Le sauvetage des
manuscrits ou l´importance des héros anonymes.
Edmund Husserl |
Quand Edmund Husserl a proféré à Vienne en mai 1935 une conférence sur la
philosophie dans la crise de l´humanité européenne, une conférence qui pouvait
être interprétée comme une première ébauche de la notion de supranationalité
dans l´histoire de la pensée européenne, l´Europe était en proie à une énorme
convulsion qui allait l´entraîner vers la deuxième guerre à l´échelle mondiale
du siècle, une guerre qui s´inscrirait sous le signe de l´innommable, de
l´intolérable, de la solution finale. Néanmoins, nul n´oserait encore le croire
en 1935.
Edmund Husserl, né en 1859 dans l´ancien Empire Austro -Hongrois et qui
vivait à Fribourg –en-Brisgau, en Allemagne, était un immense philosophe qui
s´est singularisé par ses travaux sur la phénoménologie, la logique et la crise
des sciences européennes.
En 1935, les lois antisémites découlant de l´avènement du nazisme l´ont
privé d´accès à la bibliothèque de l´université de Fribourg-en-Brisgau -où il
avait enseigné- qui était dirigée par son ancien élève Martin Heidegger. Comme
le rappelait à juste titre l´écrivain franco-espagnol Jorge Semprun dans sa
conférence sur Husserl en 2002 à la Bibliothèque Nationale de France, la
question de l´antisémitisme était tellement liée à la vie de Husserl, à son
indignation morale, à sa réaction de résistance
dans la conférence de Vienne qu´il était bien sûr impossible de ne pas
l´évoquer. Semprun rappelait aussi que si les origines chrétiennes de
l´antijudaïsme et de l´antisémitisme sont indiscutables, il est évident
également que l´antisémitisme moderne, populiste, raciste- le socialiste
allemand August Bebel (1840-1913) disait d´ailleurs que l´antisémitisme était
le socialisme des imbéciles- donc, un
antisémitisme plus moderne prend sa racine en France au moment de l´affaire
Dreyfus. Hitler, pour sa part, en mettant le feu aux poudres, a brutalement
interrompu l´intégration de la culture juive en Allemagne.
Lors de sa mort en 1938, Edmund Husserl a laissé une foule de manuscrits-
plusieurs milliers de pages- qui ont pu être sauvés de justesse grâce au jeune
père franciscain et étudiant en philosophie à l´université de Louvain Léo Van
Breda. C´est l´histoire de ce rachat qui nous est racontée- en mêlant réalité
et fiction- dans l´un des romans les plus surprenants de cette dernière rentrée
littéraire, intitulé Le Sauvetage (chez Fayard) et écrit par Bruce Bégout.
Bruce Bégout est un écrivain et philosophe français –spécialiste justement
de l´œuvre d´Edmund Husserl-né en 1967. Il
est maître de conférences à l´Université Bordeaux –Montaigne. Outre des
ouvrages de nature philosophique, il a également publié des essais dont
Zéropolis, Lieu commun ou Suburbia, des recueils de nouvelles-parmi lesquels
L´accumulation primitive de la noirceur- ou des romans comme L´éblouissement
des bords de route ou On ne dormira jamais. La plupart de ces ouvrages ont été
publiés aux éditions Allia.
Dans cette nouvelle fiction qui reconstitue les tribulations du père Herman
Leo Van Breda pour sauver les manuscrits d´Edmund Husserl, Bruce Bégout rachète
en même temps la mémoire d´un des plus grands philosophes de l´histoire moderne
de l´Europe.
Si Leo Van Breda se rend en Allemagne –du temps où celle-ci était déjà
plongée dans la barbarie nazie- c´est tout d´abord pour consulter pour son
travail de thèse des inédits d´Husserl, décédé quelques mois plus tôt. Né en
1911, près d´Anvers, en Belgique, Leo Van Breda était, à l´âge de 27 ans, «un
jeune gars, grand, les épaules larges, bien bâti, le visage doux et affable,
pourvu d´un petit air chenapan». Il n´ignorait pas l´ambiance délétère qui
régnait en Allemagne depuis que Hitler eut accédé au pouvoir : «Il était
bien sûr au courant de la situation, des persécutions et des humiliations, il
avait vu les actualités et lu les journaux. Il connaissait également –ses
supérieurs l´avaient prévenu- les vexations que subissaient quotidiennement les
membres de l´Église catholique : fermeture des asiles, interdiction
d´enseignement, «âneries sur le Christ bienfaiteur de l´humanité», procès
contre les prêtres sous n´importe quel prétexte, «extorsion de fonds»,
«propagande antinationale», «dénonciation du Concordat». C´étaient sans doute
ces histoires, ou plutôt esclandres et rumeurs, qu´il avait entendues ces
dernières années, qui le rendaient craintif ». Certes, il n´ignorait pas tout
cela, mais il ne s´était pas encore rendu compte de l´ampleur des inédits
d´Edmund Husserl ni de leur importance.
Bruce Bégout |
Lorsqu´il est parvenu à trouver l´adresse de Malvina Husserl, la veuve du
philosophe, il lui a rendu visite et a commencé de s´apercevoir de l´iniquité
qui s´était abattue sur les juifs en Allemagne : les humiliations
publiques, les restrictions juridiques, les mesquineries administratives. Les
gens qui disparaissaient sans laisser de traces. Enfin, comme l´affirmait
Madame Husserl : «Il ne nous reste plus qu´à mourir de faim ou être
exterminés». La seule chose qui lui faisait tenir le coup c´était la volonté de
transmettre et de valoriser l´héritage philosophique de son mari, «elle n´a pas
d´autre raison de vivre, d´endurer ce
calvaire d´avilissements».
Ce n´est pourtant qu´en mettant les pieds dans le vaste bureau d´Edmund
Husserl- en compagnie du jeune Fink, l´ancien assistant du philosophe- que Léo
Van Breda s´est finalement avisé – on ne peut plus ébahi -de ce qui l´attendait :
«C´est un vaste bureau qui, à la différence des autres pièces de la maison, ne
paraît pas entièrement délaissé. Aucune marque d´oubli. De trace de négligence.
Il donne même l´ impression d´être encore occupé. Il faut dire que Husserl ne
l´a quitté que quelques mois plus tôt et, à de multiples signes imperceptibles,
l´on ressent encore sa présence ici ou là(…) Pendant toute la scène, Mme Husserl
se tient en retrait ; elle laisse faire le jeune Fink qui fréquente sa
maison depuis plus de dix ans et que son mari appréciait comme un fils. C´est
son domaine à présent. La fidélité lui a permis d´acquérir ce privilège :
être le régisseur des inédits. «Voilà ! Quarante mille feuillets qui
couvrent une période de plus de cinquante années de recherche.»Subjugué par la
chose, le nombre ou l´effet, Van Breda ne sait plus qui, de Fink ou de la
veuve, a prononcé cette phrase. Il reste prostré d´étonnement face à l´armoire,
comme un myste lors du dévoilement du corps sacré. Il ne s´attendait pas à une
telle masse. Il prévoyait quelques liasses ou cahiers, de quoi occuper des
après-midi moroses sous perfusion de caféine, couvrir des pages de notes en
mordillant l´embout du stylo-plume, alimenter deux ou trois conférences devant
un parterre clairsemé de spécialistes(…) Une image lui vient aussitôt en
tête : la partie immergée d´un iceberg, immense/terrible, craquant de
bruits inquiétants, menace et beauté, œuvre ambiguë de la nature».
Herman Léo Van Breda |
Face à la richesse de tous ces documents, de tous ces inédits, une idée
s´imposait : comment sauver les manuscrits ? Ce ne fut pas chose
facile, les premières personnes contactées renâclaient devant les arguments de
Van Breda. En plus, le père franciscain avait à ses trousses un certain Lehmann,
ancien clochard qui, dans sa jeunesse, avait touillé le soir sans fin dans les
poubelles des restaurants à la recherche de morceaux comestibles et s´était
abrité du vent dans les moindres recoins de la ville. De cette misère qui comme
la guerre avait tout anéanti en lui, il avait gardé une faculté énorme de haïr.
Il exécrait les catholiques et s´il était tombé sous la coupe des nazis, il
aurait pu tout autant pencher du côté des communistes. Un type à la voix
ébréchée, rencontré dans une rue sordide de Munich, lui a donné à manger et
quelques vêtements propres. Il lui a aussi fait découvrir un ou deux fascicules
-«Tiens, lis ça et tu vas comprendre d´où vient une grande partie de tes
malheurs»- et l´a mis en relation avec les personnes qu´il fallait connaître. Van
Breda ignorait que la Gestapo était sur ses traces…
Après plusieurs tentatives, les efforts du père franciscain ont abouti. Un
responsable diplomatique fut sensible à ses arguments et les manuscrits
d´Edmund Husserl ont pu être sauvés. Herman Léo Van Breda- qui a soutenu sa
thèse de doctorat sur le philosophe juif- a dirigé la Fondation des Archives
Husserl de l´Université de Louvain jusqu´à sa mort en 1974.
Ce beau roman de Bruce Bégout est non seulement un hommage à l´œuvre du
grand philosophe Edmund Husserl mais aussi à ceux qui dans l´ombre-des héros
souvent anonymes- risquent leur vie pour préserver des œuvres qui enrichissent
la pensée universelle. C´est le cas de la figure humaniste du père franciscain
Herman Léo Van Breda.
Quelques jours après la parution de Sauvetage, la collection de poche
Pluriel republiait un essai philosophique que Bruce Bégout avait écrit il y a
plus d´une dizaine d´années (la première édition datant de 2005) : La
découverte du quotidien.
Dans cet essai, Bruce Bégout propose –je cite de la quatrième de
couverture-une véritable compréhension philosophique du monde quotidien qui
dépasse à la fois sa critique méprisante et son apologie naïve, au-delà des
images éculées qu´il véhicule-grisaille, banalité, trivialité-, afin de
retrouver l´énigme même de la condition humaine. L´ambition de ce livre-je cite
toujours-est donc de dévoiler l´essence cachée de la quotidienneté, qui fait
que toute vie humaine, qu´elle le veuille ou non, est toujours aussi une vie
quotidienne.
Comme l´a si bien écrit en 2008- dans une note de lecture publiée dans
Strates (Matériaux pour la recherche en Sciences Sociales)- le philosophe Jean
–Pierre Marchand :«Le projet s’inscrit au reste dans une vision de
l’histoire de la philosophie contemporaine où la déconstruction doit cesser de
se solidariser de ce qu’elle déconstruit, la métaphysique et ses présupposés,
pour décrire l’existence humaine dans sa vérité concrète. Il s’agit « […] de
se coltiner le réel, tout le réel, sans exception ni sélection, le réel gluant
et insignifiant, parfois insolite, souvent saugrenu, toujours résistant ».
Et c’est un des moments forts de la recherche quand elle se démarque des
préjugés qui, par exemple dans Être et temps de Heidegger – et tout en prenant
acte de l’esquisse heideggérienne du concept de quotidien – assignent le
quotidien au lieu de la déréliction et de la déchéance. Sans esprit de
polémique, et en intégrant certains résultats de l’analyse existentiale
conduite par Heidegger, l’auteur rompt avec le thème heideggérien de
l’historialité comme possibilité essentielle de « nous » sauver du
quotidien. La découverte du quotidien est aussi la découverte de ce dont la
méconnaissance risque de favoriser l’incitation à se faire le jouet des
illusions les plus destructrices du quotidien. Telle serait la nouvelle sagesse
– post -moderne diront certains – de cette philosophie non métaphysique :
nous faire connaître cette ombre qui nous apporte d’autant plus son aide que
nous nous exposons à la lumière de l’inconnu».
Bruce Bégout est sans conteste un des noms qui comptent le plus dans la
littérature et la philosophie françaises contemporaines.
Bruce Bégout, Le Sauvetage, éditions Fayard, Paris, août 2018.
Bruce Bégout, La découverte du quotidien (version remaniée), collection
Pluriel, Fayard, Paris, septembre 2018.
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