Michel Lafon est décédé il y a un mois(le 22 octobre)à Grenoble. Né à Montpellier en 1954, ce spécialiste de littérature argentine et amant de la bande dessinée a écrit en 2008 le roman Une vie de Pierre Ménard, couronné l´année suivante du Prix Valery Larbaud. Je reproduis ici, en guise d´hommage, un article que j´ai écrit à l´époque et qui a été publié dans le bulletin Literalia de l´Institut Français du Portugal.
L´énigme Pierre
Ménard.
Dans l´une de ses fictions les plus
extraordinaires*, Jorge Luis Borges a inventé un personnage- Pierre Ménard, un
érudit nîmois- qui s´était promis d´accomplir une tâche des plus
saugrenues : produire des pages qui seraient identiques, mot à mot, au Don Quichotte de Miguel de Cervantès. La
gageure, aussi excentrique fût-elle, a pourtant inspiré à Borges des
commentaires comme seul un esprit génial pourrait en enfanter. En effet, Pierre
Ménard eût-il réussi son pari, il fallait, selon Borges, interpréter son texte
à la lumière de l´époque où il a été conçu. Or, les idées ou la définition de l´histoire des deux époques-le
dix-septième siècle de Cervantès et le vingtième de Pierre Ménard- creusent une
indiscutable inégalité entre les deux textes, fussent-ils identiques. En outre,
la langue de Cervantès correspondait aux canons propres du siècle où il a vécu
alors que le même style au siècle de Pierre Ménard serait tout à fait
archaïsant. Ces considérations renvoient aussi à l´importance du lecteur qui
est naturellement différent selon les époques. Mais tout lecteur est-il en
droit d´interpréter un texte comme bon lui semble ? Aussi certains
observateurs ont-ils vu dans ce récit de Borges un pied de nez à une certaine
critique littéraire et universitaire.
Quoi qu´il en soit, les fictions de
Borges, de par leur richesse et leur originalité, suscitent toujours elles
aussi plusieurs interprétations. Pierre Ménard est-il d´ailleurs vraiment un
personnage de fiction ? Non, je ne parle pas de Pierre Ménard, premier lieutenant
-gouverneur de l´Illinois, né en 1767 et mort en 1844, dont il n´y a aucun
doute qu´il a bel et bien existé. Je parle bien du Pierre Ménard de Borges.
C´est qu´en octobre 2008, les éditions Gallimard ont fait paraître un roman
intitulé Une vie de Pierre Ménard où
l´auteur Michel Lafon, auteur de plusieurs essais sur la littérature
latino-américaine, nous propose une fiction sur Pierre Ménard, qui ne serait
donc plus un personnage de Borges, mais aurait même été un proche de Paul Valéry et d´André Gide et
aurait exercé –quoique quasiment en catimini- une influence non négligeable sur
plusieurs de ses contemporains.
Cette vie de Pierre Ménard nous est
racontée par un de ses disciples, Maurice Legrand qui a organisé tout un
dossier constitué il y a cinquante ans. Le livre contient un avant-propos de
Maurice Legrand écrit le 24 août 1957 à Montpellier et un avertissement de
l´éditeur daté du 24 décembre 2008, des lettres censément écrites par
Borges,Paul Valéry ou André Gide et par Pierre Ménard lui-même. On évoque
également des rencontres entre Paul Valéry et André Gide et l´on reproduit les
propos que celui-ci aurait confiés à Ménard (lettre de mars 1896) : «Nos
premières entrevues de Montpellier, grâce à vous et comme à votre ombre
bienveillante, ont un charme de souvenir que je ne retrouve à rien d´autre, un
charme tout particulier, presque indépendant de nous deux tant y aidaient la
saison, les avenues du Peyrou et les allées du jardin des Plantes, la tombe de
Narcissa, votre enseignement et votre amitié si sensibles- si présents- dans ce
paysage, et notre âge.» (page 23)
Le jardin des Plantes à Montpellier
auquel on vient de faire allusion par Gide interposé aurait inspiré des
fragments et des notes préparatoires à Pierre Ménard. Ce seraient des pages
perdues ou abandonnées par Ménard dans la maison de Castelnau –le -Nez et
retrouvées l´été 1947, dix ans après sa mort, par Maurice Legrand qui a donc
décidé de les inclure dans son récit. L´histoire est aussi émaillée de
plusieurs notes de Maurice Legrand et l´on retrouve également un texte de
souvenirs d´avril 1919 que Jorge Luis Borges aurait directement rédigé en
français et envoyé à Maurice Legrand en 1950. Dans ce texte, Borges faisait
état de la seule visite qu´il eût effectuée au Jardin des Plantes et où il
aurait justement rencontré Pierre Ménard.
Engagé volontaire de la Grande Guerre à l´âge de
cinquante ans, Pierre Ménard aurait été non seulement un remarquable érudit,
lecteur avide, mais aussi un fin épistolier, un collectionneur de monnaies
antiques et un traducteur. Dans ce registre, il n´aurait jamais souscrit à la
vieille maxime du traduttore, traditore. Bien au contraire il aurait toujours
opté pour une fidélité absolue au texte original. Une méthode qu´un ami,
professeur à la Sorbonne
aurait appelée la ménardisation. Interrogé sur le risque de défiguration du
français, il aurait répondu : «Je
crains surtout qu´une langue- que ma langue- se fige, je crains qu´un
roman traduit en français soit lu comme un roman français de plus, je crains
que tout ce qui fait l´autre langue, l´autre culture, l´autre monde soit
aplati, gommé, anéanti (…) Un bon lecteur est celui qui accepte d´être dérangé
dans ses habitudes. Je tiens encore qu´il sait gré au traducteur de
l´inconfort, du dérangement qu´il lui impose.» (page 63)
En mêlant réalité et fiction,
Michel Lafon a réussi avec ce premier roman un sacré coup de maître, tant et si
bien qu´en en achevant la lecture vous vous poserez sûrement la question qui
s´impose :«Est-il vraiment un personnage de fiction, ce Pierre
Ménard ?»Qu´en pensez-vous ?
*«Pierre Ménard, auteur du Quichotte»in Fictions,
Gallimard, collection Folio nº 614( version originale espagnole- Ficciones- disponible dans la
collection Biblioteca Borges chez Alianza Editorial).
Une vie de Pierre Ménard, Michel Lafon, éditions Gallimard,Paris, 2008.
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