L´imagination
prodigieuse de Miroslav Krleza.
J´ignore si Miroslav Krleza aurait souscrit à la célèbre phrase de Romain
Gary –que l´on trouve dans Éducation Européenne et Pour Sganarelle- selon laquelle le patriotisme c´est l´amour
des siens et le nationalisme la haine des autres. Toujours est-il que, né
croate le 7 juillet 1893 à Zagreb –qui faisait alors partie de l´empire
austro-hongrois -, Miroslav Krleza (prononcez Karleja) était rétif aux
nationalismes, lui qui était considéré comme un des trois grands écrivains –aux
côtés d´Ivo Andric et de Danilo Kis – de ce pays dénommé Yougoslavie
(littéralement les Slaves du Sud), qui a pris forme après la fin de la première
guerre mondiale et l´effondrement des grands empires européens, intégrant des
Serbes, des Croates, des Slovènes, des Monténégrins, des Macédoniens ou des
Bosniens outre quelques minorités qui peuplaient ce nouveau pays. La
Yougoslavie, qui fut souvent vue par des enthousiastes du fédéralisme comme
préfigurant une future Union Européenne, s´est démembrée dans la douleur, la
haine et la guerre. Les plus jeunes n´ont évidemment pas mémoire des carnages
et des génocides de l´époque (années quatre-vingt-dix). Aussi pourraient-ils penser
–certains d´entre eux, à tout le moins -,dans leur insouciance aveugle propre
des temps modernes où l´amnésie épouse l´ignorance, que la Yougoslavie était un
quelconque pays de cocagne comme la Blithuanie ou la Blathuanie ou encore la
Coromandie, toutes des régions de la Karabaltique, double symbolique des
Balkans, inventé par Miroslav Krleza dans son chef –d´œuvre Banquet en
Blithuanie, publié en français en 1964 et que les éditions Inculte ont eu
l´heureuse idée de rééditer en 2019 en conservant la belle traduction du
serbo-croate de Mauricette Sullerot Bégic.
L´intrigue de ce roman, Banquet en Blithuanie (publié pour la première fois
en 1938), se déroule dans un pays imaginaire d´Europe, une sorte de
micro-nation, issue de l´éclatement d´un empire vaincu, née des grands traités qui ont suivi la première
guerre mondiale. Nous avons d´un côté le général Kristian Baroutanski, héros de
guerre, devenu Lord –Protecteur du pays, de l´autre son principal opposant,
Niels Nielsen, docteur en droit, intellectuel renommé, esprit européen, libéral
et cosmopolite, et ami d´enfance du premier. L´autoritarisme de Baroutanski
devient de plus en plus incisif, prenant
des contours sanguinaires, et pousse Nielsen à incarner la résistance
démocratique au prix de l´exil. On peut
voir dans ce roman- publié, on l´a vu plus haut, dans les années trente - une
fable sur les nationalismes, les irrédentismes et les dérives autoritaires en
expansion dans les années trente, mais elle est aussi prémonitoire et toujours
d´actualité puisque ces dernières décennies, du démembrement de l´ancienne
Yougoslavie –auquel Miroslav Krleza, décédé le 29 décembre 1981, n´a pas assisté – jusqu´aux soi-disant
démocraties illibérales de l´Europe de l´Est, le nationalisme autoritaire monte
d´un cran jour après jour.
Le ton dont se sert Miroslav Krleza est railleur et féroce et si l´auteur
se moque des nationalismes et fait apparenter le dictateur Baroutanski à une
espèce de père Ubu, il nous fait également réfléchir sur notre propre vie, sur
la façon à la fois grotesque et languissante dont un peuple succombe aux chants
des sirènes nationalistes. La Blithuanie, d´ailleurs, État donc fictif, a vu le
jour après le traité de Blato-Blitvinsko, comptant un million trois cent mille
habitants, mais un million trois cent mille autres Blithuaniens sont restés
dans le tout aussi nouveau État voisin de la Blathuanie et plus de huit cent
mille Blithuaniens n´ont pas été libérés du joug hounien par les grands
ambassadeurs siégeant autour de la table verte à Versailles. Aussi entendait-on
l´écho du poète romantique Andrias Waldemaras et de ses vers :
«Blithuanie, ma patrie, tu ronges comme une maladie»…
Miroslav Krleza était issu d´une famille modeste. Il a suivi des études à
l´Académie militaire de Budapest et pendant l´entre-deux-guerres il a vécu à
Zagreb, sa ville natale, où il a fondé plusieurs revues littéraires. Il s´est opposé
à la monarchie yougoslave et puis a refusé de collaborer avec Ante Pavelic et
le gouvernement nationaliste proche de l´occupant nazi de la Yougoslavie. Dans
les années trente, il s´était déjà lié d´amitié avec Tito et après la
Libération il s´est rapproché du Parti Communiste sans en avoir été pour autant
un idéologue et gardant toujours son esprit critique. En 1947, il fut élu vice-président
de l´Académie des Sciences et des Arts et en 1951, il a fondé l´Institut
Lexicographique croate et dirigé la rédaction de L´Encyclopédie Yougoslave. À
partir de 1967, il a pris ses distances d´avec le Parti Communiste après avoir
signé la Déclaration sur la dénomination de la langue littéraire croate. En
1969, il a déclaré que le croate et le serbe sont une même langue que les
Croates appellent le croate et les Serbes le serbe. Son sens de l´humour et sa
pertinence étaient légendaires. Il disait souvent que celui qui avait échoué
dans tous les domaines dans la vie n´avait plus qu´à faire de la poésie et de
la politique. Il a passé les dernières
années de sa vie malade et paralysé jusqu´à sa mort, on l´a vu, en 1981.
Dans la littérature, il a excellé dans tous les registres : la poésie
(Ballades de Petrica Kerempuh, 1936), le théâtre (La trilogie des Gemblay,
1928-1931), le roman (outre Banquet en Blithuanie, Le retour de Philippe
Latinowitz, 1932, Je ne joue plus, 1938 ; Les drapeaux, 1962) la nouvelle
(Mars, dieu croate, 1922 ; Enterrement à Thérésienbourg, 1933) et encore l´essai (sur l´art, la littérature,
la politique), les récits de voyage et le journal intime. Né encore à l´époque
de l´empire austro-hongrois, nombre d´observateurs ne peuvent s´empêcher de le
classer comme un des représentants du fameux «complexe d´Europe centrale» et de
le rapprocher du point de vue géographique d´auteurs comme Franz Kafka, Robert Musil,
Hermann Broch, Herman Ungar, Stefan Zweig, Joseph Roth, Elias Canetti, Italo Svevo
ou Gyula Krudy, entre autres. Descendant du symbolisme et continuateur de
l´expressionisme allemand, il s´est attaqué aux conformismes bourgeois à
travers une peinture au vitriol et
sarcastique de la société austro-hongroise d´avant 1918 et du régime yougoslave
de l´entre –deux- guerres. Son
œuvre est donc marquée par l'impact à la fois bouleversant et dynamique des
crises morales, des conflits de classe et de la décadence du monde
aristocratique et bourgeois. Quoi qu´il en soit, pour Léon –Pierre Quint, un
influent critique littéraire écrivain et éditeur français de la première moitié
du vingtième siècle, la guerre demeure le thème dominant de tous ses
récits : «Elle l´a hanté jusqu´à l´obsession, plus que l´amour, plus que
toute autre passion. Elle lui est apparue comme le seul phénomène surnaturel,
inexplicable, angoissant et existentiel de notre vie». Réaliste par ses analyses
et par l'image détaillée des événements sociaux, Krleža n'est jamais
l'observateur impassible des mœurs. Il est plutôt l'homme et l'écrivain
révolté, indigné à l'instar des anciens prophètes, qui soumet la réalité
observée à sa critique impitoyable. Non sans raison, on a défini, d'une manière
paradoxale, son procédé comme « l'objectivité artistique partiale et subjective ».
Quelques fictions de l´auteur illustrent également une hantise de mort et un
sentiment de l´absurdité que d´aucuns tiennent pour spécifiquement slave. Parmi ses influences, certains critiques
mettent en exergue celles d´Ibsen, Strindberg, surtout dans ses premiers
livres, et puis celles de Karl Kraus, Rilke, Dostoïevski et encore Marcel
Proust.
Outre Le Banquet en Blithuanie que j´ai déjà évoqué, je
voudrais m´attarder un petit peu sur un autre titre de Miroslav Krleza :
Le retour de Philippe Latinowitz.
Ce roman, publié en serbo –croate en 1932, fut considéré par des critiques yougoslaves
comme un prédécesseur de La Nausée de Jean-Paul Sartre, paru en 1938. En effet,
Philippe Latinowitz est un peintre introverti, détaché de ses racines et souffrant
d´une manie d´analyse destructrice qui le fait rapprocher d´Antoine Roquentin,
héros de La Nausée. Ce livre peut souligner
l'antagonisme entre une vision régionaliste étroite et une vision
universaliste. En fait, Philippe Latinowicz rentre au pays après vingt-cinq ans
passés dans les grandes villes de l´Ouest de l´Europe, des villes cosmopolites,
libérales, où soufflait un air moderne et dépoussiéré. Or, il retrouve une
société ringarde qui croupissait toujours dans les sables mouvants du passé
dont elle éprouvait bien du mal à se dépêtrer. Autour
de lui, ou plutôt autour de sa mère, l’énigmatique Regina, s’est organisé un
petit cercle social dont les noms et les titres fleurent bon l’empire austro-hongrois
multi -ethnique : au premier rang d’entre eux se trouve le vieux Liepach,
admirateur de Regina, qui se morfond dans la nostalgie du temps où il était Son
Excellence Dr. Liepach de Kostanjevec, Haut -Commissaire du District et
personnage important de l’entourage du comte Uexhell-Cranensteeg. Si sa sœur,
Mme von Rekettye de Retyezát, veuve du Conseiller du Gouverneur, vieille dame
n’ayant pas quitté le style des années 1890, se délecte encore des corsets en
os de baleine, le Dr. Liepach, lui, garde encore religieusement l’invitation au
banquet organisé en octobre 1895 à l’occasion de la visite de Sa Majesté le Roi
et Empereur, et qui avait alors rassemblé tout le gratin de la société locale
de l´époque. Autour de Philippe, personnage solitaire- peut-être même un brin
solipsiste- en dépit de son succès artistique, s’est formé un autre cercle qui
ne fait que renforcer cette impression de barrière profonde : Bobočka,
sorte de femme fatale, et son amant l’ancien fonctionnaire réputé Vladimir
Baločanski/Ballocsanszky -les deux orthographes utilisées simultanément dans le
roman traduisent on ne peut mieux la fluidité des identités et la fragilité des
frontières linguistiques - se sont émancipés des contraintes sociales, sans
pour autant indiquer une voie qui pourrait mener Philippe vers la vie plus tranquille
qu’il espérait retrouver.
Roman de la mémoire et de la nostalgie,
on pouvait lire sur ce livre et son auteur une intéressante définition en 2019
dans Passage à l´Est, portail sur les littératures d´Europe Centrale, de l´Est
et des Balkans : «On
sent chez Krleža une pointe de dérision lorsqu’il décrit ce monde fardé, pétri
d’hypocrisie derrière ses bonnes manières. Pourtant, c’est plutôt l’irritation
que la dérision qui perce dans le personnage de Philippe Latinovicz : la
distance, et le changement d’époque (Krleža reste délibérément vague quant à la
période mais on ne peut que supposer qu’il s’agit des années 1930), conduisent
inévitablement à la confrontation entre Philippe et cette génération plus âgée
avec laquelle il n’a pas grand-chose en commun (…) Hormis la question de l’art
et du lien entre art et artiste, celle de ce qui fait un individu est l’un des
fils conducteurs du livre. C’est surtout le cas au cours des premiers chapitres
alors que Philippe, tout juste arrivé en ville après toutes ces années
d’absence, tente de réajuster son identité actuelle au manteau de souvenirs qui
l’attendent dans les cafés, les rues et les bâtiments qu’il avait fréquentés
dans son adolescence et qui, eux, semblent n’avoir pas du tout changé».
Malheureusement, la plupart des livres
de Miroslav Krleza traduits en français sont en ce moment épuisés. Il est
urgent que les éditeurs français puissent s´atteler à la tâche de rééditer ces
œuvres qui témoignent de l´imagination prodigieuse d´un grand écrivain du
vingtième siècle.
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