Ténèbres lituaniennes.
Comme les deux autres républiques baltes, la Lituanie ne défraye pas
souvent la chronique et pourtant, comme tout autre pays, elle a ses splendeurs
et ses misères. Au vingtième siècle, elle fut un État indépendant dans l´entre
deux-guerres avant de filer un mauvais coton pendant la Seconde Guerre Mondiale
où elle fut occupée d´abord par l´Union Soviétique, puis par l´Allemagne nazie,
puis à nouveau par l´Union Soviétique. La Lituanie - comme l´Estonie et la
Lettonie - n´a recouvré l´indépendance qu´en 1991.
La saison de la Lituanie en France qui s´est déroulée du 12 septembre au 12
décembre fut pour le public français une occasion en or pour découvrir les
pépites de la littérature lituanienne. Si le mois dernier, j´ai évoqué ici le
franco-lituanien Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz (en langue lituanienne
Oskaras Vladislovas Liubic Milos-Milasius), un classique de langue française,
ce mois-ci, c´est bien le moment de divulguer un auteur contemporain écrivant
dans sa langue natale qui répond au nom de Sigitas Parulskis.
Né le 10 février 1965 à Obeliai, Rokiskis, Sigitas Parulskis est donc un
écrivain et critique littéraire lituanien dont le franc-parler a souvent poussé
nombre d´observateurs à le rapprocher du
mythique Charles Bukowski. Lauréat du Prix National de la Culture et de l´Art
lituanien, il s´est également vu décerner- ceci en 2012- le titre de «Personne
de tolérance de l´année» après la parution du roman dont il est question ici,
Ténèbres et compagnie, publié en septembre dernier par les éditions Agullo et
traduit par Marielle Vitureau. En Lituanie, ce roman a suscité polémique et
émotion étant donné que Sigitas Parulskis s´est attaqué à un des grands tabous
de l´Histoire contemporaine du pays : le rôle actif d´un nombre important
de Lituaniens dans le génocide des juifs pendant l´occupation nazie, survenue
en 1941 à la suite de l´opération Barbarossa. On estime que 94% de la
population juive du pays fut alors exterminée. Pour beaucoup de Lituaniens, les
Juifs étaient suspectés d´avoir collaboré avec les bolcheviques pendant l´occupation
de 1940.
Dans la postface que l´auteur lui-même a rédigée et qui fut publiée à
Vilnius en 2015 sous le titre «La rue sans nom», il discourt sur la polémique
que son roman a suscitée lors de sa parution. On s´interrogeait avec un brin de
perplexité sur les raisons qui l´avaient poussé à écrire sur ce sujet. On lui a
reproché de ne pas avoir choisi d´écrire sur les partisans de la résistance
lituanienne assassinés par les Soviétiques ou sur les juifs du NKVD. Or, il
fallait le faire puisque la vérité là-dessus a longtemps été mise sous le
boisseau. Sigitas Parulskis lui-même y fut jadis insensible. C´est en 2010, en
visitant l´Imperial War Museum (Musée de la Guerre) à Londres, qu´il a pris
conscience de l´ampleur du massacre des Juifs en Lituanie. Rien que dans sa
petite ville du nord du pays, les nazis et les collaborateurs locaux ont
assassiné 1160 Juifs. Il fallait donc que la littérature rachète la vérité.
L´intrigue du roman s´amorce en 1941. Vincentas, photographe, conclut un
pacte morbide avec un officier SS : en échange de sa sécurité et de celle
de Judita, son amante juive (mariée à Aleksandras), il photographiera les massacres de juifs dans
les villages et les forêts de sa patrie occupée. Vincentas devient alors,
malgré lui, le témoin de l´assassinat
massif des juifs et se transforme en observateur impuissant face aux événements
se déroulant autour de lui.
Dans ce roman, le narrateur dépeint des scènes fort cruelles qui démontrent
à quel point l´homme peut, selon les circonstances, tomber dans la barbarie et
la folie meurtrière les plus abjectes. Parsemée de références littéraires et
religieuses, il déconcerte dès le début où Vincentas voit les personnages qu´il
observe se transformer en cochons. Dans la page 45, on trouve une scène dans
laquelle l´officier SS intime à ses subordonnés l´ordre de déshabiller un
lieutenant russe afin de l´humilier : «Après avoir perdu ses habits,
l´individu perd une partie de sa confiance, surtout s´il se trouve en face
d´autres personnes habillées. Ainsi, si vous voulez prendre l´avantage sur
votre ennemi, déshabillez-le, ôtez-lui la possibilité de se cacher. (Là, il ne
parlait pas uniquement des vêtements.) Ôtez-lui sa famille, son espoir, son
avenir, sa nourriture et ainsi de suite, le plus important est qu´il n´ait plus
rien derrière quoi se dissimuler. Alors, vous l´aurez vaincu». Le photographe
Vincentas, témoin de la scène, reste interdit devant la froideur étalée
entre-temps par l´officier en tuant le lieutenant russe : «Puis l´officier
SS sortit élégamment son revolver, fit un pas vers l´avant et tira dans
l´occiput du détenu russe. Celui-ci s´écroula sans bruit, il s´effondra tout
simplement sur place. La leçon était terminée. L´élégance avec laquelle
l´Allemand exécuta son geste interpella Vincentas. Le SS avait sorti son arme à
feu comme on sortirait une épée ou un fleuret dans un combat duquel il n´aurait
été que l´unique vainqueur».
Tout le roman est traversé par une idée de mort, de fragilité de
l´existence et, dans un autre registre, d´égoïsme aussi. Vincentas, le
protagoniste, en a conscience en regardant sa mère s´occuper patiemment de son
mari (Juozapas, le beau-père de Vincentas) qui est en train de mourir :
«Juozapas ne parlait presque plus. Il se plaignait d´avoir la bouche sèche, sa
langue fourchait, il respirait de plus en plus difficilement. Impossible
d´appeler un médecin, les médicaments manquaient. Et il y avait de surcroît
cette odeur : une odeur persistante de pisse et de chair en décomposition.
Ce n´était pas évident de s´y habituer, même si on finit par se faire à tout.
Même à l´odeur de la mort. Tant qu´un homme est en bonne santé, il n´y pense
pas, de telles odeurs ne l´agacent pas. Et si ses narines perçoivent une odeur
de pourriture émanant de quelque part, chacun détourne rapidement son nez, et
prétend qu´il s´agit seulement d´une partie insignifiante de la vie, un
fragment superflu de l´existence. Ce n´est pas la mienne, cela n´a rien à voir
avec moi. Peu importe que ce soit occasionnel, ce jour finira par arriver.
L´important est ce qui se déroule maintenant».
Cette histoire nous surprend à chaque instant, non seulement par sa verve
romanesque, mais aussi par la philosophie qui s´en dégage. On peut dire qu´à
travers ses personnages l´auteur nous pousse à réfléchir sur les grands thèmes
de la condition humaine : le désespoir, l´amour, l´homme devant l´absurde
de la vie, la souffrance, la guerre ou la mort.
La relation entre Vincentas et Judita nous interpelle sur l´impossibilité
d´un amour dans un monde qui s´effondre. Peut-il survivre à la guerre, aux
options de chaque individu devant les défis qu´il faut relever ? Le sort
de quelques personnages de l´histoire dont celui de l´officier SS et de
Vincentas est surprenant et nous rappelle que l´homme ne maîtrise pas son
destin.
Un des dialogues les plus édifiants du roman est celui qui se déroule après
la fin de la guerre entre Vincentas et son médecin. Que reste-t-il après la
guerre ? Vincentas se dit –et je cite – que le bourreau et la victime –et
cela s´applique également à un épisode horrible que je me permets de ne pas
révéler aux lecteurs afin qu´ils le découvrent en lisant le roman –que le
bourreau et la victime, donc, connaissent la vérité, quant au témoin, au
spectateur, il n´obtient que l´impression de la vérité. Peu importe réellement
que cette impression soit forte ou faible. D´une manière ou d´une autre, elle
s´estompera et deviendra un souvenir lointain et blafard, mais le bourreau et
la victime n´oublieront jamais la vérité. Et c´est le plus important. Plus
loin, le médecin affirme : «La guerre est comme un scalpel dévoilant
l´intérieur pourri d´un homme d´une seule entaille, sans aucune pitié. Et,
malheureusement, il est impossible de le guérir». En écoutant cela, Vincentas pense
à une question que Judita lui a posée un jour sur la cruauté des Lituaniens
envers les Juifs : «Que peut-on attendre d´un peuple qui idolâtre la
torture et la mort ?». Ne sachant quoi lui répondre, il s´est tu, se
disant que dans ce monde tout est immuable depuis longtemps, à l´exception du
gardien de cimetière.
Roman d´une puissance à couper le souffle, Ténèbres et compagnie met à nu
la passivité et la complicité de nombre de Lituaniens dans l´extermination des
Juifs par les troupes nazies et fait connaître en France, grâce aux éditions
Agullo, Sigitas Parulskis, un grand écrivain européen, un nom définitivement à
retenir.
Sigitas Parulskis, Ténèbres et compagnie, traduit du lituanien par
Marielle Vitureau, Éditions Agullo, Villenave d´Ornon, septembre 2024.
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