La tête d´une femme oubliée.
Nul n´ignore que la résistance à l´ennemi en pays occupé est possible le plus souvent grâce à une poignée de femmes et d´hommes intrépides qui, s´il le faut, regardent la mort en face. L´Histoire ne retient d´ordinaire que les noms de celles et ceux qui occupent le devant de la scène. Néanmoins, on sait que bien d´autres, aujourd´hui oubliés, ont également joué un rôle déterminant dans la lutte contre l´ennemi. C´était le cas de Marina Chafroff, jeune Russe exilée en Belgique, qui fut, sur ordre d´Hitler, décapitée à la hache en 1942. L´histoire de cette femme –enfant au regard frondeur tombée dans l´oubli revit grâce au doigté de l´écrivaine belge Myriam Leroy dans son très beau roman Le mystère de la femme sans tête, paru en janvier aux éditions du Seuil.
Myriam Leroy, née le 5 février 1982 à Bruxelles, est romancière, mais aussi
journaliste, chroniqueuse et réalisatrice de documentaires (notamment Sale Pute
en 2021 sur le cyber-harcèlement, réalisé avec Florence Hainaut). Après avoir
terminé en 2005 ses études de journalisme à la prestigieuse Université
catholique de Louvain, elle a exercé en tant que maître de conférences invitée
à l´école de journalisme de Louvain. Par
la suite, elle a travaillé comme journaliste indépendante pour un grand nombre
de médias belges dont la RTBF, Le Soir Magazine, BFM Today, Elle Belgique, La
Première ou La Libre Belgique. En tant que romancière, elle traite beaucoup
dans ses livres du féminisme et de la place des femmes dans la société. Son
premier roman, Ariane, fut publié en 2018 aux éditions Dom Quichotte et c´était
le récit d´une amitié toxique entre deux adolescentes qui font l´apprentissage
de la séduction et de la cruauté dans la bourgeoisie du Brabant Wallon des
années quatre-vingt-dix. Le roman fut en lice pour le Goncourt du premier roman
qui a fini par être décerné à Mahir Guven pour Grand frère (éditions Philippe
Rey). Le second roman, Les yeux rouges, est paru l´année suivante aux éditions
du Seuil et l´autrice puise dans son expérience personnelle pour raconter le
harcèlement dont une jeune journaliste fait l´objet. Elle a également écrit des pièces de théâtre comme
Cherche l´amour et ADN.
Myriam Leroy dans ce roman nous ramène à l´époque sombre de la seconde
guerre mondiale et de l´Occupation d´un pays européen, en l´occurrence la
Belgique. L´Occupation a duré de mai 1940 jusqu´en septembre 1944 lorsque le
pays fut libéré par les forces alliées. Les
quatre années passées sous administration nazie –dirigée par le général Alexander
von Falkenhausen se sont soldées par la déportation sans retour de vingt-cinq
mille Juifs vers Auschwitz-Birkenau, avec parfois la collaboration des
autorités. D´autre part, la municipalité d´Anvers a envoyé sa police collaborer
aux rafles allemandes et celle de Liège a livré à l´occupant des listes de
Juifs. Par contre, celle de Bruxelles a
tenu tête et, de ce fait, son bourgmestre, le docteur Frederick Joseph (dit
Jef) Vandemeulebroek fut arrêté.
L´idée de raconter l´histoire de cette héroïne oubliée, Myriam Leroy l´a
eue pendant le confinement, en 2021. Les seuls lieux où il était encore possible de se
voir sans un masque chirurgical sur le visage étaient chez soi, en cachette, ou
encore dans les cimetières. Myriam Leroy a opté pour cette dernière option et a
donné rendez-vous à une amie de longue date, au cimetière d’Ixelles, "le
Père-Lachaise belge", à deux pas de chez elle. Au détour d´une allée, elle a découvert un drôle
d´alignement de stèles funéraires. Puis, en s´approchant, elle s´est aperçue
que l´espace était dédié aux martyrs de la Seconde Guerre Mondiale. Parmi un océan de noms de jeunes hommes,
celui d’une femme est apparue avec, sous son épitaphe, un mot qui a sauté aux
yeux de l’écrivaine: "décapitée". Myriam Leroy a alors décidé de se
lancer sur les traces de cette femme au courage inouï.
En cherchant sur le Net, elle n´a pas
déniché grand-chose. Presque toutes les informations qu´elle a pu glaner, elle
les a tenues du blog de Ramón Puig, Espagnol, ancien fonctionnaire européen. Petit
à petit, elle a quand même pu reconstituer la vie de Marina Chaffrof en
colmatant les lacunes avec son imagination et sa fantaisie.
Née en 1908 à Libau- aujourd´hui en
Lettonie, empire russe à l´époque -, Marina Chafroff – Maroutaëff a grandi au
sein d´une famille proche du régime tsariste russe. L´avènement de la
révolution bolchevique et le licenciement de son père –ingénieur naval - a
obligé la famille à quitter la Russie. Exilée d´abord en Estonie, la famille
est partie ensuite en Allemagne où le père a trouvé un emploi dans une fabrique
de polycopieuses avant de se fixer en Belgique, siège d´une nouvelle antenne de
l´entreprise. La famille a décidément broyé du noir, mais, malgré les coups de
boutoir de cette dure réalité qu´ils n´avaient jamais envisagée, ils ne
pouvaient guère se plaindre de leur sort au regard d´autres communautés
étrangères moins tolérées : «C´était une dégringolade. En deux mille
kilomètres les Chafroff étaient passés de la première classe à la troisième,
mais quand ils regardaient les Italiens ou les Polonais venus travailler dans
les mines wallonnes et l´animosité qu´ils suscitaient, ils pouvaient s´estimer
heureux». En effet, les Russes – qui, pour la plupart, avaient fui la
révolution bolchevique et n´étaient donc pas victimes des mêmes préjugés -étaient les bienvenus à Bruxelles «où ils
ouvraient des restaurants, des épiceries et des cafés. Les Belges savaient que
ceux qui arrivaient chez eux avaient fui la sauvagerie et la sauvagerie
effrayait ce peuple placide, ne se soulevant jamais pour rien, qui envisageait
dès lors ces réfugiés comme des héros. Le massacre de la famille impériale
avait traumatisé l´Europe entière et les nouvelles de Russie, où le changement
de régime avait créé des hordes de crève-la-faim, rendaient les bolcheviques
peu sympathiques.
À l´âge de 24 ans, Marina a rencontré
Youri- un peu plus jeune et Russe lui aussi-
qu´elle a épousé et dont elle a eu deux enfants, Vadim et Nikita.
C´était d´abord le coup de foudre mais peu à peu la relation s´est délitée.
Youri était souvent absent et semblait se désintéresser de sa famille.
En 1939, la guerre a éclaté et après
l´Occupation de la Belgique en mai 1940, comme on l´a vu plus haut, la vie de Marina
comme celle de millions de Belges a basculé. Sa colère s´est manifestée tout
d´abord par des actes de désobéissance civile. Elle collait des tracts dans la
rue et incitait les gens au soulèvement. Mais Marina s´est particulièrement mobilisée
en écoutant Radio Moscou: «Marina n´était pas une penseuse. Dans la vie,
personne ne lui avait rien appris, à part le piano et la couture de quelques
ouvrages de dames. Elle avait lu peu de livres, elle n´avait pas eu de mentor,
de camarades. En écoutant la radio, qui égrenait des chapelets d´invocations à
la gloire de la Russie, elle avait le sentiment d´aller à l´université, de se
remplir jusqu´à la garde de concepts stimulants. Là où la guerre avait fermé
des portes, Radio Moscou ouvrait des fenêtres». Son enthousiasme s´est accru
après que le pacte germano-soviétique fut trahi et que les troupes hitlériennes
eurent lancé l´opération Barbarossa et déclenché l´invasion de l´Union
Soviétique.
Un jour, sa conscience lui a exigé de
passer à l´acte et Marina, munie d´un couteau de cuisine, est descendue dans la
rue et a poignardé en pleine nuit un soldat allemand. Elle fut incarcérée à la prison de Saint-Gilles
et condamnée à mort par peloton d´exécution (il faut dire que son incarcération
évitait la menace des autorités d´occupation
de tuer soixante belges pour chaque soldat allemand occis). Néanmoins,
le lieutenant von Hammerstein, commandant de l´armée allemande en Belgique, et
le général von Falkenhausen, le gouverneur militaire de la Belgique occupée,
ont suspendu l´application de la peine, craignant en partie que les Belges ne
se soulèvent. L´irréductibilité du Führer a pourtant mis un terme aux
tergiversations et aux états d´âme de ses subalternes. Le 30 décembre 1941,
Marina Chafroff fut poussée dans un train à la gare du Midi, à Bruxelles, et
transférée à la prison pour femmes de Cologne, en Allemagne. Stupéfait par son
courage, l´aumônier de la prison l´a prise pour une sainte. Enfin, le 31
janvier 1942, à Cologne, Marina Chafroff fut exécutée par décapitation. Son
corps ne fut rapatrié en Belgique qu´en 1947.
En dépit de quelques reconnaissances posthumes, Marina Chafroff est
aujourd´hui une résistante plutôt oubliée. Curieusement, dans l´ancienne Union
Soviétique, un film fut porté à l´écran en 1982, tourné par Edmond Keosayan,
inspiré censément par la vie de Marina Chafroff et intitulé Quelque part un
loriot pleure. Le rôle de l´héroïne décapitée était joué par l´actrice Lyudmila
Nilskaya, très populaire à l´époque, mais retombée dans l´anonymat après
l´effondrement du bloc de l´Est. Pourtant, le film s´avère être une piètre adaptation
de la vie de Marine, une vengeance banale d´une femme amoureuse endeuillée,
amputé donc de tout contenu politique, ce qui est, avouons-le, fort étonnant
pour un film de propagande soviétique.
Dans les différentes interviews que Myriam Leroy a accordées après la
parution de son roman Le mystère de la femme sans tête, elle a affirmé que le
projet du livre était de montrer ce qui mène une femme à l´émancipation et à la
violence. Aussi dans ce roman, deux années -1942 et 2022 – se superposent-elles
en deux calques troublants reléguant toujours les femmes à l´arrière-plan :
«C’est une chose éternelle que de
minorer les exploits politiques des femmes et de leur enlever toute charge
politique. Aujourd’hui, si une femme tape du poing sur la table, elle est soit
ménopausée, soit jalouse, soit elle a le cœur brisé. Les motifs sont éternels
et c’est ce que j’ai voulu montrer dans ce livre. Les années 1940 et les années
2000 se répondent et il y a des motifs familiers dans les deux époques».
Myriam Leroy, Le mystère de la femme
sans tête, éditions du Seuil, janvier 2023.
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