Raymond Roussel,
le non-lu.
Dans ma chronique de juillet, j´ai évoqué une généalogie d´écrivains
uruguayens –dont faisait partie Mario Levrero –connus sous la dénomination de
Los raros(Les rares). Tout en étant français, Raymond Roussel pourrait néanmoins
être considéré lui aussi comme un écrivain rare. Quatre-vingts ans après sa
mort dans une chambre d´hôtel à Palerme, le mystère autour de Raymond Roussel-
de sa personnalité, de son œuvre, de sa génialité- persiste. Est-ce que son
importance dans l´histoire de la littérature française se mesure à l´aune de la
grandeur de son talent ? Rien n´est moins sûr. S´il bénéficie certes d´un
succès d´estime et si la postérité lui accorde un statut d´auteur culte- il
fascine des écrivains comme Enrique Vila –Matas et Olivier Rolin ou autrefois Michel
Leiris, Julio Cortázar, Georges Perec, John Ashbery, Leonardo Sciascia ou les
surréalistes (ébahis par la créativité langagière de Roussel) -, cela signifie
inversement que le nombre de lecteurs est réduit à la portion congrue.
De sa vie elle-même, on n´en connaît que de minces éléments biographiques
dont la plupart ont été fournis par l´auteur dans ses œuvres, particulièrement
dans Comment j´ai écrit certains de mes livres, paru, à titre posthume, en
1935. Il est né un samedi 20 janvier
1877 à six heures du matin au numéro 25 du Boulevard Malesherbes à Paris, dans
un milieu assez aisé. Fils cadet d´une famille de trois enfants, son père
répondait au nom d´ Eugène Roussel, agent de change et fils d´un avoué normand,
alors que sa mère, Marguerite Moreau-Chaslon, était fille d´Aristide Moreau,
président du Conseil d´administration de
la Compagnie Générale des Omnibus.
Doué pour la musique, il finit par plaquer cet art pour se consacrer à la
littérature qu´il tenait pour sa véritable vocation. «Illuminé par une
sensation de gloire universelle», il s´adonne corps et âme à la poésie, à l´âge
de dix-sept ans. À vingt ans, il publie son premier livre La doublure, un roman
en vers alexandrins- qui, de l´aveu de l´auteur en épigraphe, doit se commencer
à la première page et se finir à la dernière-racontant l´histoire de Gaspar
Lenoir, comédien voué à l´échec, éternelle «doublure» au théâtre et dans
l´existence. C´est aussi une savoureuse description burlesque et baroque du carnaval
de Nice. Raymond Roussel fondait d´énormes espoirs en ce livre à tous titres
révolutionnaire à son avis auquel il avait travaillé cinq mois presque sans
relâche et qui, une fois terminé, devait
l´élever au rang de gloire littéraire.
Pendant ces jours-là, les rayons qui jaillissaient de sa plume étaient
si intenses qu´il lui fallait baisser les rideaux de sa chambre pour éviter que
la foule, arrivée de partout et enivrée par la révélation, ne vienne envahir sa
maison. Quand le livre eut paru – le 10
juin 1897- Roussel est sorti dans la rue persuadé que tout le monde allait le
reconnaître, mais nul ne se rendait compte qu´un génie était tout près de soi
et le roman se solde par un cuisant échec. Roussel n´en revient pas :
«J´eus l´impression d´être précipité jusqu´à terre du haut d´un prodigieux
sommet de gloire»(1). Il tombe en dépression et se fait soigner par le
psychiatre Pierre Janet qui décrira son cas dans son œuvre De l´angoisse à
l´extase(1926).
Malgré l´insuccès de son premier roman, Raymond Roussel n´en démord pas,
s´attelant à la tâche de poindre de nouvelles œuvres, écrivant d´arrache-pied
jour et nuit. Entre-temps, il se «promène» un peu dans les milieux littéraires,
fréquente les salons, fait la connaissance de Marcel Proust et rend visite à
Jules Verne.
S´il ne cesse d´écrire le long des années se suivant à l´échec de La doublure (surtout des textes
qui paraissent en des journaux et des revues), il a fallu attendre 1910 pour qu´
eût vu le jour- sous les auspices de l´éditeur Alphonse Lemerre, mais à compte
d´auteur- son nouveau roman Impressions d´Afrique, précédemment publié en feuilleton dans le Gaulois du dimanche, du
10 juillet au 20 novembre 1909. L´échec talonne toujours Raymond Roussel. La
première édition ne s´épuise qu´au bout de vingt-deux ans. Edmond Rostand,
émerveillé par l´inventivité du roman, prétend en faire une adaptation
théâtrale. Raymond Roussel en fait jouer successivement trois versions qui
n´enthousiasment nullement la critique, peut-être abasourdie devant un roman qui rompait avec tous les canons littéraires connus à
l´époque. C´est d´abord un texte déroutant, extravagant et loufoque mais qui
sourd de la plume d´un véritable génie. Dans la première partie, nous suivons
le gala donné par le Club des Incomparables lors du sacre de Talou VII,
empereur de Ponukélé(pays imaginaire de l´Afrique Équatoriale).Une cérémonie
carnavalesque où l'empereur fait son apparition accoutré en " chanteuse
de café-concert " et où
se succèdent des numéros époustouflants
et ahurissants, avec toutes sortes d´expériences abracadabrantes. Dans la
deuxième partie, on évoque, revenant donc en arrière, le naufrage du Lyncée sur
lequel voyageaient des passagers retenus en otage par Talou et contraints de
participer à la cérémonie du sacre. Les préparatifs de chaque prestation sont alors présentés par
le narrateur. Le fil de cette narration est de ce fait un tant soit peu
atypique ce qui peut expliquer que l´auteur eût recommandé aux lecteurs de
débuter la lecture du roman par la deuxième partie. Ce procédé inventif de
lecture, où l´écrivain suggère au lecteur de ne pas lire son livre de la façon
la plus traditionnelle et logique, était tout à fait novateur. Par la suite
d´autres auteurs ont fait eux aussi des suggestions quant au procédé de
lecture, encore que la façon ne fût pas analogue à celle de Roussel. On se rappelle par exemple que Julio Cortázar,
admirateur de Roussel par ailleurs, a lui aussi
présenté aux lecteurs en 1963 dans son roman Rayuela(Marelle, en
français)deux façons différentes de lire son œuvre. Une note en début de livre
annonce qu´il se compose de 155 chapitres et peut se lire de deux manières.
Soit de manière linéaire, du chapitre 1 au chapitre 56, soit de manière non
linéaire en partant du chapitre 73 et en suivant un ordre indiqué en début de
livre. Une partie du livre est constituée par des articles de journaux,
extraits d´autres livres ou textes autocritiques attribués à l ´écrivain
Morelli.
Pour en revenir à Roussel, en 1914 il publie encore un livre qui
déroute : Locus Solus. C´est le nom d´une propriété de Montmorency où
Martial Canterel, un savant aussi fou que génial, dévoile à quelques visiteurs
ses inventions atypiques : une mosaïque de dents représentant un reître
inspiré d´une légende scandinave ; une cage en verre renfermant des
cadavres ramenés à la vie grâce à une injection de «réssurectine» ; un
diamant géant rempli d´une eau éblouissante et habité par une
danseuse-ondine ; un dispositif animant les nerfs faciaux de la tête de
Danton, entre autres excentricités. De dépeçages en danses macabres, le parc de
Canterel devient un authentique jardin
des supplices. Malgré l´originalité d´un
livre pareil, le public continue de bouder les livres de Raymond Roussel.
Jusqu´à la fin de sa vie, Roussel publie d´autres œuvres doublées de
nouveaux échecs dont Nouvelles impressions d´Afrique en 1932.
Le 14 juillet 1933-jour national de France, encore une ironie entourant ce
génie de la littérature française- Raymond Roussel pousse le dernier soupir
dans la chambre du vieux et renommé Albergo delle Palme (Hôtel des Palmes), à
Palerme, dans l´île de Sicile, en Italie.
Sa mort suscite aujourd´hui bien des spéculations à son sujet, comme si
Roussel voulait laisser avec son trépas une trace-aussi subtile fût-elle- de
son immensurable génie. «Overdose involontaire (de barbituriques) ou suicide
soigneusement préparé ?» s´interroge l´écrivaine Tiphaine Samoyault dans
la préface d´Impressions d´Afrique des éditions classiques de
Garnier-Flammarion. On n´en sait rien, mais toujours est-il que la mort
mystérieuse de Raymond Roussel a inspiré en 1972 un excellent récit-enquête à
l´écrivain Leonardo Sciascia, intitulé Atti relativi alla morte di Raymond
Roussel(2) où l´écrivain sicilien met en doute l´hypothèse du suicide.
De la vie de Raymond Roussel, la postérité retient la légende de ses
extravagances : sa fortune et ses dépenses somptuaires (alors qu´il meurt
ruiné) ; ses manies (comme celle de prendre ses repas d´une seule traite,
de 12h30 à 17h30, enchaînant petit-déjeuner, déjeuner, dîner et souper ou
encore ses chemises portées une seule fois) ; ses lubies (la première
roulotte automobile de grand luxe), enfin, l´obsession de la propreté.
Après sa mort, nombre d´inédits ont paru dont, dès 1935, Comment j´ai écrit
certains de mes livres, auquel j´ai fait référence plus haut. Dans ce livre, il
explique la genèse de ses œuvres et les jeux de mots auxquels il se livrait
pour en composer certains passages. La découverte la plus sensationnelle a
pourtant eu lieu en 1989 : l´ouverture d´un casier de garde-meuble révèle
que tous ses papiers étaient abandonnés depuis 1930 dans des cartons destinés
par Roussel à la Bibliothèque nationale.
Néanmoins, toutes ces découvertes –et les études sur son œuvre –ne font
toujours pas de Raymond Roussel un auteur connu du grand public. Il inspire
encore aujourd´hui –on l´a vu- nombre d´écrivains comme il l´avait déjà fait
par le passé. De lui, André Breton a affirmé qu´il était le plus grand
magnétiseur des temps modernes. Pour Aragon, il était « la statue parfaite du
génie» et Cocteau qui dans un premier temps avait rechigné devant cet auteur
atypique a finalement écrit un jour qu´il était «un mode suspendu d´élégance et
de peur». Proust, Éluard, Soupault et Caradec tenaient également son œuvre en
haute estime.
Pour Tiphaine Samoyault «l´œuvre de Roussel, si elle exclut absolument
toute psychologie- au point de ne pas en laisser la moindre trace, ce qui la
rapproche de l´épopée en l´éloignant de la littérature moderne- ,est traversée
par une angoisse du vide et une obsession de la mort que l´excès et la manie
descriptive exhibent sans les conjurer. Roussel ne gagne pas à être lu
seulement comme un formaliste génial ou comme un ouvrier de littérature
potentielle. Il faut peut-être prendre ses inventions à la lettre et apprendre
à entrer naïvement dans son univers pour qu´il puisse enfin nous apprendre à
lire»(3).
Espérons que Raymond Roussel ne restera pas longtemps ce que titrait sur
lui le prestigieux Times Literary Supplement en 1995, dans un texte fort
élogieux : «The unread».C´est-à-dire, le non-lu…
(1)À ce propos, il faut lire absolument
les références à Raymond Roussel dans les essais d´ Enrique Vila –Matas,
rassemblés dans le livre : Una vida absolutamente maravillosa-ensayos
selectos, ediciones Debolsillo, Barcelone, 2011.
(2) Leonardo Sciascia, Atti relativi alla morte di Raymond Roussel,
Sellerio editore Palermo, Palerme, 1972, dernière édition 2009(traduction
française: Actes relatifs à la mort de Raymond Roussel, traduit par de
l´italien par Giovanni Joppolo et Gérard-Julien Salvy, éditions de L´Herne,
Paris, 1972).
(3)Raymond Roussel, Impressions d´Afrique, présentation de Tiphaine Samoyault,
collection de poche classiques Garnier –Flammarion, éditions Flammarion, Paris,
2005.
Remarque : La plupart des
œuvres de Raymond Roussel sont disponibles aux éditions Jean-Jacques Pauvert,
Gallimard et Flammarion.
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