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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

jeudi 29 février 2024

Chronique de mars 2024.

 



La trajectoire singulière de Cristina Campo.

La trajectoire personnelle et littéraire de Cristina Campo - dont le centenaire de la naissance fut commémoré l´année dernière- a à la fois quelque chose de mystérieux et d´inouï. En choisissant ce pseudonyme, elle a voulu rendre hommage simultanément à Jésus Christ et aux camps de concentration. Elle déclarait elle-même qu´elle avait peu écrit, mais qu´elle eût aimé avoir encore moins écrit. Comme l´a si bien dit Monique Baccelli dans Le Tigre Absence, paru en novembre 2023 aux éditions Arfuyen (1) ,Cristina Campo, prise entre la fascination du silence et celle de l´expression, s´interrogeant sur le bien- fondé de l´écriture avant et pendant la période créative, ne pouvait proférer que des paroles exactes et rares. Et Monique Baccelli a ajouté : «si cette «trappiste de la perfection» cède à la tentation du logos c´est moins parce qu´elle ne peut se détacher de certaines choses, dit-elle encore, que parce que certaines choses ne peuvent se détacher d´elle».

Vittoria Guerrini –son nom civil – est née le 28 avril 1923, à Bologne, et a poussé son dernier soupir le 10 janvier 1977 à Rome, à l´âge de 53 ans, victime d´une insuffisance cardiaque.

Fille unique de Guido Guerrini, musicien et compositeur originaire de Faenza, et d´ Emilia Putti, petite-fille du poète et critique musical Enrico Panzacchi et sœur du chirurgien orthopédique Vittorio Putti, Cristina Campo a grandi isolée dans le cadre familial bourgeois en raison de ses ennuis de santé. Cette fragilité l´a empêchée de suivre ses études de façon régulière. Jusqu´en 1925, la famille Guerrini a vécu dans la résidence du professeur Putti, dans le parc de l´hôpital Rizzoli de Bologne. Par la suite, elle s´est installée à Parme pendant quelque temps avant de déménager en 1928 à Florence où Guido Guerrini fut invité à diriger le Conservatoire Luigi Cherubini. Son séjour dans cette ville si tournée vers la culture a joué un rôle primordial dans le développement d´une sensibilité artistique chez la jeune Vittoria. Son amitié avec le germaniste et traducteur Leone Traverso fut décisive dans ce tournant important de  sa vie, mais d´autres noms comptent parmi ceux qui l´ont initiée aux grandes œuvres de la littérature –surtout de la poésie – et de la philosophie européennes comme Mario Luzi, le psychanalyste Gianfranco Draghi –à qui elle doit la découverte de la pensée de Simone Weil qui exercera sur son esprit une influence essentielle –la romancière et traductrice Gabriella Bemporad, le philosophe et historien des religions Elemire Zolla, qu´elle épousera d´ailleurs vers le début des années soixante,  et Margherita Pieracci Harwell, une femme de lettres qui supervisera la publication de ses œuvres posthumes, publiées aujourd´hui chez Adelphi, la prestigieuse et  élégante maison d´édition milanaise.

Cristina Campo est demeurée à Florence jusqu´en 1955. Elle s´est fait connaître –on l´a vu –des milieux littéraires et artistiques locaux tout en observant une conduite plutôt réfractaire à la reconnaissance et aux contacts avec le grand public, se montrant indifférente aux stratégies de promotion du marché littéraire en dépit de sa collaboration  dans des revues littéraires comme Posta Letteraria (du Corriere dell´Adda), La Chimera, Parangone, L´Approdo Letterario, Letteratura ou Elsinore. Elle a d´ailleurs toujours préféré signer sous des pseudonymes les ouvrages publiés de son vivant.  Outre les ouvrages de son cru plutôt rares – dans sa pensée comme dans sa périodicité –Cristina Campo s´est également singularisée en tant que traductrice, en choisissant des autrices et des auteurs reconnus pour leur écriture élusive ou moderne comme Katherine Mansfield, Eduard Mörike, William Carlos Williams, Hugo von Hoffmansthal, Virginia Woolf, John Donne, Marcel Proust et, bien sûr, Simone Weil. 

La critique italienne a parlé de Cristina Campo comme d´une fleur indéfinissable et inclassable. Si la brièveté de sa vie justifie l´économie de son œuvre, les réticences de l´autrice, la quête de la perfection, des poèmes portés à une hauteur insolite expliquent aussi le peu de titres parus de son vivant, mais également à titre posthume. Ses essais littéraires – si tant est que l´on puisse les qualifier de la sorte tellement ils débordent le genre – questionnent, suggèrent sans jamais trancher ou affirmer et n´émettent aucune théorie, mais– comme nous le rappelle encore Monique Baccelli – passent en toute liberté, au gré d´une vaste culture, du conté de fée au chant grégorien, des Pères du désert à Chopin, du rite byzantin à Borges. La plupart de ses textes en prose ont été rassemblés dans le livre Gli imperdonabili (traduit en français par Francine de Martinoir, Jean-Batiste Para et Gérard Macé, sous le titre Les Impardonnables, dans la collection L´imaginaire chez Gallimard).

Cristina Campo définissait la pure poésie, «grand sphinx au visage illuminé», comme hiéroglyphe et beauté, étranges poèmes inséparables et indépendants. À ce propos, Monique Baccelli écrit : «le poète, comme le saint, est aussi un peu acrobate : pour tirer de son effort passe de nouvelles illuminations, il doit faire comme le baron de Münchhausen qui, voulant atteindre la lune, coupait sous lui la corde pour la tendre vers l´astre».   

Dans son essai publié en 2019 (2) Les incandescentes (Simone Weil, Maria Zambrano, Cristina Campo), Elisabeth Bart analyse on ne peut mieux la pensée de Cristina Campo : «Bien plus que Simone Weil, Cristina Campo fut poète au sens où l´entend Maria Zambrano, elle s´inscrit dans la lignée des poètes modernes issus de Baudelaire qui possèdent cette lucidité que son amie andalouse nomme «la raison poétique». Rappelons que ce concept aux multiples résonances dont la richesse reste insuffisamment explorée, longuement forgé dans une méditation sur l´origine de la parole poétique, désigne en premier lieu «l´autre raison» l´autre conscience de la réalité qui se manifeste dans le délire, première forme de la parole poétique : le poète a conscience de son délire alors qu´il arrive au philosophe de délirer en se croyant dans le plein exercice de la raison».

Cependant, si la poésie est l´expression primesautière du talent de Cristina Campo, ce talent prend sa source également dans le conte –on l´a déjà vu plus haut en quelque sorte –et aussi dans la foi, comme le rappelle toujours Elisabeth Bart dans l´ouvrage déjà cité : «Cristina Campo formule au moyen de multiples exemples empruntés aux contes ce que Simone Weil a pensé au moyen des outils mathématiques, à partir des textes des pythagoriciens. Le voyage spirituel que narrent les contes est l´apprentissage de l´attention, d´une contemplation de la nécessité pour la dépasser. En d´autres termes, la lecture des contes l´a initiée à une poétique relevant d´une expérience mystique où la nuit obscure -la perte de la vision –fraie la descente de la grâce, ce qu´indique la référence à la parabole, si chère à Simone Weil, de l´oiseau de l´Upanishad (…) Alors que Simone Weil insistait sur la condition d´une intelligence animée par l´amour pour accéder à l´harmonie, à la beauté du monde, Cristina Campo insiste sur la condition de la foi, une foi intense, pour déchiffrer les symboles qui sont les clés de l´espace absolu, de l´hortus paradisus». 

Simone Weil a indiscutablement eu une influence fondamentale, on l´a vu, dans la pensée de Cristina Campo qui, fidèle à son œuvre, s´est occupée du dossier que la revue Letteratura a consacré à la philosophe française en 1959, et en 1963 elle a terminé la traduction de Venise sauvée, pièce de théâtre inachevée de Simone Weil sur le projet avorté du renversement de la République Vénitienne par les Espagnols en 1618.  Dans une lettre de 1956, Cristina Campo a écrit sur Simone Weil ce qui suit : «Simone me rend tangible tout ce que je n´ose croire. Ainsi devons-nous devenir l´idiot du village, devenir des génies… Je pressentais confusément que l´on pouvait devenir des génies (et non des talents), mais personne jusqu´à ce jour ne m´avait dit que c´était possible. Quel dommage de ne pas être né idiot du village…mais il arrive que Dieu y pourvoie d´une autre manière. Ainsi pour ma part dois-je aimer cette lame froide qui, un jour, est venue se coincer entre les gonds de mon âme pour la maintenir bien ouverte à la parole de ceux qui n´ont pas de langage…».

Cristina Campo était en fait une figure singulière, nourrissant le paradoxe, comme l´a souligné Pietro Citati, et scandalisant et irritant son temps par l´étrangeté de sa démarche intellectuelle. C´était une femme élégante, mais d´une élégance surtout intérieure dont l´écho passionnel et spirituel se retrouve dans son écriture. Parmi sa correspondance, l´une des plus importantes est celle qu´elle a entretenue avec la poète argentine Alejandra Pizarnik (voir la chronique de juin 2022)  pendant sept ans entre 1963 et 1970. Elles se sont connues à Paris et elles avaient des points en commun dont l´insomnie, le «jeûne des yeux» et la quête de l´absolu, celle de Cristina Campo vers l´éternel, celle d´Alejandra Pizarnik vers l´abîme. La poète argentine a dédié à son interlocutrice intérieure –c´est ainsi qu´elle dénommait Cristina Campo- le poème «Anneaux de cendre».

La spiritualité était une caractéristique centrale chez Cristina Campo : «La liturgie jaillit de ma plume quoi que j´écrive». Elle a, d´ailleurs, rédigé une foule de textes inspirés par la liturgie byzantine, une sorte de poésie sous forme de prière. En 1974, elle a préparé un texte - publié par l´éditeur Rusconi et quasi-immédiatement retiré après l´ intervention du Vatican - prenant la défense de Monseigneur Marcel Lefebvre, un évêque français qui prônait un catholicisme intégriste et qui serait plus tard excommunié par le Pape Jean Paul II en 1988. Le directeur éditorial de Rusconi à l´époque, Alfredo Cattabiani a proféré un jour sur Cristina Campo des affirmations tout à fait atypiques : «C´était une extrémiste, je dirai presque que c´était plutôt Lefebvre le disciple de Cristina Campo et non pas l´inverse».

Depuis la mort de son père, en 1965, Cristina Campo a déménagé sur l´Aventin, à Rome. Elle y était proche de l´abbaye bénédictine de Sant´Anselmo, où les offices étaient toujours célébrés en grégorien. Lorsque, à son tour, l´abbaye a adopté la liturgie postconciliaire, elle s´est tournée vers l´église du Russicum (Ponteficium Collegium Russicum), où se maintenait le rite byzantin.

Cinquante –trois de vie ont rendu cette figure singulière de la littérature italienne –«une vestale discrète» selon le titre d´un article de Cettina Caliò, paru le 23 mai 2023 sur le quotidien Il Foglio -une des poètes majeures de ce que les italiens dénomment le Novecento (le vingtième siècle). Nous terminons cette chronique avec un court poème de Cristina Campo (3) tiré du livre Pas d´adieu (Passo d´addio) : «Pieuse comme la branche/ployée par tant de neiges/joyeuse comme un bûcher/sur des collines d´oubli, /sur des lames acérées/en blanche tunique d´orties, /je t´apprendrai, mon âme, /ce pas d´adieu…».

(1)  in Cristina Campo, Le Tigre Absence, édition bilingue, traduit de l´italien et présenté par Monique Baccelli, éditions Arfuyen, Paris-Orbey, novembre 2023.

(2)  Elisabeth Bart, Les incandescentes (Simone Weil, Maria Zambrano, Cristina Campo), éditions Pierre –Guillaume de Roux, Paris, 2019. Nouvelle édition : éditions R&N, Paris, mai 2023.

(3)  Texte original italien, traduit par Monique Baccelli : «Devota come ramo/curvato da molte nevi/allegra come falò/per colline d´oblio, /su acutissime làmine/in bianca maglia d´ortiche, /ti insegnerò, mia anima, /questo passo d´addio…» Le Tigre Absence.

 

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