La liberté et la
parole d´Octavio Paz.
Alors que l´on signale ce 31 mars le centenaire de la naissance d´Octavio
Paz, il me vient à l´esprit le moment où, jeune étudiant de Terminale, j´ai lu
pour la première fois un texte de ce grand poète et essayiste mexicain. J´étais
en train d´étudier l´œuvre magistrale de Fernando Pessoa et je suis tombé sur
un extrait de l´essai que Paz avait consacré au géant des lettres portugaises
intitulé «El desconocido de sí mismo» («L´inconnu de soi-même») et que je
lirais intégralement quelques années plus tard inclus dans le livre Cuadrivio
qui rassemblait également des essais sur Ruben Darío, Ramón López Velarde et
Luis Cernuda. A ce moment-là, j´ai pu me rendre compte de l´étendue du talent
de cet homme à la culture cosmopolite, non seulement en tant qu´essayiste, mais
aussi naturellement en tant que poète, un des plus lumineux que l´Amérique
Latine ait connus au vingtième siècle.
Étant donné ses origines, on peut dire qu´Octavio Paz aura grandi sous le
signe de trois mots d´ordre qui ont en quelque sorte façonné sa vie :
parole, liberté et politique. Son grand-père paternel, Ireneo Paz, fut un
intellectuel libéral, magistrat et romancier, proche de l´homme politique
Porfírio Díaz. Un personnage donc important de la vie intellectuelle mexicaine,
mais dont le parcours a été entaché par un fait que son petit –fils Octavio,
malgré l´admiration qu´il lui vouait, a regretté toute sa vie : le duel
avec le journaliste Santiago Sierra Mendéz qui a provoqué la mort de ce
dernier. Les duels étaient, on le sait, fréquents à l´époque sous toutes les
latitudes et quoique cette mort n´eût pas à vrai dire flétri l´honneur d´Ireneo
Paz, il s´agissait quand même d´un épisode que l´on avait du mal à évoquer.
Quand à son père, Octavio Paz Solórzano, le petit Octavio n´eut qu´à regretter
son absence quasiment constante auprès des siens pour des raisons éminemment
politiques. Avocat, il a travaillé pour le révolutionnaire Emiliano Zapata (dont
il a été le représentant aux Etats-Unis entre 1916 et 1920, emmenant tout de
même sa famille), a participé à l´instauration de la réforme agraire et a
également été député. En 1928, il a abandonné la vie politique et a fini par
décéder en 1936.
La vocation littéraire s´est manifestée chez Octavio Paz de façon très
précoce. Il a publié pratiquement dès sa jeunesse des articles ou des essais
dans diverses revues littéraires et il a suivi des études de Lettres, de Droit
et de Philosophie à la prestigieuse UNAM (Universidad Nacional Autonoma de
Mexico).
En 1937, il a intégré la délégation mexicaine au congrès antifasciste en
Espagne, apportant ainsi son soutien à la cause républicaine. Les comités
intellectuels de par le monde ont eu beau appuyer les Républicains dans leur
combat contre les troupes réactionnaires nationalistes, ils ont été on ne peut
plus impuissants pour freiner la horde fasciste du généralissime Francisco
Franco. Si son soutien fut inconditionnel, Octavio Paz n´a pu s´empêcher de
déceler les dissensions qui perçaient au sein du camp républicain où la
mainmise des forces d´obédience stalinienne s´est matérialisée en des mises à
l´écart et plus tard des fusillades contre les militants du POUM, sous prétexte
d´une trahison qui n´a jamais eu lieu.
La maturation de ses idées et sa méfiance à l´égard de l´évolution du
socialisme scientifique en vigueur en Union Soviétique ont débouché sur la
dénonciation de la perversion stalinienne et des camps de concentration connus
sous le sigle de goulag(en fait l´organisme central chargé de gérer les camps
de travail forcé en Union Soviétique). Cette prise de position à une époque où
l´Union Soviétique, forte de son rôle indiscutablement décisif dans la victoire
des Alliés dans la seconde guerre mondiale, jouissait encore, malgré quelques
réserves, d´un énorme prestige auprès des intellectuels progressistes
européens, nord-américains et surtout latino-américains, cette prise de
position donc a valu à Octavio Paz pas
mal d´inimitiés. En quelque sorte, Octavio Paz fut jusqu´à la fin de sa vie mis
au ban par une certaine intelligentsia latino-américaine qui ne tolérait pas
que l´on pût questionner les préceptes du socialisme scientifique.
L´insurrection hongroise de 1956 et le Printemps de Prague de 1968 auxquels les
Soviétiques ont mis un terme n´ont pas totalement dessillé les yeux de ces
écrivains qui croyaient encore à la pureté révolutionnaire (parfois via Cuba)
ou du moins n´étaient-ils pas en mesure de s´en écarter pour –vieille
rengaine-ne pas donner des armes au capitalisme. Le soutien apporté, il est
vrai, par les Américains à des dictatures militaires réactionnaires a nourri la
survie du rêve soviétique auprès de populations privées de l´accès à des soins
médicaux élémentaires et à des conditions de vie décentes. Mais pour en revenir
à Octavio Paz-qui vers 1945 a débuté sa carrière diplomatique, officiant
notamment à Paris (où il a fréquenté les
surréalistes), à Tokyo et à New Delhi-, l´incompréhension d´une certaine gauche
à son égard a duré jusqu´aux années quatre-vingt où un beau jour de 1984 des étudiants
mexicains ont brûlé son effigie après qu´il eut critiqué à Francfort la
révolution sandiniste au Nicaragua. Ironie du sort : en 1968, Octavio Paz avait
démissionné de son poste d´ambassadeur à New Delhi en protestation contre le
massacre des étudiants à Tlatelolco, décrété par le gouvernement de Gustavo
Díaz Ordaz. Un geste noble que la mémoire étudiante n´a pas retenu…
Après sa défection de la carrière diplomatique, Octavio Paz a enseigné en
des universités américaines, mais il était déjà à l´époque un intellectuel
assez réputé de par le monde.
Il a fondé le long de sa vie nombre de revues littéraires comme
Taller(1938), Plural (1971) et Vuelta(1976).
De cette dernière, on peut en consulter les archives sur le site de la revue
Letras Libres qui en est en quelque
sorte l´héritière.
Maîtrisant des connaissances très
vastes, Octavio Paz a disséminé son savoir en des essais où l´érudition ne côtoyait jamais la pédanterie. Il a finement analysé
les mythes sous-tendant la culture mexicaine, notamment dans El labirinto de la
soledad(1950) mais aussi le chant du cygne du baroque européen au Mexique à
travers l´œuvre d´une religieuse et poète du dix-septième siècle Sor Juana Inés
de la Cruz dans Sor Juana Inés de la cruz, o las trampas de la fé (1982); le
langage, la poésie, la littérature universelle dans des livres tels El arco y
la lira(1956), Las peras del olmo(1957),Cuadrivio(1965),Puertas al campo(1966),
El signo y el garabato(1973), Los hijos del limo(1974) ou Sombras de
obras(1984) entre autres ; la rupture dans l´art moderne, en écrivant des
livres comme Aparencia desnuda, la obra de Marcel Duchamp(1973) ;
l´universalité des mythes selon Levi-Strauss(Claude Levi-Strauss o el nuevo
festín de Esopo,1967) ; des thèmes plus politiques dans Ogro filantrópico(1979) et Tiempo
nublado(1983) ; l´amour dans La llama doble(1993) ou, enfin, la réalité
profonde de l´Inde dans Vislumbres de la India(1995).*
Mais si Octavio Paz fut un essayiste lucide et singulier, un vrai modèle du
genre, s´il a écrit une belle pièce de théâtre intitulée La Hija de Rappaccini(La
fille de Rappaccini)parue en 1956, s´il a traduit Fernando Pessoa, Matsuo Basho
et les surréalistes français entre autres, l il fut aussi un poète de tout premier rang.
La poésie d´Octavio Paz, lyrique et solaire, où font irruption des images
d´une rare beauté, où l´érotisme est tantôt angoissé tantôt jouissif, ne cesse
pas pour autant de s´interroger aussi sur les grands sujets universels, le
temps et l´histoire. Paz était un poète moderne et avant-gardiste qui
n´oubliait pourtant pas le rôle de la mémoire, ne perdant pas de vue non plus
que –comme nous le rappelait le poète américain Edward Hirsch dans un bel
article écrit après la mort d´Octavio Paz, paru d´abord dans le New York Times,
puis dans la revue Vuelta-le pouvoir irrationnel de la poésie et son mystère
sacré, ses racines archaïques, son audace spirituelle : « C´est
particulièrement étonnant que sa recherche de la modernité l´eût emmené de
retour au début, aux temps antiques, aux temples et aux dieux, aux mythes et
aux légendes du Mexique pré-colombien, aussi bien qu´aux sources de la religion
indienne». Plus loin, Hirsch continuait
dans la même veine : «Paz traitait la poésie lyrique comme une activité
émotionnelle révolutionnaire, un exercice spirituel, un moyen intérieur de libération,
une recherche de la transfiguration».
Libertad bajo palabra, Blanco, Ladera Este, Árbol adentro** sont
quelques-uns des titres les plus significatifs de l´œuvre poétique d´Octavio
Paz qui fut rassemblée par la maison d´édition espagnole Galaxia Gutenberg,
justement sous le titre Obra Poética.
L´originalité de la poésie d´Octavio Paz-souvent entre expérimentation et
conformisme- suscite toujours des interprétations diverses quant à son
appartenance à un mouvement poétique
spécifique. Souvent classée, surtout à
ses débuts, comme néo-moderniste, puis
comme expérimentale, elle s´est vue attribuer
aussi d´ordinaire l´épithète de surréaliste.
Dès 1958 et son Belvédère (Cahiers rouges, éditions Grasset), le poète français
André Pieyre de Mandiargues(voir la chronique de mars 2009), proche des
surréalistes, décelait des traces de cette école poétique dans l´œuvre du poète
mexicain dont il était ami. Dans un essai intitulé Aigle ou soleil ?,
Mandiargues ne cachait pas son émerveillement devant la poésie d´Octavio
Paz : «…il faut dire qu´Octavio Paz est un poète surréaliste, et qu´il
appartient au groupe de ce nom. Plus encore reconnaissons que c´est le seul
grand poète surréaliste en activité dans le monde moderne, où les autres ont à
peu près cessé de jeter feu et flammes. La comparaison des poètes avec les
volcans n´est pas nouvelle, et pour la plupart de ceux-là elle n´est pas très
avantageuse, mais il n´est personne à qui elle s´applique aussi justement qu´à
Paz, dont le flot verbal au rythme pressant et aux images explosives peut se
rapprocher sans aucun ridicule d´une éruption grandiose contemplée dans la
nuit. Ajoutons que la violence et que certain automatisme, qui paraissent plus
fréquemment dans les poèmes anciens, ont un contrepoids qui est une lucidité
singulière, parfois blessante comme un couteau que l´on retournait contre
soi.». Mandiargues poursuit sa réflexion en citant d´autres poètes dont on pouvait
trouver ici ou là un écho dans la poésie de Paz comme Rimbaud, Lautréamont,
Nerval, Breton, Michaux et Éluard avant de conclure néanmoins que« si modèle il
y eut au départ, Octavio Paz, dans la dernière partie de son œuvre très
particulièrement, le laisse derrière lui assez loin, et nous régale de son
cru».Cet essai de Mandiargues fut publié en 1958 et le poète français laissait
déjà entrevoir en filigrane le succès futur de son ami mexicain.
Au fil des ans, Octavio Paz est devenu la figure tutélaire de la
littérature mexicaine aux côtés du romancier Carlos Fuentes (1928-2012). Les
rapports entre les deux ont parfois été entachés de certains malentendus bien qu´on
puisse dire qu´à un certain moment de leurs vies ils étaient même amis.
Politiquement, Carlos Fuentes était plus proche de la gauche sans avoir pour
autant soutenu le modèle stalinien alors qu´Octavio Paz, avec l´âge, s´est
rapproché des milieux politiques plus libéraux, mais ce n´est pas la politique
qui les aurait séparés. L´ événement qui
est à l´origine de la rupture entre eux est survenu en 1988 à la suite d´un article
publié en 1988 par Vuelta, dirigée on le sait par Octavio Paz, sous la plume de
l´historien et directeur-adjoint de la revue Enrique Krauze. Dans cet article,
intitulé «La comedia mexicana de Carlos Fuentes», repris par le magazine
américain The New Republic, l´ historien tirait à boulets rouges sur le
romancier, l´accusant notamment de ne pas comprendre la réalité mexicaine pour
avoir longtemps vécu à l´étranger.
Paz a affirmé qu´il ne partageait pas tous les points de vue d ´Enrique
Krauze, mais que, au nom de la liberté d´expression, il ne pouvait pas censurer
l´article. Les arguments n´auraient pas convaincu Carlos Fuentes qui
soupçonnait Paz d´avoir souscrit d´une certaine façon aux avis d´Enrique
Krauze.
En 1998, à la mort d´Octavio Paz, l´absence de Carlos Fuentes aux
funérailles fut fort remarquée, malgré la rupture des dernières années, mais le
romancier s´est ressaisi en rédigeant trois semaines plus tard l´éloge funèbre
de son ancien ami intitulé «Mi amigo Octavio Paz», publié le 6 mai par le
quotidien mexicain La Reforma et repris par The Los Angeles Times (le 10 mai)
et par El País (le 13 mai).
L´œuvre d´Octavio Paz fut, cela va sans dire, abondamment traduite et couronnée
de nombreux et prestigieux prix nationaux et internationaux dont le Xavier
Villaurrutia en 1957, le Jérusalem en 1977, le Cervantès en 1981, le Neustadt
en 1982 et en 1990 il s´est vu décerner-
consécration apparemment suprême pour un auteur- le Prix Nobel de
Littérature.
Si son talent était le plus souvent incontestable, il a inévitablement eu
ses détracteurs. Une des attaques les plus virulentes et originales déclenchées
contre Paz ces dernières décennies nous est parvenu sous la plume de Roberto
Bolaño (voir chronique de juillet 2008). Quoique chilien, Roberto Bolaño
(1953-2003) a vécu au Mexique dans les années soixante-dix. Son expérience
mexicaine lui a inspiré le magnifique roman Los detectives salvajes(Les détectives sauvages,Prix
Herralde du roman 1998 et Prix Rómulo Gallegos 1999). Ce roman, aux contours
autobiographiques, est une sorte de manifeste de deux intellectuels de la
génération soixante-huitarde mexicaine, Artur Belano (alter ego de Roberto
Bolãno) et Ulises Lima(alter ego de Mario Santiago)qui fondent le courant
littéraire réel-viscéraliste, inspiré par le mouvement infra-réaliste que
Bolaño et Santiago eux-mêmes avaient fondé au Mexique dans les années
soixante-dix, un mouvement d´avant-garde qui visait la rupture d´avec les idées
littéraires représentées par Octavio Paz.
Quoiqu´il en soit, une chose est néanmoins sûre : Paz ne laissait
personne indifférent et c´est cela aussi qui faisait sa grandeur.
Octavio Paz s´est éteint le 19 avril 1998 à 22 heures trente des suites
d´un cancer des os. Il vivait depuis un an environ dans une maison du quartier
colonial de Coyoacán dans la ville de Mexico qui l´avait vu naître quatre-vingt
quatre ans plus tôt. Une maison qui lui était revenue grâce aux bons soins du
président Ernesto Zedillo après que son ancienne demeure eut brûlé le 21 décembre
1996. Il est mort en paix aux côtés de la Française Marie-José Tremini, son
épouse depuis trente-quatre ans (sa première épouse avait été l´écrivaine
mexicaine Elena Garro) qu´il avait connu à New Delhi et qu´il avait rencontrée plus tard à Paris.
«L´homme de son siècle» selon
Enrique Krauze, Octavio Paz est un nom incontournable de la littérature
latino-américaine à telle enseigne que, lors de sa disparation, quelqu´un a
comparé sa mort à la chute d´une civilisation. Alessandro Rossi, philosophe et
écrivain mexicain (1932- 2009), a affirmé lors de l´hommage qu´on a rendu au
poète un an après son trépas: «quelque chose s´est produit au Mexique, quelque
chose de grave et de définitif lorsqu´Octavio Paz a commencé à écrire…».
On est en train de commémorer le centenaire de sa naissance, mais ce genre
d´hommage ne peut être rendu en toute plénitude et en toute sa splendeur que
s´il se traduit par la divulgation de son œuvre, par un sentiment de
réjouissance pour l´exemple de lucidité, d´érudition, de réflexion,
d´enthousiasme contagieux pour tous les savoirs, l´exemple que nous a légué ce
grand écrivain mexicain et cosmopolite qui répondait au nom d´Octavio Paz.
*De tous ces livres, sont traduits en français : Le labyrinthe de la
solitude, Sor Juana Inés de la Cruz et les pièges de la foi, L´Arc et la Lyre,
La flamme double, Marcel Duchamp,
l´apparence mise à nu et Lueurs de l´Inde, tous chez Gallimard.
**Les traductions disponibles en français sont : Liberté sur
parole, Versant Est et d´autres livres
de poèmes inclus en des anthologies.
1 commentaire:
Merci Mr Fernando pour ces si "bons" articles même si l'actualité littéraire n'est pas " heureuse" avec les départs de grands poétes et écrivains
philippe despeysses
Enregistrer un commentaire