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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

vendredi 29 avril 2016

Chronique de mai 2016.




Erich Kästner

abîme allemand.

L´Allemagne est, on le sait, sortie meurtrie de la première guerre mondiale. À la suite du Traité de Versailles, elle fut dessaisie de son empire colonial et crevée de dettes de guerre qu´elle n´était pas en mesure de payer, bien entendu. Les années vingt ont été d´une instabilité économique et sociale sans précédent. Un pays gangrené par l´hyperinflation qui a jeté plein de gens dans la misère et le désespoir, des gens qui, plus démunies et fragiles, étaient une proie facile des radicalismes de tout bord, des gens prêtes donc à succomber au chant des sirènes d´un quelconque dictateur qui leur eût promis le paradis sur terre.
Et néanmoins, ces années ont été richissimes d´un point de vue culturel. Des manifestations artistiques et littéraires faisaient état d´un pays où grouillait toujours la passion des idées. Plus tard, quand le pays fut pris d´hystérie et s´est embarqué dans une sinistre aventure menée par Hitler et sa racaille nazie, nombre d´intellectuels ont honoré la mémoire humaniste allemande et n´ont pas  pactisé avec le discours  haineux de l´hydre totalitaire. Beaucoup d´entre eux ont dû fuir l´Allemagne où leurs livres ont été brûlés en des autodafés qui rappelaient les sombres temps de l´inquisition. D´autres sont pourtant restés bien que leur nom fût consigné dès 1933 sur la liste des écrivains interdits et que ses œuvres fussent elles aussi réduites en cendres sur la place de l´opéra à Berlin. Ne voulant pas se départir de son rôle de témoin privilégié, un certain écrivain s´est retranché dans l´émigration intérieure et a continué tant bien que mal à vivre de sa plume en écrivant des ouvrages vierges de tout engagement politiques notamment des livres pour la jeunesse, des comédies de boulevard ou des scénarios, parfois sous pseudonyme jusqu´à l´interdiction totale vers 1943. Cet écrivain répondait au nom d´Erich Kästner.
Né le 23 février 1899 à Dresde, Erich Kästner a fait des études d´Histoire, de Philosophie, de langue allemande et de théâtre, des études qu´il a lui-même financées  en écrivant des articles pour le Neue Leipziger Zeitung. Indiscutablement marqué par son expérience pendant le service militaire à la fin de la Grande Guerre, il est devenu profondément antimilitariste. En 1929, il a connu un énorme succès avec son roman pour la jeunesse Émile et les détectives qui s´est vendu à plus de deux millions d´exemplaires et fut adapté au cinéma par Billy Wilder et Emeric Pressburger. Bref, un livre et un film qui ont enchanté plusieurs générations d´enfants en Allemagne tant et si bien qu´en 1978 il s´est produit un épisode révélateur et de sa notoriété et de la stupeur devant la censure qui lui a été imposée par les nazis. L´épisode est décrit par l´historienne et journaliste Gitta Sereny (1921-2012) dans son livre Dans l´ombre du Reich (éditions Plein Jour) quand elle fait état de la réaction de jeunes Allemands lors d´une visite au musée de Dachau : «Ils restèrent là un long moment, à contempler une immense photographie de livres en flammes tandis qu´un garçon lisait le long texte en légende. Les noms d´Einstein, Heine, Thomas Mann les ont laissé froids. Mais quand ils ont entendu prononcer celui d´Erich Kästner, ils ont sursauté. «Pourquoi brûlaient-ils les livres de l´auteur d´Émile et les détectives ?».   
Erich Kästner, dandy adulé de la société berlinoise, est devenu un écrivain à mettre à l´index quand il a produit celle qui fut aussitôt considérée comme une œuvre maudite : Vers l´abîme. Paru en 1931, il fut traduit en français pour la première fois en 1937 aux éditions Stock sous le titre Fabian ou l´histoire d´un moraliste. Cette édition de 1931 était tronquée et censurée puisque l´éditeur lui-même n´avait pas caché son dégoût devant tant d´indécence de mœurs et d´obscénité. Malgré les corrections apportées au manuscrit, le livre a provoqué un tollé et les nazis y ont vu le symbole de la dégénérescence. Pour Erich Kästner, nullement surpris, il ne pouvait en être autrement. Comme il l´a écrit dans la préface de la première édition (1946) après la seconde guerre mondiale : «L´énoncé des jugements de goût a été pendant une douzaine d´années l´apanage d´une clique de bureaucrates fascistes qui produisaient des opinions et des idéaux comme du pain d´épice cuit dans un moule. Ces formules toutes faites étaient livrées en petites bouchées et distribuées un peu partout. C´est à peine si la jeune génération sait encore que l´on peut se forger sa propre opinion. Et ceux qui s´y risquent ne savent pas comment s´y prendre. Autant essayer de fabriquer une tasse de porcelaine dans la cage d´un éléphant». Dans cette préface, Erich Kästner en évoquant l´accueil réservé à l´ouvrage faisait également allusion à ses laudateurs qui n´avaient pas eux non plus compris de quoi il retourne.
Le roman Vers l´abîme plonge le lecteur dans un registre aux accents satiriques. Il décrit la  société berlinoise de l´époque dans toutes ses splendeurs et ses misères, plutôt ses misères que ses splendeurs à vrai dire. Comme l´écrit Corinna Gepner dans sa postface «On traverse l´ensemble des strates sociales, des plus misérables aux plus riches, mais partout c´est la même misère morale. Fortune ou dénuement, rien n´y fait : les mœurs sont corrompues, les esprits déréglés et incapables de s´extraire des bornes étroites de leur égoïsme».
Le protagoniste, Jakob Fabian, est un jeune publiciste talentueux. Au tout début du roman, il s´adresse à un club réservé où il connaît une nymphomane blonde, Irene Molly qui l´emmène chez elle à peine l´eut-elle connu. Jakob ne peut cacher sa stupéfaction quand il s´aperçoit que la fille est mariée ! Le mari est un avocat qui a passé un contrat avec sa femme dont les besoins sexuels croissaient à proportion de la durée de leur mariage et engendraient des rêves étranges. Alors, elle choisit des individus pour des relations intimes qu´elle doit présenter au préalable à son mari pour que celui-ci lui donne son assentiment. Un mari qui en plus se fait fesser par sa femme !
Jakob Fabian, le moraliste, a le sens de l´humour et son œil clinique décortique toutes les manigances de la société berlinoise. Pourtant, c´est un jeune qui n´est pas particulièrement chanceux. La malchance semble attendre pas mal de personnages, mais le plus grand dénominateur commun c´est que tous les personnages semblent s´acheminer vers un abîme inéluctable. Comme s´ils n´étaient que des pantins de cette éternelle comédie à la fois burlesque et tragique qu´est la vie. Renvoyé pour avoir dénoncé les comportements indignes de son supérieur- Monsieur Breitkopf, étant le prototype du patron borné, sans vision d´avenir et qui abuse de ses secrétaires-il explore ce Berlin diurne et nocturne en quête d´éthique, mais il n´a affaire qu´à une machine à triturer des valeurs et de la bonne conscience. Comme l´a encore écrit Corinna Gepner : «L´une des trouvailles de Kästner est d´avoir fait du moraliste un personnage ancré dans la réalité sociale et économique de son époque, doté d´une sexualité affirmée et sans tabou, désireux de se confronter à ce qu´il voit et entend. Il n´en demeure pas moins, et c´est là sans doute le plus douloureux, fondamentalement étranger à ceux qu´il côtoie».
Les principaux personnages cherchent leurs points de repère, mais ils finissent par être entrainés par une force que nul ne maîtrise et qui les pousse vers un sentier sans issue.
   Labude, par exemple, activiste politique, est l´ami le plus fidèle de Fabian. Il part à Hambourg, ville où habite son amoureuse Leda, pour y participer à une conférence et découvre qu´elle le trompe. Elle ignore qu´il a vu un homme entrer chez elle et l´accuse d´être jaloux. Il finit par rompre la relation. Labude, jeune prometteur, est un des personnages les plus sincères du roman, mais il connaîtra une fin tragique.   
Cornelia Battenberg, par contre, est une fille qui entame à un moment donné une relation intime avec Fabian. C´est un des rares moments de tendresse et d´espoir présents dans le roman avec, à un autre niveau, la relation de Fabian avec sa mère (serait-elle inspirée de la relation, elle-même très proche, de l´auteur avec sa mère ?), la défense que fait Fabian d´une jeune fille très pauvre qui vole dans un magasin et l´accueil sympathique réservé à un inventeur que la famille avait enfermé dans un asile psychiatrique. Pourtant, les raisons économiques et un nouveau travail poussent Cornelia entre les bras d´un autre homme.
Cabarets lesbiens, corruption, cupidité, dégénérescence, cynisme, un duel risible entre un communiste et un national-socialiste, un suicide et une noyade sont des lieux, des situations et des caractéristiques qui ponctuent ce roman dont l´intrigue paraît dessiner un naufrage ambulant et collectif.
Si ce livre dépeint l´Allemagne et  les années trente, on s´y reconnaîtrait quand même sur un point ou un autre, par exemple, l´épisode où Fabian lit les journaux avant de prendre le train qui le ramènera dans sa ville natale et découvre que l´Amérique était prête à desserrer l´étau  de la dette et redonner de l´oxygène à l´Allemagne. À un moment donné, on peut lire ce qui suit : « peut-être n´était-il pas nécessaire de tabler sur l´élévation morale d´une humanité déchue ? Peut-être l´objectif des moralistes-et Fabian en était un- pouvait-il être atteint par le biais de mesures économiques ? L´exigence morale n´était-elle inaccessible que parce qu´elle n´avait pas de sens ? La question de l´organisation du monde se réduisait-elle à une question économique ?»  
En lisant cet extraordinaire roman, on ne peut que souscrire à l´interrogation rhétorique  laissée par l´écrivain français Philippe Claudel, à propos  de  Vers l´abîme dans l´édition de mars du Magazine Littéraire : «Combien de fois au cours d´une vie éprouvons-nous le sentiment, en refermant un ouvrage, d´avoir lu un texte capital ?». 


Erich Kästner, Vers l´abîme, traduction de l´allemand et postface de Corinna Gepner, éditions Anne Carrière, Paris, 2016.






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