La mémoire et
l´amnésie.
Quand tout un peuple se réveille d´un cauchemar-quoique ce cauchemar, aussi
étrange soit-il, eût tenu lieu de beau rêve-, on ne pense le plus souvent qu`à
l´oublier. Les guerres ont d´ordinaire trois grandes étapes : au début, c´est
l´exaltation patriotique, pendant les
combats, c´est à la fois la crainte et l´espoir, et à la fin, il est temps de
panser les blessures, mais aussi d´effacer de l´esprit les mémoires
douloureuses. Ces mémoires-là ne sont pas que celles des proches et des amis
que la camarde a emportés dans les batailles. Ces mémoires sont aussi celles de
la terreur que la guerre a déclenchée et dont on ne veut pas reconnaître la
responsabilité que chacun a eue ne serait-ce qu´en fermant les yeux devant les atrocités
et les persécutions abjectes dont on a été les témoins passifs. Il faut enfouir
ce passé encombrant, oblitérer donc de la mémoire les crimes commis au nom d´un
idéal odieux que l´on a épousé sans même réfléchir à son ignominie et à ses
intolérables conséquences sur autrui. Il est nécessaire à la fin de chaque
guerre un lent mais ferme travail de mémoire pour que l´histoire ne soit pas,
pour les pires raisons, un éternel recommencement.
En Allemagne, en France, un peu partout, la fin de la seconde guerre
mondiale fut souvent le temps de l´oubli. On ne voulait pas repartir tout à
fait à zéro puisqu´on ne voulait nullement reconnaître que les innocents
n´étaient pas aussi nombreux que l´on aurait pu croire. On aura ainsi préféré
l´amnésie, toujours commode lorsqu´on ne veut pas se pencher sur un passé qui
gêne. L´amnésie et le douloureux travail de
mémoire sont au cœur d´une enquête passionnante que les éditions
Flammarion ont fait paraître tout récemment, justement intitulée Les Amnésiques
sous la plume de Géraldine Schwarz. Née de père allemand et de mère française,
Géraldine Schwarz est une journaliste et réalisatrice franco-allemande qui vit
à Berlin. Elle fut correspondante de l´Agence France-Presse en Allemagne,
collabore à plusieurs médias internationaux et enquête depuis quelques années
sur les archives des services secrets fédéraux (BND).
L´idée de cette investigation lui est venue à l´esprit quand elle a
découvert -dans la ville de Mannheim d´où est issue la branche allemande de sa
famille-que son grand –père Karl Schwarz avait acheté à bas prix en 1938 une
entreprise à des juifs, les Löbmann, qui ont péri à Auschwitz. Karl Schwarz a
géré sa nouvelle entreprise sans aucun poids sur la conscience jusqu´à ce que
son passé l´eût revisité en janvier 1948 quand il a reçu une lettre d´une
avocate représentante de Julius Löbmann, un héritier des anciens propriétaires
vivant aux États-Unis, réclamant des réparations. C´est qu´une loi venait
d´être adoptée dans la zone d´occupation américaine en Allemagne (une des
quatre zones d´occupation avec la britannique, la française et la soviétique) prévoyant
que tous les biens ayant été pillés ou «vendus de force» sous le régime nazi
devraient être restitués à leurs propriétaires ou à leurs héritiers. La loi partait
du principe que toutes les ventes ayant eu lieu après les lois de Nuremberg de
septembre 1935 étaient suspectes de s´être déroulées dans des conditions
désavantageuses pour le vendeur. Géraldine Schwarz nous raconte même un épisode
curieux là-dessus : «La zone américaine était la plus en avance et la plus
catégorique sur cette question et même la compagnie aérienne Panam faisait de
la publicité aux États-Unis autour de ce thème : «Vous allez en Allemagne
pour vos réclamations de restitution ? Vol quotidien pour les
principales villes allemandes» Elle proposait aux juifs des tickets à bas prix,
mais qui restaient impayables pour la plupart d´entre eux».
Karl Schwarz n´a jamais rendu l´entreprise aux anciens propriétaires-ou,
dans ce cas, à leur héritier-, mais il a dû, pendant des années verser
d´énormes sommes en guise de réparation. Schwarz n´était pas un nazi, mais il
était un des très nombreux Mitläufer, ceux qui, comme la majorité des
Allemands, ont «marché avec le courant». Ceux qui ont vu monter l´intolérance
et brûler des livres, ceux qui ne se sont nullement inquiétés ni des
persécutions aux juifs ni de la saisie de leurs biens. Être juif ou aryen
faisait toute la différence dans les affaires et les discriminations
s´accentuaient jour après jour : «Les discriminations étaient tout aussi
cruelles dans la vie sociale, puisque les juifs étaient exclus des clubs de
sports, de toutes sortes d´associations, et étaient interdits de fréquenter les
cinémas, les bals, les théâtres et même les piscines publiques. Il existe une
photo montrant des femmes et des hommes en maillot de bain en train de courir,
apeurés, sur des pontons disposés sur le Rhin à Mannheim afin d´échapper aux
paramilitaires nazis SA qui s´étaient invités au milieu des baigneurs à l´été
1935 pour tabasser des juifs. Quelques mois plus tard, les lois raciales de
Nuremberg allaient priver les juifs de leur statut de citoyens allemands et des droits qui y étaient
associés».
Après la guerre et la débâcle allemande, le bilan fut dévastateur. La
famille de Géraldine Schwarz ne fut pas directement touchée par l´hécatombe des
champs de bataille, mais nombre d´Allemands ont pleuré leurs morts. Au total,
plus de cinq millions de soldats allemands ont sacrifié leur vie à la guerre
totale du Reich. En Afrique du Nord, les pertes ont été moins lourdes grâce à
la clairvoyance du général Erwin Rommel qui avait eu «l´aplomb» de désobéir à
Hitler qui avait exigé de «résister jusqu´à la mort» pour propager la figure
«héroïque» du soldat allemand qui préférait mourir plutôt que de capituler.
Quant aux civils allemands, ceux qui ont payé le plus lourd tribut ont été les
12 à 14 millions d´expulsés des territoires allemands de l´Est, de
Tchécoslovaquie, et dans une moindre mesure d´Europe du Sud –Est qui ont été
arrachés à des terres où ils étaient installés depuis des générations, en
raison des accords conclus par les Alliés à Potsdam en 1945.Ces réfugiés n´ont
pas eu un accueil particulièrement chaleureux en Allemagne qui avait déjà à
régler le problème des sans-domicile locaux.
Néanmoins, malgré les pertes subies, les Allemands ont dû faire face à
leurs démons et à la responsabilité de leur pays devant les crimes nazis. Le
Procès de Nuremberg intenté par les puissances alliées contre des responsables
du Troisième Reich, accusés de crimes de guerre et de crimes contre l´humanité,
a abouti à douze condamnations à mort par pendaison (Martin Bormann fut
condamné par contumace et Göring s´est suicidé juste avant l´exécution de la
sentence), des peines de prison allant jusqu´à perpétuité ont été prononcées
contre une dizaine d´accusés et trois inculpés ont été acquittés. Cette cours
internationale eut certes un effet assez limité puisque plusieurs hauts
responsables nazis étaient morts ou s´étaient enfuis, mais reste dans
l´Histoire comme la première mise en application de la condamnation de crimes
contre l´humanité. Cependant, le pays regorgeait toujours de gens ayant
collaboré d´une façon ou d´une autre avec le nazisme qui n´ont pas été pour
autant inquiétés. On s´interrogeait d´ailleurs si le pays pouvait vraiment
survivre au cas où tout le monde serait inculpé. Le silence était de rigueur et
sur l´enfer des camps, on ne voulait
même pas entendre le témoignage des rescapés. Quoi qu´il en soit, il est tout
aussi vrai qu´en Allemagne on n´avait pas pleine conscience de ce qu´avait
représenté la seconde guerre mondiale, une guerre qui avait dérogé aux canons
de toutes les guerres classiques que l´on avait connues auparavant, si tant est
que l´on puisse parler de guerre classique à propos de ce conflit. Géraldine
Schwarz dépeint à travers son expérience familiale et les souvenirs de son père
le sentiment des Allemands dans les toutes premières années après le dénouement
du conflit. Elle rappelle les propos de son père une fois: «La
préoccupation n´était pas de savoir quels crimes le Reich avait commis, mais
pourquoi il avait perdu la guerre, c´est cela qui traumatisait les gens,
dit-il. Ils se disputaient pour savoir laquelle des décisions prises par Hitler
avait été la mauvaise, comme s´ils pouvaient, rétroactivement, changer le cours
de l´Histoire».
C´est grâce au combat du procureur Fritz Bauer (dont la mort en 1968 reste
un mystère) que les Allemands ne se sont pas enlisés dans l´amnésie. L´obstination
de ce progressiste-qui s´était réfugié au Danemark puis en Suède pendant la
guerre-lui a procuré une première victoire en 1952, année où il a pu établir
juridiquement que le Troisième Reich avait été un État de non-droit et que de
ce fait les soulèvements et les attentats contre le régime et son Führer
avaient été légitimes. En 1958, un procès fut intenté contre les membres d´un
Einsatzkommando, responsables de l´assassinat de 5.502 juifs en Lituanie. Face
à l´indignation croissante, les ministères de Justice des Länder ont créé le
Service Central d´Enquêtes sur les crimes sous le national-socialisme à
Ludwigsburg, un centre indépendant qui enquêtait sur les crimes commis hors
d´Allemagne, en particulier en Europe de l´Est. Les parquets ont longtemps
refusé de collaborer- en fin de compte l´appareil judiciaire était plein
d´anciens nazis- mais avec le temps, l´Allemagne a entrepris un véritable
travail de mémoire. Ce n´était pas une tâche des plus faciles, au début des
années soixante, par exemple, aussi étonnant soit-il, les jeunes allemands-tout
comme les jeunes français et européens en général-ignoraient tout sur Auschwitz
et la solution finale.
En France, où l´on a vécu la plupart du temps qu´avait duré la guerre sous
occupation allemande, on a souvent entretenu le mythe que tous les Français
avaient été des résistants alors que l´on n´ignore pas que nombre de crimes ont
été perpétrés par la police du régime collaborationniste de Vichy. Géraldine
Schwarz raconte que son grand-père avait été gendarme sous Vichy et pourtant on
n´évoquait jamais la seconde guerre mondiale à la maison (Dans les années
cinquante, la guerre dont on parlait en France était, on le sait, la guerre
d´Algérie). D´autre part, sa mère, lorsqu´elle était étudiante universitaire,
traversait en bus la commune adjacente de Drancy où pendant la guerre 67.000
juifs de France avaient été détenus dans des conditions exécrables avant d´être
déportés dans une soixantaine de convois vers les camps de la mort: «Je n´avais
aucune idée de ce qu´était Drancy, ni dans les années cinquante, ni dans les
années soixante, me dit ma mère d´un air un peu coupable. Je me suis demandé
comment elle avait fait pour ignorer qu´à côté de chez elle avait eu lieu l´un
des plus grands drames de Vichy, quelques années seulement avant l´arrivée de
la famille dans la région».
Géraldine Schwarz rappelle encore: «Dans les années soixante, ma mère
pensait comme ses compatriotes que la grande majorité des Français avaient été
des résistants, dont le combat avait délivré la France des Allemands» et plus
loin «Par une ordonnance du 9 août 1944, le général De Gaulle décréta «nul et
non avenu» le régime de Vichy, considérant que ce dernier n´avait jamais
représenté la France». Cette interprétation permettait de débarrasser la France
d´un encombrant héritage, comme si le régime de Vichy avait été imposé de force
alors que la police nationale avait organisé des rafles et la surveillance de
camps. En plus, il y a eu une certaine indulgence à l´égard de Philippe Pétain
qui, en raison de son âge avancé, aurait été trompé par Pierre Laval, la
deuxième personnalité la plus importante de Vichy. L´historiographique
française a longtemps relativisé le rôle de Vichy et l´on n´a jamais vraiment
fait le ménage dans l´administration publique française. Ce n´est que
tardivement, comme chacun le sait, que des hommes comme Maurice Papon ou Paul Touvier,
entre autres, ont pu enfin être inculpés.
Si la réconciliation franco-allemande fut une réalité et le pilier de la
construction européenne, le ressentiment entre les peuples a pris du temps à se
dissiper. C´est ainsi, comme nous le rappelle Géraldine Schwarz, que dans sa
famille la relation amoureuse entre son père, un Allemand, et sa mère, une
Française, n´a pas été vue, au début, d´un bon œil par les deux familles. Il
faut parfois du temps pour panser les plaies…
Dans ce récit, Géraldine Schwarz se penche aussi sur la situation de la
mémoire de la guerre en Italie et en
Autriche où un long travail reste aussi à faire auprès des nouvelles
générations. Enfin, elle évoque également sa rencontre avec Lotte Kramer, une
parente des Löbmann, le terrorisme de la bande Baader Meinhof en Allemagne, la
RDA et la réunification allemande, enfin, les défis que l´Europe doit relever
avec l´inquiétante montée de l´extrême-droite en France, en Allemagne, dans les
pays de l´Europe de l´Est, bref, un peu partout.
À l´heure justement où l´Union Européenne peine à retrouver ses marques,
après des années d´espoir et de consolidation de son rôle dans le monde, il est
impérieux que des livres comme celui de Géraldine Schwarz, imprégnés
d´humanisme, rappellent à notre bon souvenir l´importance de l´Histoire et du
devoir de mémoire. De l´Histoire, il faudra quand même en faire un bon usage
sous peine de plonger dans des sables mouvants dont on aurait du mal à se
dépêtrer. En 1931, Paul Valéry écrivait : «L´Histoire est le produit le
plus dangereux que la chimie de l´intellect ait élaboré. Ses propriétés sont
bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux
souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente
dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la
persécution, et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines».
Faisons en sorte que l´Histoire soit, outre le lieu privilégié de la
mémoire, un exercice pédagogique de sagesse et d´humanisme.
Géraldine Schwarz, Les Amnésiques, éditions Flammarion, Paris, septembre
2017.
P.S- Je vous conseille, à propos de la seconde guerre mondiale, le très
beau premier roman de Sébastien Spitzer, Ces rêves qu´on piétine, aux éditions
de l´Observatoire, une fiction sur Magda Goebbels.
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