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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

vendredi 28 février 2020

Chronique de mars 2020.


Dernier round pour Mussolini.


On a beau rappeler les événements les plus sombres de l´Histoire, on a beau multiplier les appels au devoir de mémoire, le monde et la conscience ne font décidément pas bon ménage. Ce qui, bien au contraire, fait malheureusement toujours partie de notre quotidien c´est l´inconscience, la brutale indifférence –tout au moins l´inertie -devant la misère, les inégalités, les souffrances qui rongent le monde. Aussi la littérature recèle-t-elle l´espoir –aussi ténu soit-il- de crier à l´indignation, tout au plus d´en appeler à une prise de conscience des événements à travers la magie des mots. Parfois, en mêlant l´histoire et la fiction ou en s´emparant de l´histoire réelle pour en donner, par le biais de la fiction, un visage plus vrai, plus authentique, plus près du quotidien des gens et de la condition inhumaine de ce monde éternellement déboussolé.
Un des écrivains qui en France, avec un énorme doigté et un rare souci du détail, savent le mieux traduire en littérature les soubresauts de l´histoire est sans conteste Philippe Videlier. Né à Lyon le 1er janvier 1953, docteur en histoire, il a publié, chez Gallimard, depuis le début du siècle, deux recueils de nouvelles, un récit, et trois romans inspirés par des moments ou des figures historiques : Le Jardin de Bakounine et autres nouvelles (2001) ; Nuit turque (2005) ; Dîner de gala : l´étonnante aventure des brigands justiciers de l'empire du Milieu (2012) ; Quatre saisons à l´hôtel de l´Univers (2017) ; Dernières nouvelles des bolcheviks (2017) et, dernier livre en date, paru le 17 janvier 2020, Rome en Noir.  
Cette fois-ci,  l´intrigue du roman  nous plonge dans les méandres des années trente où la démocratie libérale –ou bourgeoise, selon la terminologie bolchevique- était en crise et où nombre de pays étaient en train de succomber aux chants des sirènes fascistes et nationalistes. C´était le cas de l´Italie où depuis 1922 et la marche sur Rome des chemises noires Mussolini avait muselé un pays qui, dans les années trente, semblait tout dévoué à sa cause. Pourtant, avant de baigner dans le fascisme, Benito Mussolini, né en 1883, avait épousé dans sa jeunesse les idées socialistes, avait broyé du noir en Suisse- où il fut arrêté en 1902 pour vagabondage- avait été professeur de français, journaliste et –fait souvent oublié de sa biographie, rappelé par Philippe Videlier dans Rome en Noir-  auteur d´un roman populaire et historique, aux relents anticléricaux, intitulé La maîtresse du cardinal. Ce n´est qu´après la Grande Guerre que les ardeurs révolutionnaires de Benito Mussolini se sont matérialisées dans son adhésion aux thèses nationalistes, corporatistes, réactionnaires et donc fascistes. Quelques années après qu´il se fut emparé du pouvoir, Mussolini, surnommé le Duce (mot italien dérivé du latin Dux, le chef ou le guide), contrôlait tout, régnant sans partage et d´une main de fer sur toute la péninsule. Pour l´Encyclopédie, la grande encyclopédie italienne aux lourds volumes à couverture lie-de-vin, il écrivait : «le fascisme, en somme, résumait-il, n´est pas seulement un législateur et un fondateur d´institutions. Il est aussi un éducateur et un promoteur de la vie spirituelle». Comme nous le rappelle Philippe Videlier, «le Duce se voyait secondé dans cette besogne exaltante par une légion de gratte-papier, de gens dévoués des lettres et de la science à qui il remettait, parfois, des récompenses car il est bon par principe de distinguer le mérite».
Le fascisme italien a fait des émules, d´autres pays ayant suivi, surtout dans un premier temps, le modèle mis en place par Benito Mussolini. Même l´État Nouveau portugais, sous la baguette d´António de Oliveira Salazar, a puisé une partie de son inspiration dans le corporatisme italien, alors que dans son essence la dictature portugaise était basée sur d´autres principes et ne revêtait pas le caractère «révolutionnaire» du fascisme italien.  
Le Duce, qui d´ordinaire avait même l´air d´étouffer sous un tonnerre d´applaudissements, se promène tout au long de Rome en Noir, mais  n´en est pas pour autant, à proprement parler, le seul protagoniste. En effet, l´intrigue gravite autour du meurtre dans un bal à Villeurbanne, dans la banlieue lyonnaise, en 1932, du boxeur et  militant fasciste Pietrantonio di Mauro. Habitant rue Léon-Favre, le boxeur fasciste était issu d´une famille fort nombreuse, le père, la mère, lui-même, trois sœurs et cinq frères. Ils occupaient tous un appartement d´un immeuble de trois étages au-dessus d´un rez-de-chaussée et s´étaient installés en France pour échapper à la misère qui les traquait dans le terroir en Italie: «Ils venaient de Roccasecca, village lointain de la Terra di Lavoro, un pauvre village pelé de la Ciociaria, à cent vingt et un kilomètres de Rome par la voie ferrée, à peu de distance du mont Cassin et de la célèbre abbaye fondée par Saint-Benoît de Nursie qui recelait tant de trésors, les fresques de Giordano, les tableaux de Rubens, et d´où l´on domine un cirque de montagnes vertes et grises prises dans la brume du matin». Quoiqu´ils fussent extrêmement religieux, ils se fichaient néanmoins de l´abbaye de Saint-Benoît et de sa sœur sainte Scholastique.
L´élucidation du meurtre de Pietrantonio de Mauro va devenir un enjeu politico-médiatique. Au cours de l´enquête, les suspects, anarchistes ou communistes (l´un d´entre eux finira occis, en 1938, par la redoutable police secrète NKVD en Union Soviétique, accusé d´espionnage et de sabotage contre-révolutionnaire) seront tour à tour emprisonnés, innocentés, persécutés par les services secrets italiens, la toute puissante OVRA, jusqu´à la déclaration de guerre. La sinistre OVRA- conçue par Arturo Bocchini qui est mort en 1940 d´apoplexie après l´ingestion de dix homards au restaurant de l´hôtel Palace & Ambassadeurs- est souvent présentée dans les manuels d´histoire ou sur les sites internet comme Organisation de Surveillance (Vigilanza en italien) et Répression de l´Antifascisme, mais, à vrai dire, l´appellation demeure inexpliquée, c´est le mystère qui a suscité la possibilité d´interprétation du sigle que voici.  Comme Philippe Videlier nous l´explique : «C´est lui, le Duce, qui avait eu l´inspiration, lui qui avait trouvé la trouvaille au cours d´une discussion avec Bocchini, son chef de police. Il avait d´abord songé à PIOVRA, la pieuvre, géante, gluante, tentaculaire, propre à foutre les jetons aux ennemis de l´État, à ceux qui en voulaient à sa peau. Il s´était ravisé, néanmoins, écartant la métaphore animalière qui pouvait un jour, on ne sait jamais, se retourner contre son créateur. Il avait mieux que la pieuvre, le Duce : le doute, le doute insinuant, l´impalpable, l´indescriptible doute, l´inconnu. De PIOVRA, il avait fait OVRA, un mot, des lettres dépourvues de sens mais qui donnaient à penser, la recette éprouvée des romans bon marché de chez Salami(…) Il avait réussi. L´OVRA semait l´effroi».
Rome en noir est ponctué par les apparitions bouffonnes d´un super-héros jailli d´une bande dessinée à la gloire du régime, ce qui ne fait, à vrai dire, qu´accentuer le côté farceur, burlesque, grotesque du régime italien –malgré la terreur qui a sévi dans le pays-, et de la figure de Mussolini, un personnage tragi-comique qui avait des caractéristiques à la fois de protagoniste d´opéra –bouffe, mais aussi de figure de tragédie classique. Les circonstances de sa mort et la façon dont son corps fut exposé publiquement –pendu par les pieds à Milan aux côtés de celui de sa maîtresse –illustrent on ne peut mieux que le burlesque et la tragédie font souvent paradoxalement bon ménage. La question que l´on est, par contre, en droit de se poser est la raison pour laquelle Mussolini fut tellement acclamé de son temps. Comme Philippe Videlier en fait état dans le huitième chapitre de Rome en Noir, le Duce a reçu d´Allemagne –avant l´accession d´Hitler au pouvoir- la médaille Goethe pour les Arts et les Sciences, au même titre qu´André Gide et Paul Valéry, et plusieurs figures et institutions le couvraient d´éloges dont Sacha Guitry ou des journaux américains comme le  Brooklyn Daily Eagle ou le New York Times. En outre, la firme Columbia s´intéressait également à lui et, bien sûr, nombre d´hommes politiques de l´époque -directement ou pas-le soutenaient. Ceci peut susciter une autre question : était-il, comme d´aucuns le prétendaient, un idiot ? Récemment, l´écrivain et historien italien Antonio Scurati, auteur d´une biographie de Mussolini (Le fils du siècle), a donné une possible clé pour l´interprétation du phénomène dans une interview accordée à Fernando Díaz de Quijano pour El Cultural, supplément du quotidien madrilène El Mundo : «Mussolini a compris que la peur est plus forte que l´espoir». D´autre part, si l´on peut de nos jours déceler des signes réactionnaires et humer des relents fascisants dans les leaders populistes de par le monde, ce serait une faute-toujours selon Antonio Scurati- de les prendre pour des cons ou des clowns : « Mussolini fut un archétype là-dessus aussi puisqu´il a compris, en l´ère de la politique de masses, qu´il fallait à l´homme politique un usage intelligent du corps et un maniement habile des gestes. Ce qui nous paraissait ridicule et emphatique était une manière d´accentuer le langage corporel(…) Mussolini s´adressait surtout au bas peuple. La condition humaine est comme ça. Un homme intelligent peut comprendre un imbécile, mais l´inverse n´est pas vrai et donc, de ce point de vue-là, l´idiot a un avantage en politique». Est-ce vrai ou Scurati a-t-il tort ? Quoi qu´il en soit, il ne revient pas à littérature- comme je l´ ai déjà écrit une fois ailleurs-d´apporter les réponses, ce qu´il lui faut avant tout c´est de savoir poser les questions qui s´imposent et de raconter des histoires qui fassent réfléchir le lecteur et le poussent à s´interroger sur la condition de l´homme et son rôle dans le monde.
Pour en revenir à l´éclatant Rome en Noir, il est sans l´ombre d´un doute un des meilleurs romans de cette rentrée littéraire d´hiver. Il nous raconte, au fil d´une reconstitution historique remarquable - avec force détails et une foule de personnages hauts en couleur-, une des époques les plus cruelles du vingtième siècle avec une verve et une minutie qui sont l´image de marque d´un éblouissant écrivain qui répond au nom de Philippe Videlier.   

Philippe Videlier, Rome en Noir, éditions Gallimard, Paris, janvier 2020.

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