Le monde disparu de Joseph Roth.
Né près de Brody, en Ukraine, le 2 septembre 1894 –la même année que Céline
ou Aldous Huxley, deux autres grands écrivains européens-, Joseph Roth, issu
d´une famille juive, fut un des symboles de cette culture cosmopolite de langue
allemande qui fleurissait dans ce qu´on appelait autrefois la «Mitteleuropa».
Lieutenant de l´armée impériale et royale austro-hongroise lors de la
première guerre mondiale, Roth (qui avait interrompu ses études de
germanistique à l´université de Vienne) a toujours gardé le long de sa vie une
certaine nostalgie de la fascinante mosaïque que représentait, à son avis,
l´empire des Habsbourg, démembré à la fin de la guerre. Néanmoins, si Roth n´était
pas près de faire l´exaltation du progrès et de la modernité tellement visible
chez certains de ses contemporains, il n´idéalisait pas non plus l´univers
disparu et a toujours fait preuve d´une énorme lucidité critique. Sa
clairvoyance l´a rendu méfiant devant la révolution survenue en Russie à
laquelle nombre d´intellectuels avaient
adhéré avec enthousiasme. Son indépendance d´esprit l´en empêchait en quelque
sorte. Joseph Roth, contrairement à d´autres écrivains autrichiens de l´époque-
quoique ses aînés- comme Stefan Zweig, Arthur Schnitzler ou Karl Kraus, n´était
pas à proprement parler tributaire de cette culture viennoise qui a fait
l´éclat de la littérature autrichienne. Son monde était la marge de l´Empire,
sa Galicie natale. Dans son roman le plus connu, La Marche Radetzky(1932), il
écrivait : «Un cruel dessein de l´Histoire a détruit mon ancienne patrie,
la monarchie austro-hongroise. Je l´ai aimée, cette patrie qui me permettait
d´être tout à la fois un patriote et un citoyen du monde, un Autrichien et un
Allemand au milieu de tous les peuples autrichiens. J´ai aimé les vertus et les
qualités de cette patrie, et aujourd´hui encore, alors qu´elle est morte et
disparue, je continue d´aimer ses défauts et ses faiblesses. Elle en avait
beaucoup. Elle les a expiés par sa mort».
Devenu donc, avec le temps, le
célèbre romancier de, on l´a vu, La Marche Radetzky, et aussi de La
crypte des Capucins ou de La fuite sans fin-ce roman de la
solitude où un officier autrichien fait prisonnier par les Russes en 1916,
retrouve des années plus tard, à Paris, sa fiancée qui ne le reconnaît plus-,
Joseph Roth fut aussi un brillant journaliste. On peut trouver en français la
plupart de ses écrits journalistiques, des écrits où l´on peut admirer ses
indiscutables qualités dans ce domaine : le souci du détail,
l´objectivité, la lucidité, la verve et l´art du portrait. Dans nombre de ces
recueils, comme À Berlin, Roth tient la chronique des premières
années, tristes et sombres, de la très fragile République de Weimar, avec la
cohorte d´infirmes de guerre, immigrants juifs et criminels qui meublaient la
misère de la capitale allemande. Dans d´autres comme Une heure avant la fin du monde
(2003), regroupant des textes écrits dans les années trente, il analyse de
façon percutante la prise du pouvoir par Hitler en Allemagne en 1933 ou
l´occupation de l´Autriche en 1938.
Si nombre de lecteurs français, admirateurs de cet écrivain autrichien
francophile, croyaient avoir tout lu de Joseph Roth, les éditions Robert
Laffont les ont récemment gâtés en ayant publié un inédit paru en Allemagne il
y a quelques années et qui rassemble des nouvelles et un roman inachevé qui
donne le titre au recueil, intitulé Perlefter, histoire d´un bourgeois.
Comme nous l´apprend le traducteur Pierre Deshusses dans son avant-propos,
ce fragment de roman a été retrouvé dans l´un des deux gros cartons remplis de
manuscrits que Joseph Roth avait laissés à son éditeur et ami Gustav
Kiepenheuer en janvier 1933, juste avant de partir en exil à Paris. Par chance,
les documents ont échappé à la rafle que la Gestapo a faite dans les locaux de
l´éditeur, deux mois après. Ils ont été retrouvés à Berlin (alors encore
Berlin-Est) par Friedmann Berger (1940-2009), lecteur en chef aux éditions
Kiepenheuer à Leipzig et Weimar. Perlefter a vraisemblablement été écrit entre
février 1929 et mars 1930 et serait destiné à une publication en feuilleton
dans le journal Münchner Neueste Nachrichten, comme l´écrivain l´a d´ailleurs
mentionné dans une lettre à Stefan Zweig datée du 1er avril 1930. Le
probable désintérêt du journal l´en a détourné, le poussant à se plonger dans
l´écriture de Job, roman d´un homme simple.
Perlefter, histoire d´un bourgeois - dont le narrateur est Naphtali Kroj,
un parent d´Alexandre Perlefter - est le récit d´un homme conformiste : tiède,
hypocrite, incapable d´aimer ou de haïr, égoïste, pingre et pétri de peur.
Néanmoins, il réussit dans les affaires
et est prêt à toutes les compromissions tant que cela ne lui coûte pas
d´argent, bref, comme l´affirme Pierre Deshusses dans son avant-propos,
Perleiter est le prototype de ces individus avides d´ordre qui, quelques années
plus tard, soutiendront sans scrupule Hitler et son régime. Il ne s´intéresse
nullement à tout ce qui est spectacle. Tout ce qu´il voit au théâtre l´agace
parce que ça ne le concerne en rien. Il déteste le cinéma parce que ça se passe
dans le noir. Il veut le calme autour de lui. Aussi n´aime-t-il pas non plus la
musique parce qu´elle trouble sa pensée et affaiblit ses désirs, ne supportant
pas que sa fille joue du piano alors que le professeur de celle-ci lui a assuré
qu´elle avait du talent.
Père tatillon, Perlefter cache aux siens des informations et des affaires
le concernant : «J´ai déjà dit que Perlefter régnait en maître sur sa
maison. Il n´aurait pu être le maître de rien d´autre. Ni de sa personne, ni de
ses amis, ni de ses employés. Il n´était capable d´être le maître que des
siens, car ils étaient encore plus faibles, plus peureux, plus abouliques que
Perlefter lui-même. Ils vivaient dans une riche demeure. Perlefter gagnait et
possédait beaucoup d´argent, et pourtant c´était une maison pauvre, pleine de
soupirs, de soucis, de calculs à n´en plus finir. La famille était persuadée que
Perlefter travaillait dur, qu´il ne dormait pas, qu´il ne cessait de se battre
pour le pain quotidien, que toute dépense était synonyme de nouveaux soucis. De
ce fait la famille ne faisait jamais la moindre dépense sans se faire en même
temps du souci. Aucune joie dans cette maison qui ne fût accompagnée de
tourment ; pas de fête sans souffrance ; pas d´anniversaire sans
maladie; pas de vin sans vermouth».
L´homme qui est si avare ne rechigne pourtant pas à dépenser de l´argent
pour ses maîtresses quand il est en voyage : il connaît des adresses de
plein de dames vivant seules, masseuses, sages-femmes ou propriétaires de
salons de beauté.
Perlefter, histoire d´un bourgeois, roman politique et social, est aussi
une belle galerie de personnages, soit anodins soit atypiques, et un roman où
la satire n´est pas absente, surtout quand il s´agit de brosser le portrait des
quatre enfants Perlefter- Alfred, Karoline, Julie et Margarete-quand ils sont
en âge de se marier. Le roman s´arrête, au grand regret des lecteurs, au moment
où Perleiter va rencontrer Léo Bidak, un parent lointain revenant de San
Francisco.
Ce livre, outre donc ce roman inachevé, regroupe huit nouvelles
probablement toutes écrites dans les années vingt bien que quelques-unes ne
soient pas datées. Trois d´entre elles
avaient été publiées du vivant de l´auteur dans Der Neue Tag (Carrière, 1920),
Das Leben(Le Cartel, 1923) et dans le Frankfurter Zeitung (La riche demeure
d´en face, 1928).
Dans La Carrière, nous sommes témoins de la servilité d´un comptable,
Gabriel Stieglecker, qui s´applique à bien dessiner les chiffres à l´encre
violette, comme s´il s´agissait d´un travail d´orfèvre. Malgré son dévouement,
on semble l´ignorer. Au bout de vingt ans, un nouveau poste s´ouvre à lui dans
une autre firme qui paraît reconnaître son talent et lui promet de lui payer un
salaire à un tarif plus décent. Il prépare sa lettre de démission alors que son
patron demande à le voir et lui offre un manteau. Un casse-tête pour Gabriel
Stieglecker : comment quitter un patron qui vient de vous offrir un
manteau ?
Dans Le Cartel, par exemple, le sujet est la mystérieuse disparition de la
sufragette américaine Sylvia Punkerfield. Le dénouement de l´histoire est à
tous titres surprenant.
Dans La riche demeure d´en face, un homme loue une chambre dans un petit
hôtel «qui ne se distinguait des autres(…) que par le fait qu´il était situé
dans un beau quartier». En face, il y
avait une maison dont les fenêtres étaient occultées par des jalousies
impénétrables pendant toute la journée. Un jour, les fenêtres se sont ouvertes
et un vieux monsieur est apparu et a gentiment répondu au salut adressé par
l´homme habitant l´hôtel. Celui-ci a appris par sa logeuse quelques jours plus
tard que le vieux monsieur venait de mourir. L´homme logeant à l´hôtel a fini
par recevoir, à travers un notaire, une lettre que le vieux monsieur lui avait
écrite avant de mourir où il se montrait reconnaissant pour le salut que
l´homme lui adressait de la fenêtre de l´hôtel.
Toutes les autres nouvelles étalent au grand jour ce qui a fait la force
des récits de Joseph Roth, comme nous le rappelle encore Pierre
Deshusses : ce style si particulier et si bien rythmé où alternent
évocations sensorielles et pointes philosophiques, satire et paradoxes.
Le grand romancier et essayiste italien Claudio Magris a écrit un jour que
Joseph Roth était un funambule qui, à la
fin, tombe de la corde sur laquelle il se trouvait en équilibre, mais tombe
avec la manière.
Joseph Roth, Perlefter, histoire d´un bourgeois (roman et nouvelles), traduit de l´allemand par Pierre Deshusses, éditions Robert Laffont, Paris, septembre 2020.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire