Erich Kästner |
L´abîme allemand.
L´Allemagne est, on le sait, sortie meurtrie de la première guerre
mondiale. À la suite du Traité de Versailles, elle fut dessaisie de son empire
colonial et crevée de dettes de guerre qu´elle n´était pas en mesure de payer,
bien entendu. Les années vingt ont été d´une instabilité économique et sociale
sans précédent. Un pays gangrené par l´hyperinflation qui a jeté plein de gens
dans la misère et le désespoir, des gens qui, plus démunies et fragiles,
étaient une proie facile des radicalismes de tout bord, des gens prêtes donc à
succomber au chant des sirènes d´un quelconque dictateur qui leur eût promis le
paradis sur terre.
Et néanmoins, ces années ont été richissimes d´un point de vue culturel.
Des manifestations artistiques et littéraires faisaient état d´un pays où
grouillait toujours la passion des idées. Plus tard, quand le pays fut pris
d´hystérie et s´est embarqué dans une sinistre aventure menée par Hitler et sa
racaille nazie, nombre d´intellectuels ont honoré la mémoire humaniste
allemande et n´ont pas pactisé avec le
discours haineux de l´hydre totalitaire.
Beaucoup d´entre eux ont dû fuir l´Allemagne où leurs livres ont été brûlés en
des autodafés qui rappelaient les sombres temps de l´inquisition. D´autres sont
pourtant restés bien que leur nom fût consigné dès 1933 sur la liste des
écrivains interdits et que ses œuvres fussent elles aussi réduites en cendres
sur la place de l´opéra à Berlin. Ne voulant pas se départir de son rôle de
témoin privilégié, un certain écrivain s´est retranché dans l´émigration
intérieure et a continué tant bien que mal à vivre de sa plume en écrivant des
ouvrages vierges de tout engagement politiques notamment des livres pour la
jeunesse, des comédies de boulevard ou des scénarios, parfois sous pseudonyme
jusqu´à l´interdiction totale vers 1943. Cet écrivain répondait au nom d´Erich
Kästner.
Né le 23 février 1899 à Dresde, Erich Kästner a fait des études d´Histoire,
de Philosophie, de langue allemande et de théâtre, des études qu´il a lui-même
financées en écrivant des articles pour
le Neue Leipziger Zeitung. Indiscutablement marqué par son expérience pendant
le service militaire à la fin de la Grande Guerre, il est devenu profondément
antimilitariste. En 1929, il a connu un énorme succès avec son roman pour la
jeunesse Émile et les détectives qui s´est vendu à plus de deux millions
d´exemplaires et fut adapté au cinéma par Billy Wilder et Emeric Pressburger.
Bref, un livre et un film qui ont enchanté plusieurs générations d´enfants en
Allemagne tant et si bien qu´en 1978 il s´est produit un épisode révélateur et
de sa notoriété et de la stupeur devant la censure qui lui a été imposée par
les nazis. L´épisode est décrit par l´historienne et journaliste Gitta Sereny
(1921-2012) dans son livre Dans l´ombre du Reich (éditions Plein Jour) quand
elle fait état de la réaction de jeunes Allemands lors d´une visite au musée de
Dachau : «Ils restèrent là un long moment, à contempler une immense
photographie de livres en flammes tandis qu´un garçon lisait le long texte en
légende. Les noms d´Einstein, Heine, Thomas Mann les ont laissé froids. Mais
quand ils ont entendu prononcer celui d´Erich Kästner, ils ont sursauté.
«Pourquoi brûlaient-ils les livres de l´auteur d´Émile et les
détectives ?».
Erich Kästner, dandy adulé de la société berlinoise, est devenu un écrivain
à mettre à l´index quand il a produit celle qui fut aussitôt considérée comme
une œuvre maudite : Vers l´abîme. Paru en 1931, il fut traduit en français
pour la première fois en 1937 aux éditions Stock sous le titre Fabian ou
l´histoire d´un moraliste. Cette édition de 1931 était tronquée et censurée
puisque l´éditeur lui-même n´avait pas caché son dégoût devant tant d´indécence
de mœurs et d´obscénité. Malgré les corrections apportées au manuscrit, le
livre a provoqué un tollé et les nazis y ont vu le symbole de la
dégénérescence. Pour Erich Kästner, nullement surpris, il ne pouvait en être
autrement. Comme il l´a écrit dans la préface de la première édition (1946)
après la seconde guerre mondiale : «L´énoncé des jugements de goût a été
pendant une douzaine d´années l´apanage d´une clique de bureaucrates fascistes
qui produisaient des opinions et des idéaux comme du pain d´épice cuit dans un
moule. Ces formules toutes faites étaient livrées en petites bouchées et
distribuées un peu partout. C´est à peine si la jeune génération sait encore
que l´on peut se forger sa propre opinion. Et ceux qui s´y risquent ne savent pas
comment s´y prendre. Autant essayer de fabriquer une tasse de porcelaine dans
la cage d´un éléphant». Dans cette préface, Erich Kästner en évoquant l´accueil
réservé à l´ouvrage faisait également allusion à ses laudateurs qui n´avaient
pas eux non plus compris de quoi il retourne.
Le roman Vers l´abîme plonge le lecteur dans un registre aux accents
satiriques. Il décrit la société
berlinoise de l´époque dans toutes ses splendeurs et ses misères, plutôt ses
misères que ses splendeurs à vrai dire. Comme l´écrit Corinna Gepner dans sa
postface «On traverse l´ensemble des strates sociales, des plus misérables aux
plus riches, mais partout c´est la même misère morale. Fortune ou dénuement,
rien n´y fait : les mœurs sont corrompues, les esprits déréglés et incapables
de s´extraire des bornes étroites de leur égoïsme».
Le protagoniste, Jakob Fabian, est un jeune publiciste talentueux. Au tout
début du roman, il s´adresse à un club réservé où il connaît une nymphomane blonde,
Irene Molly qui l´emmène chez elle à peine l´eut-elle connu. Jakob ne peut
cacher sa stupéfaction quand il s´aperçoit que la fille est mariée ! Le
mari est un avocat qui a passé un contrat avec sa femme dont les besoins
sexuels croissaient à proportion de la durée de leur mariage et engendraient
des rêves étranges. Alors, elle choisit des individus pour des relations
intimes qu´elle doit présenter au préalable à son mari pour que celui-ci lui
donne son assentiment. Un mari qui en plus se fait fesser par sa femme !
Jakob Fabian, le moraliste, a le sens de l´humour et son œil clinique
décortique toutes les manigances de la société berlinoise. Pourtant, c´est un
jeune qui n´est pas particulièrement chanceux. La malchance semble attendre pas
mal de personnages, mais le plus grand dénominateur commun c´est que tous les
personnages semblent s´acheminer vers un abîme inéluctable. Comme s´ils
n´étaient que des pantins de cette éternelle comédie à la fois burlesque et
tragique qu´est la vie. Renvoyé pour avoir dénoncé les comportements indignes
de son supérieur- Monsieur Breitkopf, étant le prototype du patron borné, sans
vision d´avenir et qui abuse de ses secrétaires-il explore ce Berlin diurne et
nocturne en quête d´éthique, mais il n´a affaire qu´à une machine à triturer
des valeurs et de la bonne conscience. Comme l´a encore écrit Corinna
Gepner : «L´une des trouvailles de Kästner est d´avoir fait du moraliste
un personnage ancré dans la réalité sociale et économique de son époque, doté
d´une sexualité affirmée et sans tabou, désireux de se confronter à ce qu´il
voit et entend. Il n´en demeure pas moins, et c´est là sans doute le plus
douloureux, fondamentalement étranger à ceux qu´il côtoie».
Les principaux personnages cherchent leurs points de repère, mais ils
finissent par être entrainés par une force que nul ne maîtrise et qui les
pousse vers un sentier sans issue.
Labude, par exemple, activiste
politique, est l´ami le plus fidèle de Fabian. Il part à Hambourg, ville où
habite son amoureuse Leda, pour y participer à une conférence et découvre qu´elle
le trompe. Elle ignore qu´il a vu un homme entrer chez elle et l´accuse d´être
jaloux. Il finit par rompre la relation. Labude, jeune prometteur, est un des personnages
les plus sincères du roman, mais il connaîtra une fin tragique.
Cornelia Battenberg, par contre, est une fille qui entame à un moment donné
une relation intime avec Fabian. C´est un des rares moments de tendresse et
d´espoir présents dans le roman avec, à un autre niveau, la relation de Fabian
avec sa mère (serait-elle inspirée de la relation, elle-même très proche, de
l´auteur avec sa mère ?), la défense que fait Fabian d´une jeune fille
très pauvre qui vole dans un magasin et l´accueil sympathique réservé à un
inventeur que la famille avait enfermé dans un asile psychiatrique. Pourtant,
les raisons économiques et un nouveau travail poussent Cornelia entre les bras
d´un autre homme.
Cabarets lesbiens, corruption, cupidité, dégénérescence, cynisme, un duel
risible entre un communiste et un national-socialiste, un suicide et une noyade
sont des lieux, des situations et des caractéristiques qui ponctuent ce roman
dont l´intrigue paraît dessiner un naufrage ambulant et collectif.
Si ce livre dépeint l´Allemagne et
les années trente, on s´y reconnaîtrait quand même sur un point ou un
autre, par exemple, l´épisode où Fabian lit les journaux avant de prendre le
train qui le ramènera dans sa ville natale et découvre que l´Amérique était
prête à desserrer l´étau de la dette et
redonner de l´oxygène à l´Allemagne. À un moment donné, on peut lire ce qui
suit : « peut-être n´était-il pas nécessaire de tabler sur l´élévation
morale d´une humanité déchue ? Peut-être l´objectif des moralistes-et
Fabian en était un- pouvait-il être atteint par le biais de mesures
économiques ? L´exigence morale n´était-elle inaccessible que parce
qu´elle n´avait pas de sens ? La question de l´organisation du monde se
réduisait-elle à une question économique ?»
En lisant cet extraordinaire roman, on ne peut que souscrire à
l´interrogation rhétorique laissée par
l´écrivain français Philippe Claudel, à propos
de Vers l´abîme dans l´édition de
mars du Magazine Littéraire : «Combien de fois au cours d´une vie
éprouvons-nous le sentiment, en refermant un ouvrage, d´avoir lu un texte
capital ?».
Erich Kästner, Vers l´abîme, traduction de l´allemand et postface de
Corinna Gepner, éditions Anne Carrière, Paris, 2016.
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