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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

mercredi 28 août 2013

Chronique se septembre 2013




Raymond Roussel, le non-lu.

 
Dans ma chronique de juillet, j´ai évoqué une généalogie d´écrivains uruguayens –dont faisait partie Mario Levrero –connus sous la dénomination de Los raros(Les rares). Tout en étant français, Raymond Roussel pourrait néanmoins être considéré lui aussi comme un écrivain rare. Quatre-vingts ans après sa mort dans une chambre d´hôtel à Palerme, le mystère autour de Raymond Roussel- de sa personnalité, de son œuvre, de sa génialité- persiste. Est-ce que son importance dans l´histoire de la littérature française se mesure à l´aune de la grandeur de son talent ? Rien n´est moins sûr. S´il bénéficie certes d´un succès d´estime et si la postérité lui accorde un statut d´auteur culte- il fascine des écrivains comme Enrique Vila –Matas et Olivier Rolin ou autrefois Michel Leiris, Julio Cortázar, Georges Perec, John Ashbery, Leonardo Sciascia ou les surréalistes (ébahis par la créativité langagière de Roussel) -, cela signifie inversement que le nombre de lecteurs est réduit à la portion congrue.
De sa vie elle-même, on n´en connaît que de minces éléments biographiques dont la plupart ont été fournis par l´auteur dans ses œuvres, particulièrement dans Comment j´ai écrit certains de mes livres, paru, à titre posthume, en 1935.  Il est né un samedi 20 janvier 1877 à six heures du matin au numéro 25 du Boulevard Malesherbes à Paris, dans un milieu assez aisé. Fils cadet d´une famille de trois enfants, son père répondait au nom d´ Eugène Roussel, agent de change et fils d´un avoué normand, alors que sa mère, Marguerite Moreau-Chaslon, était fille d´Aristide Moreau, président  du Conseil d´administration de la Compagnie Générale des Omnibus.
Doué pour la musique, il finit par plaquer cet art pour se consacrer à la littérature qu´il tenait pour sa véritable vocation. «Illuminé par une sensation de gloire universelle», il s´adonne corps et âme à la poésie, à l´âge de dix-sept ans. À vingt ans, il publie son premier livre La doublure, un roman en vers alexandrins- qui, de l´aveu de l´auteur en épigraphe, doit se commencer à la première page et se finir à la dernière-racontant l´histoire de Gaspar Lenoir, comédien voué à l´échec, éternelle «doublure» au théâtre et dans l´existence. C´est aussi une savoureuse description burlesque et baroque du carnaval de Nice. Raymond Roussel fondait d´énormes espoirs en ce livre à tous titres révolutionnaire à son avis auquel il avait travaillé cinq mois presque sans relâche et qui,  une fois terminé, devait l´élever au rang de gloire littéraire.  Pendant ces jours-là, les rayons qui jaillissaient de sa plume étaient si intenses qu´il lui fallait baisser les rideaux de sa chambre pour éviter que la foule, arrivée de partout et enivrée par la révélation, ne vienne envahir sa maison.  Quand le livre eut paru – le 10 juin 1897- Roussel est sorti dans la rue persuadé que tout le monde allait le reconnaître, mais nul ne se rendait compte qu´un génie était tout près de soi et le roman se solde par un cuisant échec. Roussel n´en revient pas : «J´eus l´impression d´être précipité jusqu´à terre du haut d´un prodigieux sommet de gloire»(1). Il tombe en dépression et se fait soigner par le psychiatre Pierre Janet qui décrira son cas dans son œuvre De l´angoisse à l´extase(1926).
Malgré l´insuccès de son premier roman, Raymond Roussel n´en démord pas, s´attelant à la tâche de poindre de nouvelles œuvres, écrivant d´arrache-pied jour et nuit. Entre-temps, il se «promène» un peu dans les milieux littéraires, fréquente les salons, fait la connaissance de Marcel Proust et rend visite à Jules Verne.
S´il ne cesse d´écrire le long des années se suivant  à l´échec de La doublure (surtout des textes qui paraissent en des journaux et des revues), il a fallu attendre 1910 pour qu´ eût vu le jour- sous les auspices de l´éditeur Alphonse Lemerre, mais à compte d´auteur- son nouveau roman Impressions d´Afrique, précédemment publié  en feuilleton dans le Gaulois du dimanche, du 10 juillet au 20 novembre 1909. L´échec talonne toujours Raymond Roussel. La première édition ne s´épuise qu´au bout de vingt-deux ans. Edmond Rostand, émerveillé par l´inventivité du roman, prétend en faire une adaptation théâtrale. Raymond Roussel en fait jouer successivement trois versions qui n´enthousiasment nullement la critique, peut-être abasourdie devant  un roman qui rompait avec  tous les canons littéraires connus à l´époque. C´est d´abord un texte déroutant, extravagant et loufoque mais qui sourd de la plume d´un véritable génie. Dans la première partie, nous suivons le gala donné par le Club des Incomparables lors du sacre de Talou VII, empereur de Ponukélé(pays imaginaire de l´Afrique Équatoriale).Une cérémonie carnavalesque où l'empereur fait son apparition accoutré en " chanteuse de café-concert " et  se succèdent des numéros époustouflants et ahurissants, avec toutes sortes d´expériences abracadabrantes. Dans la deuxième partie, on évoque, revenant donc en arrière, le naufrage du Lyncée sur lequel voyageaient des passagers retenus en otage par Talou et contraints de participer à la cérémonie du sacre. Les préparatifs  de chaque prestation sont alors présentés par le narrateur. Le fil de cette narration est de ce fait un tant soit peu atypique ce qui peut expliquer que l´auteur eût recommandé aux lecteurs de débuter la lecture du roman par la deuxième partie. Ce procédé inventif de lecture, où l´écrivain suggère au lecteur de ne pas lire son livre de la façon la plus traditionnelle et logique, était tout à fait novateur. Par la suite d´autres auteurs ont fait eux aussi des suggestions quant au procédé de lecture, encore que la façon ne fût pas analogue à celle de Roussel.  On se rappelle par exemple que Julio Cortázar, admirateur de Roussel par ailleurs, a lui aussi  présenté aux lecteurs en 1963 dans son roman Rayuela(Marelle, en français)deux façons différentes de lire son œuvre. Une note en début de livre annonce qu´il se compose de 155 chapitres et peut se lire de deux manières. Soit de manière linéaire, du chapitre 1 au chapitre 56, soit de manière non linéaire en partant du chapitre 73 et en suivant un ordre indiqué en début de livre. Une partie du livre est constituée par des articles de journaux, extraits d´autres livres ou textes autocritiques attribués à l ´écrivain Morelli.
Pour en revenir à Roussel, en 1914 il publie encore un livre qui déroute : Locus Solus. C´est le nom d´une propriété de Montmorency où Martial Canterel, un savant aussi fou que génial, dévoile à quelques visiteurs ses inventions atypiques : une mosaïque de dents représentant un reître inspiré d´une légende scandinave ; une cage en verre renfermant des cadavres ramenés à la vie grâce à une injection de «réssurectine» ; un diamant géant rempli d´une eau éblouissante et habité par une danseuse-ondine ; un dispositif animant les nerfs faciaux de la tête de Danton, entre autres excentricités. De dépeçages en danses macabres, le parc de Canterel devient un  authentique jardin des supplices.  Malgré l´originalité d´un livre pareil, le public continue de bouder les livres de Raymond Roussel.
Jusqu´à la fin de sa vie, Roussel publie d´autres œuvres doublées de nouveaux échecs dont Nouvelles impressions d´Afrique en 1932.
Le 14 juillet 1933-jour national de France, encore une ironie entourant ce génie de la littérature française- Raymond Roussel pousse le dernier soupir dans la chambre du vieux et renommé Albergo delle Palme (Hôtel des Palmes), à Palerme, dans l´île de Sicile, en Italie.  Sa mort suscite aujourd´hui bien des spéculations à son sujet, comme si Roussel voulait laisser avec son trépas une trace-aussi subtile fût-elle- de son immensurable génie. «Overdose involontaire (de barbituriques) ou suicide soigneusement préparé ?» s´interroge l´écrivaine Tiphaine Samoyault dans la préface d´Impressions d´Afrique des éditions classiques de Garnier-Flammarion. On n´en sait rien, mais toujours est-il que la mort mystérieuse de Raymond Roussel a inspiré en 1972 un excellent récit-enquête à l´écrivain Leonardo Sciascia, intitulé Atti relativi alla morte di Raymond Roussel(2) où l´écrivain sicilien met en doute l´hypothèse du suicide.
De la vie de Raymond Roussel, la postérité retient la légende de ses extravagances : sa fortune et ses dépenses somptuaires (alors qu´il meurt ruiné) ; ses manies (comme celle de prendre ses repas d´une seule traite, de 12h30 à 17h30, enchaînant petit-déjeuner, déjeuner, dîner et souper ou encore ses chemises portées une seule fois) ; ses lubies (la première roulotte automobile de grand luxe), enfin, l´obsession de la propreté.
Après sa mort, nombre d´inédits ont paru dont, dès 1935, Comment j´ai écrit certains de mes livres, auquel j´ai fait référence plus haut. Dans ce livre, il explique la genèse de ses œuvres et les jeux de mots auxquels il se livrait pour en composer certains passages. La découverte la plus sensationnelle a pourtant eu lieu en 1989 : l´ouverture d´un casier de garde-meuble révèle que tous ses papiers étaient abandonnés depuis 1930 dans des cartons destinés par Roussel à la Bibliothèque nationale.
Néanmoins, toutes ces découvertes –et les études sur son œuvre –ne font toujours pas de Raymond Roussel un auteur connu du grand public. Il inspire encore aujourd´hui –on l´a vu- nombre d´écrivains comme il l´avait déjà fait par le passé. De lui, André Breton a affirmé qu´il était le plus grand magnétiseur des temps modernes. Pour Aragon, il était « la statue parfaite du génie» et Cocteau qui dans un premier temps avait rechigné devant cet auteur atypique a finalement écrit un jour qu´il était «un mode suspendu d´élégance et de peur». Proust, Éluard, Soupault et Caradec tenaient également son œuvre en haute estime. 
Pour Tiphaine Samoyault «l´œuvre de Roussel, si elle exclut absolument toute psychologie- au point de ne pas en laisser la moindre trace, ce qui la rapproche de l´épopée en l´éloignant de la littérature moderne- ,est traversée par une angoisse du vide et une obsession de la mort que l´excès et la manie descriptive exhibent sans les conjurer. Roussel ne gagne pas à être lu seulement comme un formaliste génial ou comme un ouvrier de littérature potentielle. Il faut peut-être prendre ses inventions à la lettre et apprendre à entrer naïvement dans son univers pour qu´il puisse enfin nous apprendre à lire»(3).   
Espérons que Raymond Roussel ne restera pas longtemps ce que titrait sur lui le prestigieux Times Literary Supplement en 1995, dans un texte fort élogieux : «The unread».C´est-à-dire, le non-lu…  
 
(1)À ce propos, il faut lire absolument  les références à Raymond Roussel dans les essais d´ Enrique Vila –Matas, rassemblés dans le livre : Una vida absolutamente maravillosa-ensayos selectos, ediciones Debolsillo, Barcelone, 2011.
(2) Leonardo Sciascia, Atti relativi alla morte di Raymond Roussel, Sellerio editore Palermo, Palerme, 1972, dernière édition 2009(traduction française: Actes relatifs à la mort de Raymond Roussel, traduit par de l´italien par Giovanni Joppolo et Gérard-Julien Salvy, éditions de L´Herne, Paris, 1972).
(3)Raymond Roussel, Impressions d´Afrique, présentation de Tiphaine Samoyault, collection de poche classiques Garnier –Flammarion, éditions Flammarion, Paris, 2005. 
Remarque : La plupart  des œuvres de Raymond Roussel sont disponibles aux éditions Jean-Jacques Pauvert, Gallimard et Flammarion. 
    

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