour combler
cette lacune, l´excellente maison d´édition Le Bruit du Temps a commencé depuis
quelque temps la publication de ses œuvres poétiques complètes et de ses
principaux essais.
L´Œuvre poétique complète est rassemblée en trois tomes et les recueils
d´essais dont il est question sont Un barbare dans le jardin, Le Labyrinthe au
bord de la mer et Nature morte avec bride et mors. Ces livres d´essais sont le
fruit de ses voyages en Europe ou de ses réflexions à la suite de ses périples
sur le vieux continent, le premier en France et en Italie, le deuxième sur
l´Antiquité grecque et latine et le troisième aux Pays-Bas. Ces trois livres
sont illustrés avec des reproductions des œuvres et des monuments commentés par
l´auteur.
Dans l´avant-propos d´Un barbare dans le jardin, Brigitte Gautier reproduit
des extraits d´une lettre de Zbigniew Herbert à ses parents où il écrit : « Je
feins de ne pas être content alors que j´explose de joie à l´intérieur, j´ai
vraiment eu une veine incroyable (s´ils ne me refoulent pas à la frontière
tchèque –je touche du bois) car ils refusent des passeports à mes amis et il y
a quelque chose de pourri au royaume de Danemark, en général». Dans cette
lettre du 22 mai 1958 alors que Zbigniew Herbert n´a que trente-trois ans
l´auteur, ayant rompu les mailles de la bureaucratie polonaise, exprime son
incrédulité de voir le rêve de son voyage en France se concrétiser.
En ce livre, nous sommes témoins de l´érudition du savant mais aussi de
l´émerveillement du voyageur devant la beauté qui se dévoile devant ses yeux.
Aussi ses impressions sont-elles nourries de réflexions d´un fin connaisseur.
Le raffinement de l´érudit se grise de la réjouissance du dilettante (dans le
sens qu´a le mot en italien alors qu´en français il est plutôt péjoratif). En
France, Zbigniew Herbert s´extasie en France devant Lascaux et ses peintures
rupestres. La perspective et la découverte de l´admirateur le disputent à la
mémoire de ses lectures et des choses vues qui lui permettent de formuler un
raisonnement clair et avisé. Ainsi, sur une peinture de deux bisons, il écrit :
«Composition d´une force d´expression inégalable, devant laquelle toutes les
violences des peintres d´aujourd´hui semblent puériles, deux bisons couleur de
goudron, arrière-train contre arrière-train. Celui de gauche a la peau de
l´échine déchirée, la chair à nu. Ils ont la tête dressée, le pelage
hérissé ; leurs sabots de devant bondissent dans la vitesse. Le tableau
explose d´une sombre et aveugle puissance. Même les tauromachies de Goya ne
sont qu´un faible écho de cette passion»
Quelques pages plus loin, il livre une réflexion sur l´aspiration de
l´artiste à l´époque préhistorique : «L´idéal que poursuivaient les
artistes et qui était d´imiter les animaux à la perfection, cela à des fins de
magie, fut sans doute ce qui les poussa à se lancer dans la couleur. La palette
est simple et peut se réduire au rouge et à ses dérivés, au noir et au blanc.
Il semble que l´homme préhistorique n´ait pas été sensible aux autres couleurs,
tout comme aujourd´hui les Bantous. Du reste, les vieux livres de l´humanité,
les Veda, l´Avesta, l´Ancien Testament et les poèmes homériques demeurent
fidèles à cette limitation de la vision colorée».
En Italie, il y a, on le sait, une myriade de palais, musées et cathédrales
à visiter. Zbigniew Herbert y ressent le même éblouissement de ceux qui l´ont
précédé et, par-dessus le marché, il semble avoir la volupté de la langue où
excellaient Chateaubriand et Stendhal au dix-neuvième siècle, André Suarès et
Valery Larbaud au vingtième siècle, d´autres grands voyageurs en Italie.
Sur la cathédrale de Sienne, il écrit : «Il ne faut pas céder au
terrorisme des guides et contempler cet édifice, qui est certainement l´un des
plus beaux du monde, avec un regard un peu critique. Le premier moment
d´éblouissement et de ravissement passé, bien entendu. C´est un plaisir qu´il
ne faut jamais se refuser. Du reste les auteurs de la façade, et parmi eux
Giovanni Pisano, ont tout fait pour nous maintenir dans cet état de fièvre
esthétique. Les historiens de l´art s´accordent généralement pour dire que la
cathédrale de Sienne est le plus beau monument gothique d´Italie. Cela fait
ricaner les Français qui affirment avec une indignation mal dissimulée que leur
style-le gothique-, dans la péninsule apennine n´est que du roman auquel on
aurait adapté des croisées d´ogives».
Ce barbare dans le jardin livre aussi ses impressions sur Arles, Il Duomo,
Piero della Francesca, fait un plaidoyer en faveur des templiers et dédie un
chapitre aux Albigeois, inquisiteurs et troubadours, entre autres sujets.
Dans Le Labyrinthe au bord de la mer-publié en Pologne deux ans après sa
mort, survenue le 28 juillet 1998-, Zbigniew Herbert rassemble sept essais sur
l´Antiquité classique grecque et latine, cette époque lointaine qui fascine
encore aujourd´hui les lecteurs et dont on peut tirer force enseignements.
Dans l´essai qui donne le titre au recueil «Le Labyrinthe au bord de la mer» l´auteur
décrit son séjour en Crète et évoque la figure d´Arthur Evans (1851-1941),
l´archéologue anglais qui a largement contribué aux fouilles de Cnossos et qui
a à son actif la découverte de la civilisation minoenne. Il y a un chapitre
consacré au paysage grec et un autre à l´Acropole où Zbigniew Herbert cite
Chateaubriand : «Les récits de Chateaubriand, sa précision, son intérêt
pour les détails techniques et la qualité littéraire de ses descriptions le
placent au premier rang des voyageurs en Grèce de «l´époque préarchéologique».
Il n´a pas réussi à éviter les erreurs (il est facile de les lui reprocher
aujourd´hui) car, influencé par les récits de Spon, il attribue les sculptures
du fronton du Parthénon aux artistes de l´époque d´Hadrien. Mais mû par une intuition
juste, il dit en même temps qu´il est impossible que Phidias ait laissé nus les
deux frontons».
Néanmoins, un des plus beaux chapitres du livre est celui où Zbigniew
Herbert évoque les Étrusques, civilisation disparue qui a vécu au centre de la
péninsule italienne depuis la fin de l´âge de bronze jusqu´à la fin de l´âge du
fer. Par d´autres mots, du VIIIème au Ier siècle av. J.C. Comme Zbigniew Herbert nous le rappelle, l´histoire
des Étrusques est comme celle d´une espèce éteinte d´animaux. Ce que nous
savons de l´ Étrurie nous le tenons de sources étrangères. Sur la religion de
ce peuple, les informations sont parvenues jusqu´à nous par des commentaires
romains, grecs et byzantins : «Les premières tombes étrusques sont encore
remplies de scènes de chasse, de festins, de danse et de musique. Les ombres
semblent mener une vie insouciante et joyeuse. Mais au IVème siècle avant J.-C,
sur les murs pleins de peints de maisons de morts surgissent des démons,
effrayants comme des oiseaux nocturnes : Charun et Tuchulcha. Le tombeau
des augures de Tarquinia constitue un document bouleversant de jeux funéraires
cruels, en l´honneur des défunts. L ´un des personnages tient un énorme chien
en laisse et attaque un homme à la tête enveloppée dans un sac, qui se défend
avec une masse». Quoi qu´il en soit, les Étrusques, poursuit l´auteur plus
loin, « étaient incontestablement des maîtres dans l´art de la vie. Ils se
caractérisaient par une légèreté enfantine attachante, un culte du jeu, un goût
pour l´élégance raffinée et le luxe. Les cours toscanes de la Renaissance sont
une sorte d´écho lointain de cette civilisation».
Enfin, dans Nature morte avec bride et mors, Zbigniew Herbert a réuni ses
essais sur la Hollande. Asile de tolérance au XVIIème siècle dans une Europe
déchirée par les guerres de religion, les Pays-Bas sont devenus, peu d´années
après la fin du joug espagnol, une puissance maritime et un empire colonial
rivalisant avec l´Angleterre, la France et l´Espagne.
Outre un essai très intéressant sur les tulipes («Des tulipes le parfum
amer») et leur importance dans l´économie hollandaise, les réflexions, les
histoires, les anecdotes, les digressions que Zbigniew Herbert développe dans
ces essais tournent pour la plupart autour de l´art, principalement, cela va sans
dire, de la peinture. Particulièrement documenté est l´essai-ou, si vous
voulez, le chapitre- consacré au peintre de genre et de portraits hollandais
Gerard Terborch (1608-1681). Zbigniew Herbert explique les caractéristiques de
sa peinture: «Terborch créa un type de portrait qui lui est propre,
foncièrement distinct de Hals, de Rembrandt et des autres maîtres de l´époque,
et portant son infalsifiable marque de fabrique. Il tendait à limiter jusqu´à
l´excès les moyens picturaux, remplaçait le jeu des couleurs par une gamme
étendue de gris, construisant une forme ramassée, statique. Le plus souvent, il
peignait la figure toute entière, en pied, sur le fond d´un mur sombre, portant
un épais manteau-pèlerine en laine tombant librement des épaules, une redingote,
un pantalon à mi-genou, des bas gris perle et des chaussures élégantes à
boucle, le pied droit avancé, le pied gauche parallèle au bas du cadre du
tableau, conférant ainsi au personnage, même de forte corpulence, presque la
grâce d´un danseur. On peut comparer l´ensemble de ces compositions à un fuseau
ou à deux cônes joints par la base». Et plus loin, il écrit à propos des
couleurs choisies: « Terborch est un coloriste particulier. Il évite ce que
nous appelons construction de la forme avec la couleur. Dans ses sobres
tableaux dominent des bruns éteints, des ocres et des gris, et sur ce fond
éclate soudain une robe bleu outre-mer, des jaunes lumineux ou des rouges
cinabre».
En refermant ces trois œuvres, le
lecteur cultivé, qui aime jouir du plaisir des arts, peut se piquer d´avoir
peut-être retrouvé les livres qu´il cherchait. Les livres d´un grand écrivain
polonais, cosmopolite, qui aimait la liberté et dont les poèmes ont servi aux
contestataires dans les années soixante-dix pour dénoncer le système
d´oppression qui les étouffait.
Les paroles sages de Brigitte Gautier dans l´avant-propos du livre Le
Labyrinthe au bord de la mer traduisent on ne peut mieux l´essence du travail
de Zbigniew Herbert : «Dans ces trois volumes d´essais, Zbigniew Herbert
semble être à la recherche de la formule de la culture européenne. La question
de l´art y est étroitement liée à celle de la durée. L´art instaure une
harmonie contre le chaos, mais il vaut aussi comme la trace laissée par les
individus. Herbert est sensible à cette aspiration à transmettre un gage de
beauté, un témoignage d´existence, un héritage. Et il retrouve toujours l´homme
derrière un vase ou un temple». Et pour couronner le tout, Brigitte Gautier
écrit à la fin : «N´étant pas un auteur qui force le trait ou entreprend
de tout expliquer, Herbert a toujours attendu de ses lecteurs qu´ils le
rejoignent dans ses émotions et ses réflexions, qu´ils réactivent à chaque fois
pour eux-mêmes la sensation et la séduction du lieu, de l´objet, de la vie».
Zbigniew Herbert :
Un barbare dans le jardin, traduction du polonais par Jean Lajarrige, revue
par Laurence Dyèvre, éditions Le bruit du temps, Paris, 2014.
Le Labyrinthe au bord de la mer, traduit du polonais par Brigitte Gautier, éditions
Le bruit du temps, Paris, 2011, réédition 2015.
Nature morte avec bride et mors, traduit du polonais par Thérèse Douchy, éditions
Le bruit du temps, Paris, 2012.
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