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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

vendredi 29 juillet 2022

Chronique d´août 2022.

 


L´enfance éternelle de Pier Paolo Pasolini.

«Jo i soj un biel fi/i plans dut il dí/ti prej, Jesus me/no fami murí/Jesus, Jesus, Jesus/Jo i soj un biel fi/i rit dut il dí/ti prej, Jesus me/ah fami muri/Jesus, Jesus, Jesus». Ces vers ont été écrits en dialecte frioulan, dont la traduction en français -par Nathalie Castagné et Dominique Fernandez (1) -est celle qui suit : «Je suis un beau garçon/je pleure tout le jour/je t´en prie mon Jésus/ne me fais pas mourir/ Jésus, Jésus, Jésus/Je suis un beau garçon/je ris tout le jour/je t´en prie, mon Jésus/ah !fais-moi mourir/Jésus, Jésus, Jésus».

Ces vers traduisent à la fois la douceur, les contradictions, la souffrance et la mélancolie de son auteur que l´on pourrait caractériser comme l´une des figures à la fois les plus emblématiques et les plus controversées de la culture italienne du vingtième siècle. Il répondait au nom de Pier Paolo Pasolini dont on commémore cette année le centenaire de la naissance. Poète, romancier, essayiste, journaliste et cinéaste, intellectuel politiquement engagé, mais se situant presque toujours en dehors des institutions et des partis, personnage aussi riche que contradictoire, pourfendeur du consumérisme de la société, il était à la fois marxiste et catholique, mais sa liberté de ton, sa totale émancipation de toutes sortes de coteries, sa dissidence permanente ont fait de lui la cible de plus d´une trentaine de procédures judiciaires. Vilipendé à droite pour ses critiques de la bourgeoise hautaine et ses valeurs de pacotille, honni par le Vatican et le catholicisme le plus obscurantiste pour son homosexualité et pour ses critiques du conservatisme sournois de la hiérarchie ecclésiastique- et ce malgré son combat contre la légalisation de l´avortement-, enfin, bafoué par la gauche qui ne tolérait nullement ses attaques contre le conformisme, le sectarisme et l´hypocrisie de certains milieux pseudo-révolutionnaires, Pasolini était d´ordinaire sur la sellette. Même sa mort suscite toujours, quarante- sept plus tard, les interprétations les plus diverses. Pasolini fut tué le 2 novembre 1975 sur une plage d´Ostie, près de Rome, par un jeune prostitué, Pino Pelosi, dragué à la gare de Rome, mais d´aucuns prétendent que Pino Pelosi n´aurait pas agi seul et qu´il n´aurait été qu´un instrument entre les mains de gens puissants, des fascistes, des mafieux, des terroristes, voire des membres de la CIA, selon les versions. Toujours est-il qu´aucune preuve n´a jamais jailli de toutes les hypothèses de conjuration qui ont pullulé en Italie. Ces spéculations découlent du fait que Pasolini a tout fait pour scandaliser. Dans sa vie, il fut l´objet, on l´a vu, d´une foule de procédures judiciaires. Il a heurté tous les pouvoirs et afin de dénoncer les injustices sociales il ne mâchait pas ses mots contre qui que ce fût. En  février 1959, quelques mois après le décès du pape  Pie XII, Pasolini a écrit un poème féroce, sobrement intitulé «Au pape» et publié dans la revue Officina éditée à Bologne, où il accusait le pape d´avoir fait preuve d´insensibilité et d´inhumanité devant le sort de Zucchetto, broyé par les rails d´un tramway à quelques mètres seulement de la place Saint –Pierre, à Rome, où il résidait. Il stigmatisait aussi le Saint-Père pour son indifférence devant les familles qui s´entassaient dans des taudis à deux cents mètres des lambris dorés du Vatican. La réaction du Saint-Siège fut tellement violente qu´elle a même entraîné la disparition de la revue.

Pasolini s´apitoyait devant la misère des ouvriers, les laissés-pour-compte du boom économique italien d´après-guerre. Ses préoccupations sociales en tant qu´homme de gauche étaient claires et sincères et pourtant il s´est mis à dos nombre de voix progressistes et de partis politiques, désolés de ne pas pouvoir embrigader quelqu´un qui en même temps polémiquait contre la légalisation de l´avortement, s´en prenait aux cheveux longs et aux blue-jeans des garçons et déplorait le nouveau laxisme sexuel. La sexualité de Pasolini a toujours fait jaser et souvent, beaucoup plus que cela, elle lui a taillé bien des croupières dans un pays fortement catholique où, au fond, tout était toléré si c´était fait en cachette, loin des regards indiscrets. Son premier contre -temps s´est produit à la fin des années quarante alors qu´il était instituteur dans une petite école du Frioul. Surpris un jour avec de jeunes garçons, on l´a expulsé de l´école. Pasolini eut beau protester en disant qu´il avait tenté une expérience littéraire à partir d´un roman d´André Gide, ses propos n´ont pas été assez convaincants. Le parti communiste, dont il était membre, a pour sa part prononcé son exclusion. Comme nous le rappelle Dominique Fernandez (2) dans le tome II de son Dictionnaire amoureux de l´Italie (publié en 2008 chez Plon), à l´âge de vingt-sept ans, ce premier procès fut la scène primitive qui l´a marqué à vie : «Non seulement, il avait tout perdu : métier, parti, maison, lieux d´enfance, mais en débarquant à Rome dans la banlieue sordide des émigrés et des sous-prolétaires il eut l´impression d´être chassé du paradis».

Il faut rappeler que Pier Paolo Pasolini est né le 5 mars 1922 à Bologne, fils de Carlo Alberto Pasolini, militaire d´infanterie, et de Susanna Colussi, institutrice originaire de Casarsa della Delizia, dans le Frioul, où Pasolini a passé une partie de son enfance, une période qui l´a profondément marqué et qui a inspiré plus tard ses premières poésies écrites en dialecte frioulan. Poète précoce, il fut ébloui par la lecture de Rimbaud en 1937, à l´âge de 15 ans, à une époque surtout marquée en Italie par l´art subtil de l´hermétisme. Etudiant à l´Université de Bologne, il a achevé ses études par la rédaction d´un mémoire consacré à Giovanni Pascoli.

Son premier livre, publié à Bologne en 1942 et tiré à 375 exemplaires, est un opuscule de vers, Poesie a Casarsa (Poésies à Casarsa).  Le choix du frioulan s´explique non par goût du folklore, ni fétichisme du passé, mais par solidarité avec sa mère, avec la langue de sa mère et de ses parents maternels, les Colussi. Son père était de Ravenne et était surtout officier de carrière et fasciste qui, en tant que symbole de l´autorité, utilisait naturellement l´italien de Rome, la langue du pouvoir central, la langue de l´État et de l´Église qu´il répudie à l´âge de vingt ans pour la reprendre quand même plus tard. Entre 1943, avec l´Italie encore en guerre, et 1949, il a vécu une nouvelle fois, de façon presque ininterrompue, à Casarsa. C´est dans cette petite commune qu´il a appris la nouvelle du massacre de Porzûs  dans le Frioul oriental le 7 février 1945 : une milice de partisans pro -communistes philo-slovènes déclenchait le carnage de la Brigade Ossopo, un groupe de partisans modérés qui s´opposait aux visées yougoslaves sur le Frioul. Parmi les victimes se trouvait Guido, le frère de Pasolini (selon l´écrivain et traducteur René de Ceccatty, on peut dire que Pasolini a écrit toute son œuvre pour racheter la mort de Guido). Ceci n´a pas pour autant entamé la confiance et l´engagement de Pasolini dans le communiste qui était le fruit de sa sensibilité sociale et de son attachement aux mouvements ouvriers. D´autre part, en octobre 1945, il a adhéré à l´Association pour l´autonomie frioulane. À l´époque, il a affirmé : «Cette région étant frontalière de l´Autriche et de la Yougoslavie, les frontières seraient renforcées et non pas affaiblies. Il n´y a en effet personne qui ne voie combien un Frioul ethniquement et linguistiquement plus fort (si sa dignité était reconnue et pratiquement consacrée) serait bien plus solide, plus frioulan et donc plus italien qu´un Frioul anonyme, errant, privé de conscience et corrodé par la Vénétie».

Cet engagement pour le Frioul et le frioulan dans ses variétés locales est visible dans le recueil Dovè la mia patria (Où est ma patrie) que les éditions Le Castor Astral ont publié en français en 2002 traduit et préfacé par Luigi Scandella. À la fin du recueil, Pasolini, dans une note à l´intention des lecteurs, indiquait les variétés qu´il s´était choisies pour chacun des poèmes. Ainsi y trouve-t-on le frioulan de Casarsa aussi bien que ceux de Ligugnana, Valvasone, Cordenons, Bagnarola, Cordovado, Bannia et San Giovanni di Casarsa. Il y a encore deux poèmes écrits dans le vénitien de Pordenone et de Caorle. Dans sa préface, Luigi Scardella a fait néanmoins noté que la passion de Pasolini pour le dialecte frioulan – qui est en effet une langue à part entière, branche importante du rhéto –roman, appelé aussi ladin - avait été accueillie avec méfiance par la gauche, aux conceptions plutôt centralisatrices de l´État. En reculant jusqu´au racines frioulanes de la poésie de Pasolini on peut mieux comprendre, selon Luigi Scardella, «le développement de certains thèmes : l´antinomie riches – pauvres, la misère, le chômage des jeunes, les allusions, même pas voilées, au marteau et à la faucille, à la révolte, au vote procommuniste. Mais ces sources d´inspiration, ainsi que d´autres, sont traitées de la façon la plus poétique qui soit dans un langage (différents dialectes) cueilli dans la réalité vécue par les paysans et les ouvriers. Le fil conducteur de ce recueil est la recherche effrénée d´une patrie mythique. Dans un de ses derniers poèmes, il la situe : «Ma patrie est dans ma soif d´amour»».  Cette dernière phrase rejoint en quelque sorte une définition que René de Ceccatty a donnée de la poésie pasolinienne : «La première approche de la poésie qu´avait Pasolini était le dialecte, c´était vraiment fondamental parce qu´il approchait le langage poétique par le langage des garçons qui étaient ses élèves, lorsqu´il enseignait à Casarsa. Et, pour lui vraiment, je pense, le poétique c´était la parole perdue, tous les dialogues qu´il surprenait entre les adolescents qui étaient ses amis et même ses amants. Sa première tâche, ça a été de préserver cette parole poétique, qui n´avait surtout aucun correspondant écrit. Le dialecte dans son esprit c´était surtout la langue parlée». 

Après son déménagement à Rome, Pasolini a surtout écrit en italien –des recueils comme La meglio gioventù(La meilleure jeunesse),Le Ceneri di Gramsci(Les cendres de Gramsci), Poesia in forma di rosa(Poésie en forme de rose)-  et ses poèmes, souvent d´inspiration virgilienne, traduisaient un goût extraordinaire pour l´ancien, l´antique. C´est ce qu´affirmait par exemple Alberto Moravia, romancier et grand ami de Pasolini avec lequel il a animé la revue Nuovi argomenti : «Pasolini a écrit beaucoup de poèmes avec le tercile, les trois vers de Dante, mais il a renouvelé complètement cette strophe dantesque. Sa poésie donne toujours l´impression de «pas fini», de l´actuel.  En même temps, il a une très forte résonance poétique(…) Je considère Pasolini comme le poète le plus important de la deuxième moitié du vingtième siècle en Italie».

Il y a quand même un moment, dans la deuxième moitié des années soixante, où il s´est senti un peu en panne d´inspiration pour ce qui est de la poésie. En 1967, il a dit : «Les choses ont beaucoup changé, nous ne sommes plus dans la civilisation pré- industrielle, paysanne, mais dans une civilisation industrielle (…) à ce moment-là on se demande si c´est possible d´écrire encore de la poésie (…). La poésie est en dehors de la tradition et de l´avant-garde (…) La poésie a toujours un rapport désespéré, tendu avec la réalité». À vrai dire, Pasolini était un esprit toujours en ébullition. Si Fernando Pessoa a écrit : «tout sentir de toutes les manières», Pasolini aurait pu faire sienne la devise : «tout vivre dans tous les arts». Pasolini a excellé dans la poésie, mais aussi dans le théâtre (Caldéron, Orgie Bête de style), le cinéma, comme scénariste ou en tant que réalisateur (Accattone, Mamma Roma, L´évangile selon Saint-Matthieu, Œdipe Roi, Théorème, Médée, Le Décaméron, Les contes de Canterbury, Les Mille et une nuits ou Salò ou les 120 journées de Sodome), le roman et la nouvelle (Les ragazzi, Une vie violente, Le rêve d´une chose, Actes impurs ou l´inachevé et posthume Pétrole), les livres de voyage(L´odeur de l´Inde, La longue route de sable) ou les essais (Écrits corsaires, L´expérience hérétique, Passion et idéologie, Contre la télévision, ou le posthume Lettres Luthériennes) (3).

Pier Paolo Pasolini fut un intellectuel lucide, même dans ses contradictions. La virulence dont il imprégnait certains écrits n´était que sa façon à lui de réclamer le droit à l´indignation devant les injustices de la société italienne. Il n´était en fin de compte qu´un éternel enfant, non pas, loin s´en faut, un enfant choyé, mais bien autrement un enfant qui s´insurge contre ceux qui font du tort à d´autres enfants.

En dépit des innombrables polémiques qu´il a suscitées, beaucoup d´Italiens le tenaient en haute estime.  Cela peut s´expliquer parce que si Pier Paolo Pasolini, je l´ai  écrit plus haut, fut certes une des figures les plus controversées de la culture italienne du vingtième siècle, il fut aussi, sans l´ombre d´un doute, une des plus remarquables, une des plus éblouissantes et surtout une des plus humaines.

 

(1)Pier Paolo Pasolini, Poèmes de jeunesse et quelques autres, préface de Dominique Fernandez, traduction de Nathalie Castagné et Dominique Fernandez. Édition bilingue. Collection Poésie Gallimard, éditions Gallimard, Paris, 1995.

(2) Dominique Fernandez fut couronné du Prix Goncourt en 1982 pour son roman Dans la main de l´ange (éditions Grasset), inspiré par la vie de Pier Paolo Pasolini.  

(3)Titres originaux en italien des ouvrages cités : Calderón : Affabulazione ; Porcile, Orgia, Bestia da stile (théâtre) ; Accattone, Mamma Roma, Il vangelo secondo Matteo ; Edipo Re ; Teorema ; Medea ; Il Decameron, I racconti di Canterbury ; Il fiore delle mille e una notte ; Salò o le 120 giornate di Sodoma (cinéma) ; Ragazzi di vita, Una vita violenta, Il sogno di una cosa,  Amado moi-atti impuri, Petrolio (romans et nouvelles) ; L´odore dell´India, La lunga strada di sabbia (livres de voyage), Scritti corsari, Empirismo eretico, Passione e Ideologia, Contro la televisione, Lettere luterane (essais).

 

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