D´aucuns s´étonneront fort vraisemblablement
de voir figurer sous ma plume le nom d´un personnage plutôt enclin, selon la
chronique, à la galanterie mondaine qu´associé à la gent littéraire. Certes, on
n´ignore pas qu´il fut écrivain. Pourtant, nombre de lecteurs le prendraient
volontiers pour un écrivain sporadique dont les œuvres seraient à ranger dans
un quelconque tiroir aux oubliettes. Or, l´importance de Casanova dans la
littérature du dix-huitième siècle n´est pas négligeable. Il fut un fin
observateur et un analyste on ne peut plus lucide de la société européenne de
l´époque qu´il a connue dans ses moindres détails : ses vices, ses lubies,
ses mœurs grivoises et corrompues.
Giacomo Girolamo Casanova qui, lors de son
passage par Zurich, s´est arrogé le titre de chevalier de Seingalt(prononcer
Saint -Galle), est né à Venise en 1725 et il a bourlingué un peu partout en
Europe : Londres, Saint-Pétersbourg, Rome, Paris (deux séjours),
Amsterdam, Berlin, Madrid, Vienne, Prague (je cite dans le désordre) et Dux,
une petite ville en Bohême où il a fini
ses jours en 1798, en tant que bibliothécaire du comte de Waldstein, une
sinécure qu´il a exercée pendant les treize dernières années de sa vie.
On ignore peut-être également que des
nombreux textes qu´il nous a laissés, la plupart, dont son œuvre capitale
Histoire de ma vie, ont été écrits en français. Cette œuvre monumentale, dans
le sillage en quelque sorte de la vie aventurière de son auteur distingué, a fait l´objet de force déconvenues. Elle fut souvent tronquée
et caviardée, parfois- un comble ! -retraduite en français d´une
traduction allemande du manuscrit original français, avant d´être finalement
récupérée. Son côté un tant soit peu licencieux y a sans doute été pour
beaucoup. En effet, à la pudibonderie du
dix-neuvième siècle rechignaient la liberté de ton et de parole et l´esprit
libertin d´un personnage aux attitudes d´ordinaire peu seyantes. L´auteur le
plus féroce de ces mutilations fut un monsieur d´ailleurs fort respectable qui
répondait au nom de Jean Laforgue, professeur français de l´Académie militaire
de Dresde. On lui a demandé, vers 1826, de «remanier» Casanova et ce monsieur
ne se fit pas faute d´honorer on ne peut mieux la confrérie hideuse et puante
des censeurs. Philippe Sollers nous raconte dans son brillant Casanova
l´admirable(1) quelques épisodes grotesques. Par exemple, alors que Casanova
écrit, à propos des femmes : «J´ai toujours trouvé que celle que j´aimais
sentait bon, et plus sa transpiration était forte, plus elle me semblait
suave», monsieur Laforgue crie au scandale et la phrase devient, après avoir
été expurgée :«Quant aux femmes, j´ai toujours trouvé suave l´odeur de
celles que j´ai aimées». La pruderie, contrairement à une idée courante, ne
vient pas que des fondamentalistes religieux de toutes confessions, les apôtres
de la morale laïque, par exemple (et Jean Laforgue semble en avoir été, lui,
qui, versait aussi dans l´anticléricalisme), nous en ont servi aussi là-dessus
pas mal de perles. Néanmoins, les mésaventures du manuscrit d´Histoire de ma
vie ne se sont pas pour autant arrêtées là. En 1834, le livre fut mis à l´index
par le Vatican et pendant plusieurs décennies il a connu pas mal d´éditions
piratées ou d´une qualité laissant beaucoup à désirer, souvent tout à fait
médiocres. Les éditions les plus récentes étaient plus fiables mais il a fallu
attendre 2010 pour que la Bibliothèque nationale française eût acquis grâce à
un mécénat le manuscrit original pour 7 millions d´euros auprès d´un membre de
la famille de l´éditeur allemand Friedrich Arnold Brockhaus. Cet achat a rendu
possible, pour la première fois, la parution intégrale d´Histoire de ma vie.
Les éditions de la Pléiade(Gallimard) en ont publié le premier de trois tomes
le 14 mars et les éditions Robert
Laffont via la collection Bouquins le 18 avril.
Une des raisons pour lesquelles on oublie
souvent le Casanova écrivain, c´est que sa vie en effet se confond avec son
œuvre. On pourrait affirmer d´ailleurs qu´il a transformé sa vie en un
véritable chef-d´œuvre. Il fut écrivain certes, mais aussi violoniste, magicien
(dans le seul but d´escroquer Madame d´Urfé), espion, diplomate, joueur, agent
secret, cabaliste et, comme je l´ai écrit plus haut, bibliothécaire au
crépuscule de sa vie. C´est lui qui a en quelque sorte inventé la loterie et il
excellait dans les jeux de casino. Il a
côtoyé les grands esprits du dix-huitième siècle comme Mozart, Voltaire,
Rousseau, Fragonard, Da Ponte, le cardinal de Bernis, Frédéric de Prusse ou
Catherine de Russie entre autres. Hormis Fragonard, Bernis (son compagnon de
débauche avec qui il partage les faveurs d´une religieuse, une certaine M.M,
nom donc inconnu, fait qui a prêté le
flanc à moult spéculations), Da Ponte ou Mozart, il a porté un jugement plutôt
sévère sur les autres personnages. Mais s´il a fréquenté les milieux les plus
huppés, il a aussi broyé du noir. Son esprit libre, libertin, dénué de tout
préjugé-il justifiait l´homosexualité et la masturbation- était très en avance
sur son époque. L´Inquisition, cela va sans dire, n´a cessé de le persécuter,
mais il fut aussi victime de toutes sortes d´intrigues, tissées par des espions
avoués ou déguisés, une de ses phrases célèbres étant d´ailleurs« Les seuls
espions avoués sont les ambassadeurs». Dans Histoire de ma vie, il raconte tout
avec une verve et un allant qui ne tiennent qu´à lui. Une des parties les mieux
réussies de son Histoire de ma vie est celle où il raconte sa fuite de la
prison des Plombs à Venise, en compagnie d´un certain père Balbi. Il fut
arrêté, à la suite des filatures de l´espion Manuzzi, le 25 juillet 1755, alors
qu´il venait d´avoir trente ans. Les bons offices de son protecteur, M.Bragadin,
n´y ont rien pu. Emprisonné sous des chefs d´accusation de libertinage,
athéisme, occultisme et appartenance maçonnique, mais sans jugement, il est resté quinze mois en taule, de fin
juillet 1755 jusqu´au 1er novembre 1756, date de sa spectaculaire
évasion.
Son écriture est baroque
et truffée souvent d´italianismes et autres néologismes qui n´enlaidissent pas
pour autant la langue française. Ses aventures galantes (on en dénombre cent
quarante-deux dans Histoire de ma vie), retracées le long de l´œuvre avec force
détails et qui l´ont maintes fois poussé à se battre en duel, témoignent de
l´hypocrisie des mœurs de l´époque où, en fin de compte, on pouvait quasiment tout
faire pourvu que ce fût en cachette. À ce sujet, il a tenu des propos curieux
sur les Français : «Les Français sont jaloux de leurs maîtresses, mais
jamais de leurs femmes». Mais plus important que ça, c´est que l´on peut
connaître des pans entiers de la société européenne de ce temps-là rien qu´en
lisant Histoire de ma vie, véritable encyclopédie du dix-huitième siècle. Il
n´a pourtant pas écrit que ce livre-là. Par exemple, dans Le philosophe et le
théologien, un texte sous forme de dialogue, il vitupère Dieu qui, selon lui,
n´est grand que dans les exécutions et les déluges, encore un prétexte
justifiant l´acharnement de l´Église catholique à l´encontre de notre cher
auteur qui fut religieux dans sa jeunesse –mais oui !- avant de tomber en
disgrâce après la découverte de l´enlèvement de la fille de son professeur de
français qu´il a cachée dans le palais d´Acquaviva. Malheureusement son seul
roman, Icosaméron, écrit au crépuscule de sa vie, à Dux, s´est soldé par un
cuisant échec commercial. Longtemps épuisé, il a été republié en 1988 par les
éditions François Bourin.
La vie de Casanova a inspiré quelques fictions
à certains auteurs contemporains et pas des moindres. Dans Le retour de
Casanova(2), le grand écrivain autrichien Arthur Schnitzler revisite
l´aventurier de Venise au soir de sa vie lorsqu´il rentre au bercail et s´éprend de Marcolina(ou
éprouve-t-il plutôt pour elle un vif
désir charnel ?) Cette jeune fille est la nièce d´Amélie -qu´il avait
aidée, en bienfaiteur, et aimée quelques années plus tôt et qu´il avait mariée
à Olivo. Dans son dessein de transformer Marcolina en sa proie, il aura la concurrence du
lieutenant Lorenzi. Schnitzler- un des tout premiers écrivains influencés par
la psychanalyse et que Freud a préféré éviter de crainte de rencontrer son
double- brosse un portrait assez précis où l´on retrouve l´adresse de Casanova
pour les jeux de cartes et son intuition pour les femmes.
Une autre fiction
importante autour de Casanova est celle pondue par Sandor Marai (voir notre
chronique de mars 2009) dans son roman La Conversation de Bolzano(3) où le
grand écrivain hongrois s´inspire d´un épisode de la vie de Casanova- son
évasion des Plombs avec le père Balbi - pour mettre en scène un séjour à
Bolzano et le souvenir de Francesca qu´il avait autrefois connue. Sandor Marai
a su interpréter avec une superbe maestria -tout comme Schnitzler d´ailleurs- l´émoi
que suscite la présence du séducteur vénitien où que ce soit. Sandor Marai le
traduit on ne peut mieux, par exemple, à travers la bouche du vieux comte de
Parme(le mari de Francesca) lorsque celui-ci rend visite à Casanova dans son
hôtel borgne à Bolzano et lui profère
ces paroles sans équivoque : «Sais-tu que, depuis que tu as mis le pied
sur le territoire de cette ville, la vie est moins tranquille sous ses toits
enneigés ?...Il semble que tu transportes dans tes bagages les émotions
humaines, de même que les marchands d´étoffes et de soieries transportent des
échantillons. Ces jours-ci, une maison a brûlé, un vigneron a tué sa femme dans
un accès de jalousie, une femme s´est sauvée de chez son mari. Tu n´en es pas
directement responsable. Mais, vois-tu, l´agitation est en toi comme la foudre
dans le nuage. Où que tu ailles, tu provoques émotion et passion. Je t´assure,
ta réputation t´ a précédé. Tu es un homme célèbre aujourd´hui, mon fils,
dit-il avec une admiration sincère».
Enfin, en février, est
paru au Portugal un roman épistolaire intitulé Cartas de Casanova (Lettres de
Casanova) signé António Mega Ferreira(4). Cette fiction gravite autour d´un
hypothétique séjour de Casanova à Lisbonne en 1757, un an et demi après le
terrible tremblement de terre du 1er novembre 1755 qui a ravagé la
capitale portugaise. Pendant six semaines, il essaie de comprendre les
Portugais et l´incroyable désorganisation où leur vie est plongée et s´interroge
sur les raisons qui poussent les Lisbonnais à s´accommoder d´une telle
pagaille. Il connaît des figures soit importantes soit pittoresques de Lisbonne
comme le commerçant Ratton, le comte de São Lourenço, le libraire Reycend, le
marquis d´Alegrete, le poète Correia Garção, la comtesse de Pombeiro et, bien
sûr, Sebastião José de Carvalho e Melo, premier-ministre du roi D.José, futur
marquis de Pombal et reconstructeur de Lisbonne, à qui Casanova essaie de
vendre le projet d´une loterie royale. L´aventurier vénitien raconte ses
péripéties lisbonnaises- d´où les aventures galantes ne sont, cela va sans
dire, nullement absentes- dans six lettres qu´il aurait rédigées et dont les
destinataires auraient été le marquis de Bernis (deux lettres), le peintre Francesco
Casanova (son frère), la mystérieuse nonne M.M à laquelle j´ai fait référence
plus haut (il s´agissait peut-être de Marina Maria Morosini, issue d´une riche
famille de Venise), Matteo Bragadin (sénateur de la République de Venise et son
protecteur)et la comtesse Coronini (dame de la cour de l´ Électeur de Bavière).
Ce roman de l´écrivain et journaliste António Mega Ferreira est donc-tout comme
les fictions de Schnitzler et de Marai-un authentique coup d´éclat qu´il faudra
traduire en français (et en d´autres langues) au plus tôt.
Il y a eu une autre
fiction inspirée par la vie de Casanova que malheureusement je n´ai pas lue,
c´est le roman En marge de Casanova, de
l´écrivain hongrois Miklós Szenkuthy(5).
La vie de Casanova fut, on le sait, portée à
l´écran à plusieurs reprises. Aucun des scénarios, des plus crédibles aux plus
banals, n´a donné la juste mesure du
talent immense de cette admirable figure du dix-huitième siècle. De toute
façon, ce n´est pas facile de saisir la quintessence de l´esprit casanovien.
Federico Fellini, grand cinéaste italien, semble l´avoir confondu avec Don Juan, comme l´a rappelé António Mega
Ferreira dans une récente interview. Dominique Fernandez, dans son Dictionnaire
amoureux de l´Italie(6), a tenté de dévoiler les raisons du dégoût de Fellini
pour Casanova («un pantin, un automate, incapable d´amour mais aussi de
véritable érotisme, un fantoche pourvu d´une sexualité mécanique») et il y
déniche une contradiction intéressante, quel qu´en soit notre avis là-dessus.
Lisons donc les mots de Dominique Fernandez : «Comment se fait-il pourtant
que les scènes de copulation soient si drôles ?(…) Est-ce à cause du
contraste entre la figure lunaire de l´acteur et la perfection vrombissante de
son petit moteur génital ? Ou parce que Fellini, décidé à haïr Casanova, a
subi malgré lui la fascination du personnage ? Il le hait pour des motifs
précis : à ses yeux, ce ne fut qu´un éternel adolescent, un immature,
prisonnier à jamais du ventre de sa mère, un être vide, sans courage ni
responsabilité, un vitellone(7) enfariné. Bref, dit-il, un «Italien typique»
Voilà la clef du film. En tant que figlio di mamma, Fellini vomit
Casanova. En tant qu´Italien typique, il
s´identifie avec lui (…) Fellini peut bien essayer de bêcher, de démolir
Casanova, malgré lui il l´exalte et montre enfin quel homme incomparable il
fut. Chacun des griefs qu´il lui fait tourne entièrement à sa gloire»(8).
Pour finir, je reproduis
les propos du Prince de Ligne dans une lettre adressée à Giacomo (Jacques en
français) Casanova lui-même qui illustrent on ne peut mieux l´importance de
l´homme et de l´écrivain : «Vous êtes souvent en même temps Horace,
Montaigne et Jean-Jacques (Rousseau). J´aime mieux le Jacques qui n´est pas
Jean. Car vous êtes gai et il est atrabilaire, vous êtes gourmand et il met de
la vertu dans les légumes».
À lire :
Jacques Casanova,
Histoire de ma vie, tome I, sous la direction de Gérard Lahouati et
Marie-Françoise Luna, Bibliothèque de la Pléiade, éditions Gallimard, Paris,
2013(tomes II et III à paraître ultérieurement).
Jacques Casanova,
Histoire de ma vie, tome I, sous la
direction de Jean-Christophe Igalens et Erik Leborgne, collection Bouquins,
éditions Robert Laffont, Paris, 2013(tomes II et III à paraître
ultérieurement).
(1)Philippe Sollers,
Casanova, l´admirable, collection Folio, éditions Gallimard, Paris, 2000.
(2)Arthur Schnitzler, Le
retour de Casanova, éditions Les Belles Lettres, Paris, 2013.
(3)Sandor Marai, La
conversation de Bolzano, éditions Le Livre de poche, Paris, 2002.
(4) António Mega Ferreira, Cartas de Casanova-Lisboa 1757, éditions
Seixtante, Lisbonne, 2013.
(5)Miklós Szenkuthy, En
marge de Casanova, éditions Phébus, Paris, 1991 (épuisé).
(6) Dominique Fernandez,
Dictionnaire amoureux de l´Italie (deux volumes), éditions Plon, Paris, 2008.
(7)Le mot italien
vitellone est ici employé dans le sens de «fainéant, jeune sans emploi,
excessivement attiré par les femmes et par l´argent».
(8) page 220.
Remarque- Ce texte est
une version remaniée et largement augmentée d´un autre paru en janvier 2007
dans la rubrique Chronique d´un dilettante du site de la Nouvelle Librairie
Française de Lisbonne et qui n´est plus disponible en ligne. À ce propos, j´ajouterai
que, dans ce texte-là, une malencontreuse erreur ou plutôt une faute de frappe
m´a fait écrire, concernant le professeur français de Dresde, Jules Laforgue au
lieu de Jean Laforgue. Je ne m´en suis aperçu que bien plus tard. Jules
Laforgue (1860-1887), poète symboliste, un des trois poètes français nés en
Uruguay (avec Isidore Ducasse dit Lautréamont et Jules Supervielle) était
sûrement bien loin de partager les préoccupations de Jean Laforgue sur
Casanova…
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