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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

lundi 29 décembre 2025

Chronique de janvier 2026.

 


Stanislaw I. Witkiewicz: La verve de l´avant-garde littéraire polonaise.

 

Le Polonais Witold Gombrowicz, un des écrivains les plus géniaux du vingtième siècle, a dit un jour : «Nous étions trois : Witkiewicz, Bruno Schulz et moi-même-les trois mousquetaires de l´avant-garde polonaise. Seul Witkiewicz reste à découvrir».

En effet, si Witold Gombrowicz et Bruno Schulz ont acquis au fil du temps –le premier encore de son vivant, le deuxième post-mortem – une notoriété littéraire à l´échelle internationale, aujourd´hui indiscutable, Stanislaw I. Witkiewicz soit par le nombre de traductions, soit par la pénurie d´études académiques qui lui sont consacrées (1), reste, par bien des côtés, un auteur notoirement méconnu. Néanmoins, en Pologne, il fut élevé ces dernières années au rang d´un classique. 

Stanislaw Ignacy Witkiewicz dit Witkacy (contraction de Witkiewicz  Ignacy, comme les noms latins polonisés : Horatius-Horacy) né le 24 février 1885 à Varsovie et mort (par suicide) le 18 septembre 1939 (2) à Jeziory Wielkie, en Polésie (aujourd´hui Velyki Ozera, en Ukraine) fut romancier, dramaturge, philosophe, pamphlétaire, peintre et photographe. Il était fils d´un important peintre polonais, théoricien de l´art, qui portait le même nom (Stanislaw Witkiewicz) et qui a créé le Style de Zakopane, un style architectural qui était une synthèse entre des motifs et constructions traditionnelles des Carpates enrichis d´éléments Art Nouveau. De ce fait, le petit Stanislaw a passé son enfance et son adolescence à Zakopane où il a reçu une éducation fort libérale.

En 1910, une nouvelle funeste l´a frappé de plein fouet : le suicide de sa fiancée. Bouleversé, il a décidé de partir en voyage en Nouvelle –Guinée en compagnie de son ami Bronislaw Malinowski, futur ethnologue et anthropologue. Lorsque la première guerre mondiale eut éclaté, il s´est enrôlé dans l´armée du tsar, une attitude nullement surprenante étant donné qu´une grande partie de la Pologne était alors sous emprise russe. Ensuite, il est revenu dans son pays et il a commencé à développer sa théorie esthétique de la forme pure. En effet, il fut membre du premier groupe polonais avant-gardiste, le Formisme, et créateur de l´Entreprise Portraitiste. En théoricien de l´art, il a écrit des ouvrages importants dans ce domaine comme Les Formes Nouvelles en Peinture, paru en 1919, et De la forme pure, publié en 1921.

En tant qu´écrivain et avant-gardiste, il n´a jamais déployé de grands efforts pour acquérir la notoriété auprès du grand public. A vrai dire, le problème avec Witkiewicz, comme nous le rappelle son traducteur en français Alain van Crugten, c est qu´il a fait parler de lui davantage comme théoricien de l´art ou de la culture, ou comme polémiste, que comme auteur dramatique ou romancier. Dans sa préface du roman L´inassouvissement –publiée dans la traduction des éditions L´Âge d´Homme en 1970, et reprise dans la traduction revue et corrigée de 2019 pour les éditions Noir sur Blanc -, Alain van Crugten écrit : «Si l´on s´intéressait bien plus à ses théories qu´à son œuvre créatrice, c´est sans doute parce que Witkiewicz dans sa rage individualiste, était bien plus préoccupé de prouver au monde entier qu´il avait raison que d´imposer ses pièces sur la scène polonaise, par exemple. Ce n´était certes pas le meilleur moyen de faire connaître son œuvre puisque, chose caractéristique, on parle beaucoup plus de lui que l´on n´écrivit à son sujet. Personnage connu et même célèbre, controversé et pas pris au sérieux, il resta une vedette de l´actualité artistique bien plus par ses frasques et ses excentricités de «play-boy» de la bohème que par le retentissement de ses romans ou de son théâtre. Il puisait dans cette situation un motif d´aigreur, mais par goût de l´originalité, par haine de l´esprit de compromis –et aussi, disons-le, avec un brin de masochisme intellectuel –il se refusait à modifier une attitude de hauteur intransigeante, qui éloignait de lui le succès ou même la simple reconnaissance de sa valeur d´artiste». Alain van Crugten considère aussi que Witkiewicz se sentait avant tout un philosophe et que dans ses romans, surtout dans L´Inassouvissement, la passion de la méditation métaphysique, de la réflexion sur les fins dernières de l´homme est présente à chaque page. Cette méditation entraîne le lecteur dans de continuelles digressions et citations savantes, peut-être pour le bonheur d´un lecteur exigeant, mais toujours est-il que ce procédé rend la lecture plutôt ardue. Il faut reconnaître tout de même que Witkiewicz était incapable de procéder autrement puisque son œuvre est le reflet fidèle du psychisme de l´auteur. En effet, on y suit la démarche de la pensée d´un homme tourmenté, métaphysicien par tous les pores de son être et régulièrement assailli par l´angoissant mystère que constitue la présence de l´homme dans l´infini de l´univers. Quoi qu´il en soit, le lecteur en sort parfois déboussolé vu que des pages entières de discussion sur Husserl, Carnap et autres penseurs contemporains alternent avec de brutales descriptions de scènes érotiques.    

De par son attitude contestataire, il fut souvent incompris. Sur la trentaine de pièces de théâtre que comportait son œuvre, une dizaine seulement ont été jouées de son vivant. La critique l´a éreinté et ses pièces, jugées absurdes et incompréhensibles,  n´ont pas rencontré de succès. On lui reprochait aussi de se complaire dans un non-sens gratuit et de se moquer du public alors que ses pièces sont d´une énorme richesse étant donné qu´elles affichent –comme nous le rappelle encore Alain van Crugten -un mélange détonnant de surréalisme, d´expressionisme, voire d´existentialisme. Il a repoussé toutes les critiques en publiant des articles polémiques qui défendaient la seule dramaturgie possible à ses yeux : celle de «la forme pure». Il a connu tout de même une certaine notoriété en Bohême polonaise et a entretenu de relations épistolaires avec des philosophes polonais et étrangers (notamment britanniques et allemands). Matka (La Mère) et Szewcy (Les Cordonniers) marquent le sommet d´un art dramatique que l´on peut parfois rapprocher, par certains thèmes, de Maurice Maeterlinck et d´Henrik Johan Ibsen. Il faut ajouter que sa «Théorie de la forme pure» a influencé le théâtre du célèbre metteur en scène Tadeusz Kantor (1915-1990).

Quant à son œuvre romanesque, elle n´est pas particulièrement prolifique en nombre de titres mais décisive dans l´évaluation globale de ses textes. Il a écrit quatre romans : 622 upadki Bunga czyli Demoniczna kobieta, écrit en 1911, mais publié à titre posthume en 1972 et traduit en français par Lena Blyskowska et Alain van Crugten sous le titre Les 622 Chutes de Bungo en 1979 chez L´Âge d´Homme (Lausanne) ; Pożegnanie jesieni (1927), paru en français sous le titre L´Adieu à l´Automne, en 1972, traduit par Alain van Crugten, toujours chez L´Âge d´Homme ; Nienasycenie (1930), publié en français sous le titre L´Inassouvissement, en 1970, traduit par Alain van Crugten, encore aux éditions L´Âge d´Homme, mais repris en 2019 par les éditions Noir sur Blanc, et enfin Jedyne wyjście (1931–1933), paru en français en 2001, sous le titre L´unique issue, traduit par Alain van Crugten, chez L´Âge d´Homme.

De tous ces romans, le plus novateur et atypique est sans l´ombre d´un doute L´Inassouvissement, roman inclassable. Utopie pessimiste, autobiographie hallucinée et uchronie terrifiante sont quelques-unes des désignations qu´on lui a attribuées. Selon Luc Olivier d´Algange (3), un des points centraux de l´œuvre est ce que l´auteur dénomme lui-même le nivellisme : «Witkiewicz se donne la mort au moment où la Pologne semble vaincue, et la civilisation elle-même. Dans L´Inassouvissement, l´avenir est au nivellisme, autrement dit,  à la suprême égalité de la mort. Witkiewicz se pose ainsi, une dernière fois, la question de l´individu, au moment où celui-ci est sur le point de disparaître dans la massification. Qu´est-ce, pour Witkiewicz, qu´un individu ? Rien d´autre qu´un influx de forces contradictoires, un exilé dans son pays lui-même et enfin, pour cet homme qui fut moraliste mais peu moralisateur, un drôle d´individu, une sorte de mauvais sujet, une présence dont la vocation est de tenir ses semblables en éveil». Plus loin, Luc Olivier d´Algange ajoute que le nivellisme est également, et surtout, une négation de la nature humaine dans ses nuances : «Emprisonné dans un seul temps, dans un seul état de conscience et d´être, nous voici, tel du bétail, ou des rats traqués, livrés à la pire des régressions, au nom du Progrès et du bien moral».

Le sujet de L´Inassouvissement est, à première vue, des plus grotesques. Dans un avenir proche, l´Europe est envahie par les Sino- Mongols, et asservie à leur philosophie Murti-Bing. Impuissant à se défendre, car irrémédiablement décadent, l´Occident dépose les armes. La déliquescence est encouragée par la distribution de pilules de davamesk, qui, à l´instar de la «société dancingo-sportive» ont l´avantage de simplifier le monde, rendant le questionnement existentiel superflu. L´Europe en décadence qui répertorie tous les types représentatifs d´intellectuels, d´artistes, de femmes fatales, de mantes religieuses ou de politiciens à vestes réversibles, sans oublier les grandes fauves du terrorisme, constitue l´arrière-fond de cette grande symphonie crépusculaire.

L´Inassouvissement, qui prend des allures de roman d´anticipation, fut publié dix-neuf ans avant 1984 de Georges Orwell et la même année à peu près que Brave New World (Le meilleur des mondes) d´Aldous Huxley et propose une vision d´une société dont le dessein serait l´asservissement de la personne humaine. Dns son brillant essai La pensée captive, paru en 1953, l´écrivain Czeslaw Milosz (1911-2004) qui serait couronné en 1980 du Prix Nobel de Littérature (4), évoquait ce roman de son compatriote Witkiewicz et son côté en quelque sorte prémonitoire ou visionnaire au moment où la Pologne et l´Europe de l´Est en général basculaient dans les démocraties populaires. Czeslaw Milosz écrit notamment : «Depuis sa mort, sa prophétie n´a cessé de se vérifier jusqu´au moindre détail, dans une grande partie du continent européen (…) Les Occidentaux sont trop souvent enclins à concevoir le sort des pays convertis exclusivement en termes de contrainte et d´oppression. C´est là une erreur. Par delà le besoin de se mettre à l´abri de la misère et de la destruction physique, il existe là-bas une soif d´harmonie spirituelle et de bonheur. Le sort de certains hommes épris d´une conséquence rigoureuse, non dialectique, comme Witkiewicz, est un avertissement pour bien des intellectuels. Ils voient autour d´eux des exemples lamentables : par les rues des villes errent les fantômes intransigeants de ceux qui ne veulent prendre part à rien, des émigrés intérieurs, rongés de haine au point de ne plus contenir en eux que cette haine, et qui sont vides comme des noix creuses. Pour comprendre la situation d´un écrivain dans les démocraties populaires, il faut chercher les raisons de son activité et se demander comment il maintient –à grand´peine –son équilibre. Quoi qu´on puisse dire, la nouvelle foi permet de vivre une vie active et pleine de mouvement. Et Murti-Bing, infiniment plus que pour le paysan ou l´ouvrier, est tentant pour l´intellectuel. Pour lui, Murti-Bing est ce qu´une bougie est pour un papillon de nuit. Il tourne autour, finit par se jeter dans la flamme, dans le fracas de ses ailes brisées, s´y consume à la gloire de l´humanité. Il ne convient pas de traiter une telle soif par le mépris. Le sang a coulé à flots en Europe pendant les guerres de religion. Quiconque se sent aujourd´hui attiré vers la Nouvelle Foi ne fait que payer sa dette à une vieille tradition européenne. Il s´agit ici d´une chose bien plus grave que la contrainte par la force matérielle». (5)

Intellectuel éclectique, à l´instar de ces artistes de la Renaissance qui se singularisaient dans plusieurs domaines, Stanislaw Ignacy Witkiewicz fut un des écrivains polonais les plus originaux du vingtième siècle, un homme résolument moderne et anticonformiste. 

  

(1)  À noter en français l´essai d´Anna Fialkiewicz-Saignes, Stanislaw Ignacy Witkiewicz et le modernisme européen, publié en 2006 par les Éditions Littéraires et Linguistiques de l´Université de Grenoble. Anna Fialkiewicz-Saignes est maître de conférences en littérature comparée à l´Université de Grenoble.

(2)  Il a pris du véronal et s´est ouvert les veines apprenant que l´Armée Rouge avait franchi les frontières occidentales de la Pologne. 

(3)   Luc –Olivier d´Algange, «Le désastre et l´adieu», in Le Causeur, édition du 21 juin 2020.

(4)  Outre Czeslaw Milosz (1980), quatre autres écrivains polonais ont été récompensés par le Prix Nobel de Littérature : Henrik Sinkiewicz (1905) ; Wladyslaw Reymont(1924), Wislawa Szymborska (1996) et Olga Tokarczuk (2018, reçu en 2019).

(5)  Czeslaw Milosz, La pensée captive, traduit du polonais par A. Prudhommeaux et l´auteur, par éditions Folio (poche), Gallimard, Paris, 1988, pages 26-27.    

 


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