Stanislaw I. Witkiewicz: La verve de
l´avant-garde littéraire polonaise.
Le Polonais Witold Gombrowicz, un des
écrivains les plus géniaux du vingtième siècle, a dit un jour : «Nous
étions trois : Witkiewicz, Bruno Schulz et moi-même-les trois
mousquetaires de l´avant-garde polonaise. Seul Witkiewicz reste à découvrir».
En effet, si Witold Gombrowicz et Bruno
Schulz ont acquis au fil du temps –le premier encore de son vivant, le deuxième
post-mortem – une notoriété littéraire à l´échelle internationale, aujourd´hui
indiscutable, Stanislaw I. Witkiewicz soit par le nombre de traductions, soit
par la pénurie d´études académiques qui lui sont consacrées (1), reste, par
bien des côtés, un auteur notoirement méconnu. Néanmoins, en Pologne, il fut
élevé ces dernières années au rang d´un classique.
Stanislaw Ignacy Witkiewicz dit Witkacy
(contraction de Witkiewicz Ignacy,
comme les noms latins polonisés : Horatius-Horacy) né le 24 février
1885 à Varsovie et mort (par suicide) le 18 septembre 1939 (2) à Jeziory
Wielkie, en Polésie (aujourd´hui Velyki Ozera, en Ukraine) fut romancier,
dramaturge, philosophe, pamphlétaire, peintre et photographe. Il était fils
d´un important peintre polonais, théoricien de l´art, qui portait le même nom
(Stanislaw Witkiewicz) et qui a créé le Style de Zakopane, un style
architectural qui était une synthèse entre des motifs et constructions
traditionnelles des Carpates enrichis d´éléments Art Nouveau. De ce fait, le
petit Stanislaw a passé son enfance et son adolescence à Zakopane où il a reçu
une éducation fort libérale.
En 1910, une nouvelle funeste l´a
frappé de plein fouet : le suicide de sa fiancée. Bouleversé, il a décidé
de partir en voyage en Nouvelle –Guinée en compagnie de son ami Bronislaw
Malinowski, futur ethnologue et anthropologue. Lorsque la première guerre
mondiale eut éclaté, il s´est enrôlé dans l´armée du tsar, une attitude
nullement surprenante étant donné qu´une grande partie de la Pologne était
alors sous emprise russe. Ensuite, il est revenu dans son pays et il a commencé
à développer sa théorie esthétique de la forme pure. En effet, il fut membre du
premier groupe polonais avant-gardiste, le Formisme, et créateur de
l´Entreprise Portraitiste. En théoricien de l´art, il a écrit des ouvrages
importants dans ce domaine comme Les Formes Nouvelles en Peinture, paru en
1919, et De la forme pure, publié en 1921.
En tant qu´écrivain et avant-gardiste,
il n´a jamais déployé de grands efforts pour acquérir la notoriété auprès du
grand public. A vrai dire, le problème avec Witkiewicz, comme nous le rappelle
son traducteur en français Alain van Crugten, c est qu´il a fait parler de lui
davantage comme théoricien de l´art ou de la culture, ou comme polémiste, que
comme auteur dramatique ou romancier. Dans sa préface du roman
L´inassouvissement –publiée dans la traduction des éditions L´Âge d´Homme en
1970, et reprise dans la traduction revue et corrigée de 2019 pour les éditions
Noir sur Blanc -, Alain van Crugten écrit : «Si l´on s´intéressait bien
plus à ses théories qu´à son œuvre créatrice, c´est sans doute parce que
Witkiewicz dans sa rage individualiste, était bien plus préoccupé de prouver au
monde entier qu´il avait raison que d´imposer ses pièces sur la scène
polonaise, par exemple. Ce n´était certes pas le meilleur moyen de faire
connaître son œuvre puisque, chose caractéristique, on parle beaucoup plus de lui que l´on n´écrivit à son sujet.
Personnage connu et même célèbre, controversé et pas pris au sérieux, il resta
une vedette de l´actualité artistique bien plus par ses frasques et ses
excentricités de «play-boy» de la bohème que par le retentissement de ses
romans ou de son théâtre. Il puisait dans cette situation un motif d´aigreur,
mais par goût de l´originalité, par haine de l´esprit de compromis –et aussi,
disons-le, avec un brin de masochisme intellectuel –il se refusait à modifier
une attitude de hauteur intransigeante, qui éloignait de lui le succès ou même
la simple reconnaissance de sa valeur d´artiste». Alain van Crugten considère
aussi que Witkiewicz se sentait avant tout un philosophe et que dans ses
romans, surtout dans L´Inassouvissement, la passion de la méditation
métaphysique, de la réflexion sur les fins dernières de l´homme est présente à
chaque page. Cette méditation entraîne le lecteur dans de continuelles
digressions et citations savantes, peut-être pour le bonheur d´un lecteur
exigeant, mais toujours est-il que ce procédé rend la lecture plutôt ardue. Il
faut reconnaître tout de même que Witkiewicz était incapable de procéder
autrement puisque son œuvre est le reflet fidèle du psychisme de l´auteur. En
effet, on y suit la démarche de la pensée d´un homme tourmenté, métaphysicien
par tous les pores de son être et régulièrement assailli par l´angoissant
mystère que constitue la présence de l´homme dans l´infini de l´univers. Quoi
qu´il en soit, le lecteur en sort parfois déboussolé vu que des pages entières
de discussion sur Husserl, Carnap et autres penseurs contemporains alternent
avec de brutales descriptions de scènes érotiques.
De par son attitude contestataire, il
fut souvent incompris. Sur la trentaine de pièces de théâtre que comportait son
œuvre, une dizaine seulement ont été jouées de son vivant. La critique l´a
éreinté et ses pièces, jugées absurdes et incompréhensibles, n´ont pas rencontré de succès. On lui
reprochait aussi de se complaire dans un non-sens gratuit et de se moquer du
public alors que ses pièces sont d´une énorme richesse étant donné qu´elles affichent
–comme nous le rappelle encore Alain van Crugten -un mélange détonnant de
surréalisme, d´expressionisme, voire d´existentialisme. Il a repoussé toutes
les critiques en publiant des articles polémiques qui défendaient la seule
dramaturgie possible à ses yeux : celle de «la forme pure». Il a connu
tout de même une certaine notoriété en Bohême polonaise et a entretenu de
relations épistolaires avec des philosophes polonais et étrangers (notamment
britanniques et allemands). Matka (La Mère) et Szewcy (Les Cordonniers)
marquent le sommet d´un art dramatique que l´on peut parfois rapprocher, par
certains thèmes, de Maurice Maeterlinck et d´Henrik Johan Ibsen. Il faut
ajouter que sa «Théorie de la forme pure» a influencé le théâtre du célèbre
metteur en scène Tadeusz Kantor (1915-1990).
Quant à son œuvre romanesque, elle
n´est pas particulièrement prolifique en nombre de titres mais décisive dans
l´évaluation globale de ses textes. Il a écrit quatre romans : 622 upadki
Bunga czyli Demoniczna kobieta, écrit en 1911, mais publié à titre
posthume en 1972 et traduit en français par Lena Blyskowska et Alain van Crugten sous le titre Les 622
Chutes de Bungo en 1979 chez L´Âge d´Homme (Lausanne) ; Pożegnanie
jesieni (1927),
paru en français sous le titre L´Adieu à l´Automne, en 1972, traduit par Alain
van Crugten, toujours chez L´Âge
d´Homme ; Nienasycenie (1930), publié en français sous le
titre L´Inassouvissement, en 1970, traduit par Alain van Crugten, encore
aux éditions L´Âge d´Homme, mais repris en 2019 par les éditions Noir sur Blanc,
et enfin Jedyne wyjście (1931–1933), paru en
français en 2001, sous le titre L´unique issue, traduit par Alain van Crugten, chez L´Âge d´Homme.
De tous ces romans, le plus novateur et atypique est sans
l´ombre d´un doute L´Inassouvissement, roman inclassable. Utopie pessimiste, autobiographie
hallucinée et uchronie terrifiante sont quelques-unes des désignations
qu´on lui a attribuées. Selon Luc Olivier d´Algange (3), un des points centraux
de l´œuvre est ce que l´auteur dénomme lui-même le nivellisme :
«Witkiewicz se donne la mort au moment où la Pologne semble vaincue, et la
civilisation elle-même. Dans L´Inassouvissement, l´avenir est au nivellisme,
autrement dit, à la suprême égalité de
la mort. Witkiewicz se pose ainsi, une dernière fois, la question de
l´individu, au moment où celui-ci est sur le point de disparaître dans la
massification. Qu´est-ce, pour Witkiewicz, qu´un individu ? Rien d´autre
qu´un influx de forces contradictoires, un exilé dans son pays lui-même et
enfin, pour cet homme qui fut moraliste mais peu moralisateur, un drôle
d´individu, une sorte de mauvais sujet, une présence dont la vocation est de
tenir ses semblables en éveil». Plus loin, Luc Olivier d´Algange ajoute que le
nivellisme est également, et surtout, une négation de la nature humaine dans
ses nuances : «Emprisonné dans un seul temps, dans un seul état de
conscience et d´être, nous voici, tel du bétail, ou des rats traqués, livrés à
la pire des régressions, au nom du Progrès et du bien moral».
Le sujet de L´Inassouvissement est, à première vue, des
plus grotesques. Dans un avenir proche, l´Europe est envahie par les Sino-
Mongols, et asservie à leur philosophie Murti-Bing. Impuissant à se défendre,
car irrémédiablement décadent, l´Occident dépose les armes. La déliquescence
est encouragée par la distribution de pilules de davamesk, qui, à l´instar de
la «société dancingo-sportive» ont l´avantage de simplifier le monde, rendant
le questionnement existentiel superflu. L´Europe en décadence qui répertorie
tous les types représentatifs d´intellectuels, d´artistes, de femmes fatales,
de mantes religieuses ou de politiciens à vestes réversibles, sans oublier les
grandes fauves du terrorisme, constitue l´arrière-fond de cette grande
symphonie crépusculaire.
L´Inassouvissement, qui prend des allures de roman
d´anticipation, fut publié dix-neuf ans avant 1984 de Georges Orwell et la même
année à peu près que Brave New World (Le meilleur des mondes) d´Aldous Huxley
et propose une vision d´une société dont le dessein serait l´asservissement de
la personne humaine. Dns son brillant essai La pensée captive, paru en 1953,
l´écrivain Czeslaw Milosz (1911-2004) qui serait couronné en 1980 du Prix Nobel
de Littérature (4), évoquait ce roman de son compatriote Witkiewicz et son côté
en quelque sorte prémonitoire ou visionnaire au moment où la Pologne et
l´Europe de l´Est en général basculaient dans les démocraties populaires.
Czeslaw Milosz écrit notamment : «Depuis sa mort, sa prophétie n´a cessé
de se vérifier jusqu´au moindre détail, dans une grande partie du continent
européen (…) Les Occidentaux sont trop souvent enclins à concevoir le sort des
pays convertis exclusivement en termes de contrainte et d´oppression. C´est là
une erreur. Par delà le besoin de se mettre à l´abri de la misère et de la
destruction physique, il existe là-bas une soif d´harmonie spirituelle et de
bonheur. Le sort de certains hommes épris d´une conséquence rigoureuse, non
dialectique, comme Witkiewicz, est un avertissement pour bien des
intellectuels. Ils voient autour d´eux des exemples lamentables : par les
rues des villes errent les fantômes intransigeants de ceux qui ne veulent
prendre part à rien, des émigrés intérieurs, rongés de haine au point de ne
plus contenir en eux que cette haine, et qui sont vides comme des noix creuses.
Pour comprendre la situation d´un écrivain dans les démocraties populaires, il
faut chercher les raisons de son activité et se demander comment il maintient
–à grand´peine –son équilibre. Quoi qu´on puisse dire, la nouvelle foi permet
de vivre une vie active et pleine de mouvement. Et Murti-Bing, infiniment plus
que pour le paysan ou l´ouvrier, est tentant pour l´intellectuel. Pour lui,
Murti-Bing est ce qu´une bougie est pour un papillon de nuit. Il tourne autour,
finit par se jeter dans la flamme, dans le fracas de ses ailes brisées, s´y
consume à la gloire de l´humanité. Il ne convient pas de traiter une telle soif
par le mépris. Le sang a coulé à flots en Europe pendant les guerres de
religion. Quiconque se sent aujourd´hui attiré vers la Nouvelle Foi ne fait que
payer sa dette à une vieille tradition européenne. Il s´agit ici d´une chose
bien plus grave que la contrainte par la force matérielle». (5)
Intellectuel éclectique, à l´instar de
ces artistes de la Renaissance qui se singularisaient dans plusieurs domaines,
Stanislaw Ignacy Witkiewicz fut un des écrivains polonais les plus originaux du
vingtième siècle, un homme résolument moderne et anticonformiste.
(1)
À noter en français l´essai d´Anna
Fialkiewicz-Saignes, Stanislaw Ignacy Witkiewicz et le modernisme européen,
publié en 2006 par les Éditions Littéraires et Linguistiques de l´Université de
Grenoble. Anna Fialkiewicz-Saignes est maître de conférences en littérature
comparée à l´Université de Grenoble.
(2)
Il a pris du véronal et s´est ouvert
les veines apprenant que l´Armée Rouge avait franchi les frontières
occidentales de la Pologne.
(3)
Luc –Olivier d´Algange, «Le désastre et
l´adieu», in Le Causeur, édition du 21 juin 2020.
(4)
Outre Czeslaw Milosz (1980), quatre
autres écrivains polonais ont été récompensés par le Prix Nobel de Littérature :
Henrik Sinkiewicz (1905) ; Wladyslaw Reymont(1924), Wislawa Szymborska
(1996) et Olga Tokarczuk (2018, reçu en 2019).
(5)
Czeslaw Milosz, La pensée captive, traduit du polonais par A. Prudhommeaux et l´auteur, par éditions Folio (poche), Gallimard, Paris, 1988, pages 26-27.


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