La trajectoire
singulière de Cristina Campo.
La trajectoire personnelle et littéraire de Cristina Campo - dont le
centenaire de la naissance fut commémoré l´année dernière- a à la fois quelque
chose de mystérieux et d´inouï. En choisissant ce pseudonyme, elle a voulu
rendre hommage simultanément à Jésus Christ et aux camps de concentration. Elle
déclarait elle-même qu´elle avait peu écrit, mais qu´elle eût aimé avoir encore
moins écrit. Comme l´a si bien dit Monique Baccelli dans Le Tigre Absence, paru
en novembre 2023 aux éditions Arfuyen (1) ,Cristina Campo, prise entre la
fascination du silence et celle de l´expression, s´interrogeant sur le bien-
fondé de l´écriture avant et pendant la période créative, ne pouvait proférer
que des paroles exactes et rares. Et Monique Baccelli a ajouté : «si cette
«trappiste de la perfection» cède à la tentation du logos c´est moins parce
qu´elle ne peut se détacher de certaines choses, dit-elle encore, que parce que
certaines choses ne peuvent se détacher d´elle».
Vittoria Guerrini –son nom civil – est née le 28 avril 1923, à Bologne, et
a poussé son dernier soupir le 10 janvier 1977 à Rome, à l´âge de 53 ans,
victime d´une insuffisance cardiaque.
Fille unique de Guido Guerrini, musicien et compositeur originaire de
Faenza, et d´ Emilia Putti, petite-fille du poète et critique musical Enrico
Panzacchi et sœur du chirurgien orthopédique Vittorio Putti, Cristina Campo a
grandi isolée dans le cadre familial bourgeois en raison de ses ennuis de
santé. Cette fragilité l´a empêchée de suivre ses études de façon régulière.
Jusqu´en 1925, la famille Guerrini a vécu dans la résidence du professeur
Putti, dans le parc de l´hôpital Rizzoli de Bologne. Par la suite, elle s´est
installée à Parme pendant quelque temps avant de déménager en 1928 à Florence
où Guido Guerrini fut invité à diriger le Conservatoire Luigi Cherubini. Son
séjour dans cette ville si tournée vers la culture a joué un rôle primordial
dans le développement d´une sensibilité artistique chez la jeune Vittoria. Son
amitié avec le germaniste et traducteur Leone Traverso fut décisive dans ce
tournant important de sa vie, mais
d´autres noms comptent parmi ceux qui l´ont initiée aux grandes œuvres de la
littérature –surtout de la poésie – et de la philosophie européennes comme
Mario Luzi, le psychanalyste Gianfranco Draghi –à qui elle doit la découverte
de la pensée de Simone Weil qui exercera sur son esprit une influence
essentielle –la romancière et traductrice Gabriella Bemporad, le philosophe et
historien des religions Elemire Zolla, qu´elle épousera d´ailleurs vers le
début des années soixante, et Margherita
Pieracci Harwell, une femme de lettres qui supervisera la publication de ses
œuvres posthumes, publiées aujourd´hui chez Adelphi, la prestigieuse et élégante maison d´édition milanaise.
Cristina Campo est demeurée à Florence jusqu´en 1955. Elle s´est fait
connaître –on l´a vu –des milieux littéraires et artistiques locaux tout en
observant une conduite plutôt réfractaire à la reconnaissance et aux contacts
avec le grand public, se montrant indifférente aux stratégies de promotion du
marché littéraire en dépit de sa collaboration
dans des revues littéraires comme Posta Letteraria (du Corriere
dell´Adda), La Chimera, Parangone, L´Approdo Letterario, Letteratura ou
Elsinore. Elle a d´ailleurs toujours préféré signer sous des pseudonymes les
ouvrages publiés de son vivant. Outre
les ouvrages de son cru plutôt rares – dans sa pensée comme dans sa périodicité
–Cristina Campo s´est également singularisée en tant que traductrice, en
choisissant des autrices et des auteurs reconnus pour leur écriture élusive ou
moderne comme Katherine Mansfield, Eduard Mörike, William Carlos Williams, Hugo
von Hoffmansthal, Virginia Woolf, John Donne, Marcel Proust et, bien sûr,
Simone Weil.
La critique italienne a parlé de Cristina Campo comme d´une fleur
indéfinissable et inclassable. Si la brièveté de sa vie justifie l´économie de
son œuvre, les réticences de l´autrice, la quête de la perfection, des poèmes
portés à une hauteur insolite expliquent aussi le peu de titres parus de son
vivant, mais également à titre posthume. Ses essais littéraires – si tant est
que l´on puisse les qualifier de la sorte tellement ils débordent le genre –
questionnent, suggèrent sans jamais trancher ou affirmer et n´émettent aucune
théorie, mais– comme nous le rappelle encore Monique Baccelli – passent en
toute liberté, au gré d´une vaste culture, du conté de fée au chant grégorien,
des Pères du désert à Chopin, du rite byzantin à Borges. La plupart de ses
textes en prose ont été rassemblés dans le livre Gli imperdonabili (traduit en
français par Francine de Martinoir, Jean-Batiste Para et Gérard Macé, sous le
titre Les Impardonnables, dans la collection L´imaginaire chez Gallimard).
Cristina Campo définissait la pure poésie, «grand sphinx au visage
illuminé», comme hiéroglyphe et beauté, étranges poèmes inséparables et
indépendants. À ce propos, Monique Baccelli écrit : «le poète, comme le
saint, est aussi un peu acrobate : pour tirer de son effort passe de
nouvelles illuminations, il doit faire comme le baron de Münchhausen qui,
voulant atteindre la lune, coupait sous lui la corde pour la tendre vers
l´astre».
Dans son essai publié en 2019 (2) Les incandescentes (Simone Weil, Maria
Zambrano, Cristina Campo), Elisabeth Bart analyse on ne peut mieux la pensée de
Cristina Campo : «Bien plus que Simone Weil, Cristina Campo fut poète au
sens où l´entend Maria Zambrano, elle s´inscrit dans la lignée des poètes
modernes issus de Baudelaire qui possèdent cette lucidité que son amie
andalouse nomme «la raison poétique». Rappelons que ce concept aux multiples
résonances dont la richesse reste insuffisamment explorée, longuement forgé
dans une méditation sur l´origine de la parole poétique, désigne en premier
lieu «l´autre raison» l´autre conscience de la réalité qui se manifeste dans le
délire, première forme de la parole poétique : le poète a conscience de
son délire alors qu´il arrive au philosophe de délirer en se croyant dans le
plein exercice de la raison».
Cependant, si la poésie est l´expression primesautière du talent de
Cristina Campo, ce talent prend sa source également dans le conte –on l´a déjà
vu plus haut en quelque sorte –et aussi dans la foi, comme le rappelle toujours
Elisabeth Bart dans l´ouvrage déjà cité : «Cristina Campo formule au moyen
de multiples exemples empruntés aux contes ce que Simone Weil a pensé au moyen
des outils mathématiques, à partir des textes des pythagoriciens. Le voyage
spirituel que narrent les contes est l´apprentissage de l´attention, d´une
contemplation de la nécessité pour la dépasser. En d´autres termes, la lecture
des contes l´a initiée à une poétique relevant d´une expérience mystique où la
nuit obscure -la perte de la vision –fraie la descente de la grâce, ce
qu´indique la référence à la parabole, si chère à Simone Weil, de l´oiseau de
l´Upanishad (…) Alors que Simone Weil insistait sur la condition d´une
intelligence animée par l´amour pour accéder à l´harmonie, à la beauté du
monde, Cristina Campo insiste sur la condition de la foi, une foi intense, pour
déchiffrer les symboles qui sont les clés de l´espace absolu, de l´hortus
paradisus».
Simone Weil a indiscutablement eu une influence fondamentale, on l´a vu,
dans la pensée de Cristina Campo qui, fidèle à son œuvre, s´est occupée du
dossier que la revue Letteratura a consacré à la philosophe française en 1959,
et en 1963 elle a terminé la traduction de Venise sauvée, pièce de théâtre
inachevée de Simone Weil sur le projet avorté du renversement de la République
Vénitienne par les Espagnols en 1618. Dans
une lettre de 1956, Cristina Campo a écrit sur Simone Weil ce qui suit :
«Simone me rend tangible tout ce que je n´ose croire. Ainsi devons-nous devenir
l´idiot du village, devenir des génies… Je pressentais confusément que l´on
pouvait devenir des génies (et non des talents), mais personne jusqu´à ce jour
ne m´avait dit que c´était possible. Quel dommage de ne pas être né idiot du
village…mais il arrive que Dieu y pourvoie d´une autre manière. Ainsi pour ma
part dois-je aimer cette lame froide qui, un jour, est venue se coincer entre
les gonds de mon âme pour la maintenir bien ouverte à la parole de ceux qui
n´ont pas de langage…».
Cristina Campo était en fait une figure singulière, nourrissant le
paradoxe, comme l´a souligné Pietro Citati, et scandalisant et irritant son
temps par l´étrangeté de sa démarche intellectuelle. C´était une femme
élégante, mais d´une élégance surtout intérieure dont l´écho passionnel et
spirituel se retrouve dans son écriture. Parmi sa correspondance, l´une des
plus importantes est celle qu´elle a entretenue avec la poète argentine
Alejandra Pizarnik (voir la chronique de juin 2022) pendant sept ans entre 1963 et 1970. Elles se
sont connues à Paris et elles avaient des points en commun dont l´insomnie, le
«jeûne des yeux» et la quête de l´absolu, celle de Cristina Campo vers
l´éternel, celle d´Alejandra Pizarnik vers l´abîme. La poète argentine a dédié
à son interlocutrice intérieure –c´est ainsi qu´elle dénommait Cristina Campo-
le poème «Anneaux de cendre».
La spiritualité était une caractéristique centrale chez Cristina
Campo : «La liturgie jaillit de ma plume quoi que j´écrive». Elle a,
d´ailleurs, rédigé une foule de textes inspirés par la liturgie byzantine, une
sorte de poésie sous forme de prière. En 1974, elle a préparé un texte - publié
par l´éditeur Rusconi et quasi-immédiatement retiré après l´ intervention du
Vatican - prenant la défense de Monseigneur Marcel Lefebvre, un évêque français
qui prônait un catholicisme intégriste et qui serait plus tard excommunié par
le Pape Jean Paul II en 1988. Le directeur éditorial de Rusconi à l´époque,
Alfredo Cattabiani a proféré un jour sur Cristina Campo des affirmations tout à
fait atypiques : «C´était une extrémiste, je dirai presque que c´était
plutôt Lefebvre le disciple de Cristina Campo et non pas l´inverse».
Depuis la mort de son père, en 1965, Cristina Campo a déménagé sur
l´Aventin, à Rome. Elle y était proche de l´abbaye bénédictine de Sant´Anselmo,
où les offices étaient toujours célébrés en grégorien. Lorsque, à son tour,
l´abbaye a adopté la liturgie postconciliaire, elle s´est tournée vers l´église
du Russicum (Ponteficium Collegium Russicum), où se maintenait le rite
byzantin.
Cinquante –trois de vie ont rendu cette figure singulière de la littérature
italienne –«une vestale discrète» selon le titre d´un article de Cettina Caliò,
paru le 23 mai 2023 sur le quotidien Il Foglio -une des poètes majeures de ce
que les italiens dénomment le Novecento (le vingtième siècle). Nous terminons
cette chronique avec un court poème de Cristina Campo (3) tiré du livre Pas
d´adieu (Passo d´addio) : «Pieuse comme la branche/ployée par tant de
neiges/joyeuse comme un bûcher/sur des collines d´oubli, /sur des lames
acérées/en blanche tunique d´orties, /je t´apprendrai, mon âme, /ce pas d´adieu…».
(1) in Cristina Campo, Le Tigre Absence, édition bilingue,
traduit de l´italien et présenté par Monique Baccelli, éditions Arfuyen,
Paris-Orbey, novembre 2023.
(2) Elisabeth Bart, Les incandescentes (Simone Weil, Maria
Zambrano, Cristina Campo), éditions Pierre –Guillaume de Roux, Paris, 2019.
Nouvelle édition : éditions R&N, Paris, mai 2023.
(3) Texte original italien, traduit par Monique
Baccelli : «Devota come ramo/curvato da molte nevi/allegra come falò/per
colline d´oblio, /su acutissime làmine/in bianca maglia d´ortiche, /ti
insegnerò, mia anima, /questo passo d´addio…» Le Tigre Absence.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire