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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

jeudi 28 juin 2012

Chronique de juillet 2012




Valery Larbaud, l´éternel voyageur.


Quelqu´un a écrit un jour que la littérature était une sorte de métaphore du voyage ou vice-versa. Le mot littérature lui-même renvoie à l´idée de voyage. En lisant des livres, nos yeux parcourent les lettres comme on dessine une éternelle cartographie, parfois aux allures de labyrinthe borgésien. Xavier de Maistre - un auteur quasiment inconnu aujourd´hui –a d´ailleurs écrit en 1794 un certain Voyage autour de ma chambre dont le titre a inspiré des décennies plus tard, en 1846, le célèbre Viagens na minha terra (Voyages dans mon pays) d´Almeida Garrett, un des plus grands écrivains portugais du dix-neuvième siècle. Il est donc on ne peut plus clair que littérature et voyage font décidément bon ménage d´autant plus que l´on associe le plus souvent le mot voyage tout court à une idée d´oisiveté tout comme les écrivains sont d´ordinaire perçus comme des êtres par excellence oisifs que rebuterait toute discipline et en écrivant ceci je ne puis m´empêcher de penser à ces vers magnifiques du grand poète Pierre Reverdy : «J´ai tellement besoin de temps pour ne rien faire qu´il ne m´en reste plus assez pour travailler».
Parmi les grands écrivains voyageurs du vingtième siècle, Valery Larbaud occupe indiscutablement une place de choix.  Né le 29 août 1881 à Vichy, Valery Larbaud était l´enfant unique du pharmacien Nicolas Larbaud (cinquante-neuf ans à la naissance de son fils) et d´ Isabelle Bureau des Etivaux(trente-huit ans). À la mort de son père en 1889, Valery Larbaud est élevé par sa mère et sa tante et en 1908 il obtient une licence ès-lettres à Paris. Valery Larbaud a mené une vie de dandy sans grands soucis financiers et ce parce que la fortune familiale issue de la source Vichy Saint-Yorre lui assurait les ressources nécessaires pour vivre aisément.
Ainsi s´est-il livré dès sa jeunesse à ses deux passions : la littérature et les voyages. S´il a dû parfois descendre dans des stations thermales pour soigner une santé plutôt fragile, il a tout autant fréquenté des hôtels dans les principales villes européennes. De ces séjours, sa plume en a tiré des impressions vives et pétillantes. La plume de Valery Larbaud était celle d´un esthète, d´une élégance et d´une volupté de langage parmi les plus riches que la littérature française ait connues dans tout le vingtième siècle. Son goût des voyages, de ces ailleurs lointains, de la transfiguration, l´a fait signer certains de ses écrits de pseudonymes comme L.Hagiosy, X.M.Tournier de Zamble  et surtout A.O. Barnabooth. Les écrits d´ A.O.Barnabooth (Les poésies et le Journal intime) rapprochent cette expérience, toutes proportions gardées, de l´hétéronymie de Fernando Pessoa puisque Larbaud accorde à sa création une biographie propre. L´idée du nom lui serait venue d´un séjour anglais et composé à partir de Barnes, une localité proche de Londres, et de Booth, enseigne de pharmacies anglaises à succursales multiples. Dans Les poésies de A.O.Barnabooth, il y a un poème que j´apprécie particulièrement et qui traduit on ne peut mieux le jeu de miroirs, de transfiguration, de déguisements où les écrivains excellent. Il s´intitule justement Le masque et je me permets de le reproduire ici :
J’écris toujours avec un masque sur le visage ;
Oui, un masque à l’ancienne mode de Venise,
Long, au front déprimé,
Pareil à un grand mufle de satin blanc.
Assis à ma table et relevant la tête,
Je me contemple dans le miroir, en face
Et tourné de trois quarts, je m’y vois
Ce profil enfantin et bestial que j’aime.
Oh, qu’un lecteur, mon frère, à qui je parle
À travers ce masque pâle et brillant,
Y vienne déposer un baiser lourd et lent
Sur ce front déprimé et cette joue si pâle,
Afin d’appuyer plus fortement sur ma figure
Cette autre figure creuse et parfumée.

On entend pour la première fois le nom de Barnabooth  le 4 juillet 1908 à travers la parution à frais d´auteur d´un volume où sont rassemblées «Les œuvres françaises de M.Barnabooth», précédées d´une Vie de Barnabooth attribuée à X.M.Tournier de Zamble. En 1913, La Biographie sera remplacée par le Journal du riche amateur que Larbaud rédige dès 1908. La couverture porte cette fois-ci le nom de l´auteur avec un nouveau titre : A.O.Barnabooth-ses œuvres complètes. Les poésies sont revues et parfois raccourcies, voire éliminées. C´était, comme l´a écrit Robert Mallet dans la préface aux Poésies de A.O.Barnabooth de la collection Poésie chez Gallimard, « après la spontanéité qui défoule, la réflexion qui épure». Mallet regrette néanmoins que cette amputation eût quand même privé le lecteur du plaisir de jouir de quelques œuvres de qualité. Pour la petite histoire, on peut vous dire que Barnabooth était un « charmant jeune homme de vingt-quatre ans à peine, de petite taille, toujours vêtu simplement, assez mince, aux cheveux tirant sur le roux, aux yeux bleus, au teint fort blanc et qui ne porte ni barbe ni moustache». En plus, il était né le 23 août 1883 en Amérique du Sud, mais s´était fait naturaliser citoyen de l´État de New-York. Quoiqu´Américain(ou, comme on le dit depuis un certain temps, étasunien), c´est en Europe qu´il aime vivre, écrivant en français pour le plaisir, malgré ses attaches aux langues espagnole et anglaise. Et l´on peut ajouter que la biographie de  Barnabooth rejoint un peu celle de Valery Larbaud lui-même. Le même goût des langues (Larbaud maîtrise bien- outre bien entendu sa langue maternelle, le français-l´anglais, l´espagnol, l´italien et il acquerra le long de sa vie des rudiments d´allemand et de portugais), la dimension cosmopolite,  la soif de connaissances et l´amour des femmes.
Les femmes sont d´ailleurs au coeur de l´œuvre de Valery Larbaud : Fermina Marquez (roman qui obtient quelques voix au prix Goncourt de 1911), Enfantines (récits publiés en 1918) et Amants, heureux amants (recueil de trois courts romans ou trois longues nouvelles paru en 1921). La femme chez Larbaud est d´abord celle des premiers émois de l´adolescence, mais aussi la femme adulte qui enivre l´homme à travers sa volupté, la femme anglaise, française, latine, slave, de toutes les latitudes parce que c´est la diversité de la femme qui la rend si singulière et qui fait bercer l´homme en le  plongeant dans la nostalgie et les doux parfums du dépaysement.  Un des portraits les plus intéressants de femmes, on le retrouve dans le texte Lettre de Lisbonne du livre Jaune bleu blanc où Valery Larbaud vante l´élégance dans la simplicité des vendeuses de poisson lisboètes : «Un jour en flânant près de la gare où l´on prend le train pour Estoril et Caescaes(en fait ça s´écrit Cascais, ou au mieux, Cascaes, dans l´ancienne orthographe), je tombai sur le lieu de réunion, le quartier général de ces vendeuses de poisson qu´on voit partout dans Lisbonne, le matin et même assez tard dans l´après-midi, et qui marchent dans les rues, pieds nus, portant un grand panier plat en équilibre sur la tête. Quelle belle race de filles ! Sûrement les filles  d´Europe les plus droites». Puis, il en décrit une en particulier, celle qui apporte le poisson à la maison : «Elle s´avance avec une majesté incomparable, et puis, devant notre seuil, elle s´incline très légèrement comme une révérence devant l´autel, et déjà elle a repris sa posture parfaitement verticale, et le panier à ses pieds(…)Quels splendides corps elles doivent avoir sous leurs vêtements couleur de misère».Malgré la beauté du corps qu´il devine sous leurs vêtements, il regrette les traits du visage et le teint presque toujours pénibles à regarder. Pourtant, un jour il en a vu une différente («Quelle belle statue de la jeune République portugaise !») tant et si bien qu´il n´a pu s´empêcher de se retourner sur son passage, de la suivre des yeux et de s´exclamer : «J´aurais donné je ne sais quoi, une somme d´argent,- quitte à me priver de plusieurs choses et à renoncer à des achats de livres,- pour voir son corps».
Valery Larbaud garde d´ailleurs de magnifiques souvenirs de son séjour de 1926 à Lisbonne –qui selon lui dispose de la plus belle place d´Europe, le Terreiro do Paço- de la gentillesse des Portugais, de ses rendez-vous avec l´écrivain espagnol Ramon Gomez  de la Serna et entre autres choses du mot portugais «menina» qui, jouant avec l´ambiguïté, peut signifier une enfant ou une jeune fille.
Il aime tellement Lisbonne qu´il aurait sûrement souscrit à la description qu´en fait bien des années plus tard l´écrivain allemand Erich Maria Remarque dans son roman La Nuit de Lisbonne, publié en 1962(mais dont la trame se déroule en 1942), donc après la mort de Valery Larbaud : «Lisbonne de jour a quelque chose de naïvement théâtral, qui ensorcèle et qui captive ; la nuit avec ses terrasses, elle ressemble à un décor de féerie. C´est une cité de rêve dans sa robe d´apparat, qui, semblable à une jolie femme, descend posément, parée de mille diamants, vers son amant nocturne». 
Tout de même, côté voyages, la palme revient indiscutablement à l´Italie, dont il jouit à satiété des paysages, des musées, de la sensualité et  de la douceur qui se dégagent de tout séjour transalpin.  Rome (qui lui inspire le livre Aux couleurs de Rome), Milan, Florence, Venise, Gênes (où il rencontre en 1922 Maria Nebbia, celle qui sera sa compagne jusqu´à sa mort), Naples, Trieste et tant d´autres villes, tout en Italie passe par la plume élégante de Valery Larbaud qui est sûrement un des deux auteurs français de la première moitié du vingtième siècle-l´autre étant André Suarès et son magnifique Voyage du Condottière – qui ont su le mieux traduire par écrit l´envoûtement devant la richesse et la beauté de la culture italienne.
Mais si Valery Larbaud excellait dans la poésie tout autant que dans le roman, la nouvelle ou les impressions de voyages, il était également  remarquable  en tant que traducteur, diariste et critique littéraire. La plupart de ses critiques sont rassemblées dans le recueil Ce vice impuni, la lecture, en deux tomes : domaine anglais et domaine français.  Dans le recueil  Du navire d´argent sont réunis d´autre part les articles qu´il a livrés au quotidien argentin La Nación et qu´il écrivait directement dans la langue de Cervantès, comme il s´est d´ailleurs servi de la langue de Shakespeare en d´autres occasions.  
Sa correspondance est elle aussi assez abondante et son Journal- dont une dernière édition est parue en 2009 chez Gallimard- regorge d´anecdotes et de considérations de toutes sortes. Proche d´André Gide, de Paul Valéry et de Léon-Paul Fargue, il fut un des fondateurs de la Nouvelle Revue Française. À cause de son argent, d´aucuns allaient jusqu´à penser, à tort, qu´il  en était un des actionnaires. Exigeant et ne faisant pas de concessions à la facilité, il tenait en haute estime l´éditeur Gaston Gallimard parce qu´il se faisait fort de «publier de la bonne littérature en dépit du public».
Ce voyageur intrépide, «ce grand  patriote cosmopolite»-phrase qu´il attribuait à Barnabooth mais qui lui allait comme un gant-qui s´est grisé des merveilles du monde, fut  atteint en 1935 d´hémiplégie et d´aphasie et a passé les vingt-deux dernières années de sa vie-jusqu´à sa mort, le 2 février 1957 -cloué sur un fauteuil.
Aujourd´hui L´association internationale des amis de Valery Larbaud  perpétue son œuvre en  décernant chaque année, depuis 1967, un prix littéraire en mai ou juin et Les cahiers des amis de Valery Larbaud rassemblent annuellement des études consacrées à l´écrivain dont la bibliothèque est conservée dans la médiathèque municipale de Vichy, inaugurée en 1985. À Paris, une rue porte son nom dès 1993 dans le treizième arrondissement tout comme le lycée professionnel de Cusset, en Auvergne, depuis 1999. Enfin, son œuvre est presque entièrement disponible chez Gallimard (y compris dans la collection La Pléiade en deux volumes).
Cinquante-cinq ans après sa mort, son œuvre est toujours vivante pour le grand bonheur de tous ceux pour qui la littérature est un voyage éternel, ne serait-ce qu´autour d´une chambre…

           

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