À ceux qui lisent tout le temps, il peut souvent leur passer inaperçu des livres qui paraissent et dont ils ne s´en aperçoivent que quelques mois plus tard. Cela m´est arrivé bien des fois, parfois même concernant des livres dont le sujet au départ avait tout pour me plaire. Néanmoins, mieux vaut tard que jamais. Aussi ai-je lu tout récemment avec avidité un roman qui est déjà paru il y a un an et que je considère un des meilleurs romans publiés en France l´année dernière. Il s´intitule Le petit Soviet et il est paru le 1er avril 2021 aux éditions Liana Levi.
Quoi qu´il s´agisse d´un premier roman(le deuxième, La femme de pouvoir,vient juste d´être publié), l´auteur n´en est pas pour autant un inconnu. Éric Decouty est scénariste, essayiste, éditorialiste et ancien journaliste français d´investigation, ayant travaillé pour Marianne, Le Figaro, Le Sud- Ouest, Libération, Le Parisien, La Montagne et InfoMatin.
L´intrigue du Petit Soviet, contrairement à ce que l´on pourrait penser, ne se déroule pas dans l´ancienne Union Soviétique, mais il y a quand même un petit rapport indirect à la politique étant donné que des résistants communistes pendant la Seconde guerre mondiale sont en quelque sorte au cœur de l´ouvrage bien qu´ils n´en soient pas directement des personnages.
La vie plutôt paisible de Joseph Kruger est en quelque sorte dérangée quand il reçoit l´appel d´un banquier inconnu, un certain Gilles Lautrétang, directeur de la Banque Fargeaud à la Ville, près du Village où il est né. Ce banquier insiste qu´il vienne récupérer les derniers documents concernant la succession de ses parents décédés récemment. Ni eux ni lui-même n´avaient plus d´attaches dans la région depuis trois décennies. D´abord, il rechigne à faire le déplacement, mais sa femme, Janet, une Américaine, finir par le convaincre. Elle voudrait même l´accompagner, mais Joseph Kruger préfère y aller seul, ayant quand même promis d´y emmener un jour tant Janet que Tom et Céleste, les enfants.
Dès l´instant où il arrive au Village (jamais nommé et toujours écrit en majuscules) il est assailli par les souvenirs d´enfance, mais le plus étrange c´est qu´il a l´impression que chacun de ses mouvements est surveillé et que tous ont été informés de son retour. Il finit aussi par comprendre que sa présence dérange et que tout le monde aimerait savoir s´il est au courant du secret qui, tel un pacte de silence, hante l´histoire du Village depuis la Seconde Guerre Mondiale.
Joseph, petit-fils de Paul Kruger, ancien résistant et communiste, retrouve André Lormont, maire et fils de l´ancien maire Jules Lormont, et Alain Mandon, fils de Constantin Mandon. Jules Lormont et Constantin Mandon ont fait le maquis pendant la seconde guerre mondiale avec Paul Kruger. Un autre personnage Marcelin Guillemin, mort en 1944, faisait partie de leur groupe d´amis inséparables. Un peu plus tard, Joseph Kruger retrouve aussi Danielle Corentin, une vieille amie de sa mère et personnage important de l´histoire. André Lormont a acheté le château de Puisseguiet qui avait autrefois appartenu à Paul-André de Puisseguiet, plutôt vichyste et exécuté le 19 juillet 1944 sous les yeux de son épouse qui serait fusillée le lendemain. Le petit Soviet y est pour quelque chose ? Le Petit Soviet n´aurait pas eu une grande importance dans l´histoire de la Résistance. Comme le raconte Joseph Kruger, personnage- on l´a vu- et narrateur dans le roman, il était animé par un groupe d´une cinquantaine d´hommes fédérés autour d´un certain Marc Josserand. On sait peu de choses de lui, si ce n´est qu´il était membre du Parti communiste et qu´avant la guerre, il travaillait à l´Humanité comme journaliste ou plus probablement comme correcteur puisqu´on ne retrouve que deux ou trois articles de lui dans les archives du journal. Il fuit Paris en 1942 et s´installe à la Ville pour retrouver une amie qu´il a connue dans la Ville Lumière. Avec André Jaulin, une figure locale de l´ancien PCF, il participe à la création d´une feuille de chou baptisée Valmy, à ne pas confondre avec l´homonyme beaucoup plus connu fondé par Raymond Burgaud dans la zone Nord. L´objectif est de faire un appel à la résistance de masse. Le journal est très vite repéré par la Gestapo et la branche locale de la Légion française des combattants qui se mettent à en traquer les rédacteurs et les diffuseurs. Au printemps 1943, André Jaulin est arrêté et fusillé tout comme l´amie connue à Paris. Par contre, Marc Josserand parvient à s´en sortir et c´est probablement à ce moment-là qu´il forme un maquis. C´est lui qui en principe aura formé Le Petit Soviet bien que les circonstances ne soient pas très claires. Son nom apparaît dans des documents de renseignement établis par la Milice en 1943. Il y est présenté comme étant à la tête d´un petit groupe de FTP (Francs-Tireurs et Partisans), mouvements français de résistance intérieure fondés par le parti communiste en 1942. Il est possible que la création du Petit Soviet ait été la conséquence de la rupture de Marc Josserand avec le PCF et donc avec le commandement régional du maquis communiste ou alors qu´il ait créé dans la seconde moitié de 1943 un groupe de «dissidents radicaux».
Les maquis, il faut le rappeler, désignaient aussi bien un groupe de résistants que le lieu où ils opéraient pendant la seconde guerre mondiale. Les résistants étaient surnommés les maquisards, cachés dans des régions peu peuplées, forêts ou montagnes. Le nombre fait référence à une forme de végétation méditerranéenne, le maquis, et plus encore à l´expression d´origine corse «prendre le maquis» («piglià a machja») signifiant se réfugier dans la forêt pour se soustraire aux autorités ou à une vendetta, ou pouvant encore renvoyer aux différentes résistances armées ayant eu lieu sur l´île au fil de l´histoire. Leur nombre était estimé entre 25.000 et 40.000 à l´automne 1943 et aux environs de 100.000 en juin 1944.
Pour en revenir au roman, Joseph Kruger se lance dans une enquête improvisée où il apprend que son grand-père Paul Kruger, mort en 1987, s´était en fait suicidé. Jules Lormont est mort l´année suivante (Constantin Mandon était déjà mort dans les années soixante-dix) et tous ont laissé à leurs descendants en héritage, via la banque Fargeaud, une boîte contenant un pécule de provenance douteuse.
Que s´est-il passé au château du Puisseguiet pendant la guerre ? C´est la question que Joseph Kruger commence à se poser au fur et à mesure du déroulement de son enquête.
Outre les liens unissant les amis inséparables, il y a aussi le mystère autour de la figure de Maria, une figure tendre de l´enfance de Joseph que tout le monde repoussait et qu´il était un des rares à chérir : «Je pense à Madame Maria. Elle connaissait forcément les secrets du Village qui avait fait d´elle une paria, recluse dans cette cahute sans fenêtre. Pourquoi avaient-ils dressé autour d´elle des murs de silence qu´il m´était interdit de franchir ?Je crois, au fond, qu´elle avait fini par se trouver bien dans cet isolement où j´étais le seul autorisé à pénétrer. Je me souviens qu´elle n´avait pas toujours vécu là. «J´ai habité dans une grande maison» me dit-elle un jour. Ce fut une de ses rares confidences, sans précisions de lieu ni de date(…) J´aurais pu l´interroger davantage sur cette maison mystérieuse, ce passé perdu dont elle n´avait conservé que ces reliques précieuses et qu´elle m´avaient données, pour partie, en cadeau. J´aurais pu lui demander ce qu´elle savait de mon grand-père auquel, paraît-il, je ressemblais tant. Mais j´ignorais ces questions en ce temps».
Après qu´il eut découvert ce qui s´était produit au château pendant la guerre, Joseph Kruger ne parvient toujours pas à s´expliquer le pacte de silence au Village autour de ce passé troublant, un pacte de silence qui tient de l´omertà. L´omertà est un vocable sicilien propre au champ lexical de la mafia. Il s´agit d´une loi du silence, une règle tacite imposée par les mafieux dans le cadre de leurs affaires criminelles. Elle implique la non-dénonciation des crimes et l´incitation aux faux témoignages. L´omertà s´impose non seulement aux mafieux, mais aussi à tous ceux qui seraient susceptibles de témoigner contre eux en justice, le châtiment pour la violation de cette loi étant naturellement la mort.
Autour de ce livre, on peut se poser l´éternelle question de savoir si la vérité est toujours bonne à dire. Il n´y a pas de réponse bien entendu puisque chaque être humain est un petit univers avec ses forces, ses faiblesses, sa façon très particulière de concevoir le monde, de décrypter les splendeurs et les misères de la vie.
À la fin, il y a toujours la littérature pour nous racheter.
Éric Decouty, Le Petit Soviet, éditions Liana Levi, Paris, avril 2021.
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