Alberto Savinio ou
l´autre côté de la réalité.
Hector
Bianciotti(1930-2012) nous rappelait, il y a quelques années(1), que Leonardo
Sciascia (1921-1989 ; voir dans les archives la chronique de mais 2008),
l´auteur qui avait peut-être le mieux traduit, dans ses écrits, les splendeurs
et les misères de la vie sicilienne, avait affirmé un jour qu´Alberto Savinio
était le meilleur écrivain italien de l´entre-deux-guerres. Cette assertion
tenue par une des figures les plus respectées de la vie culturelle italienne
n´a pas pour autant produit un regain d´intérêt pour l´œuvre d´Alberto Savinio,
toujours considéré comme l´écrivain d´une petite élite intellectuelle. Beaucoup
de lecteurs pourraient d´ailleurs
s´interroger en lisant ces toutes
premières lignes: qui était, au fait, Alberto Savinio ?
Alberto
Savinio n´est pas d´ailleurs le nom civil de notre auteur. Ce pseudonyme est en
fait une italianisation du nom d´un traducteur français d´Oscar Wilde, Albert
Savine. Il portait, néanmoins, un nom assez joli, Andrea De Chirico et il était
le frère du grand peintre Giorgio De Chirico (Je n´ai jamais oublié la première
fois où je suis tombé sur le nom de ce fameux inventeur de la peinture
métaphysique, ce fut tout bonnement -et bizarrement- en feuilletant, quand j´étais
encore un adolescent, un numéro ancien et égaré de l´édition italienne du
magazine Playmen, auquel le peintre accordait une interview).
Alberto
Savinio (ou donc Andrea De Chirico) est né le 25 août 1891 à Athènes où son
père, un ingénieur sicilien, construisait des chemins de fer. Sa mère était
issue d´une famille aristocratique du nord de l´Italie. Le jeune Andrea s´est
révélé dès sa prime enfance un esprit doué et éclectique, épris non seulement
de littérature mais également de peinture (il a été peintre aussi, comme son
frère aîné Giorgio) et de musique, un art où il excellait. Il a d´ailleurs
composé, à l´âge adulte, quatre opéras et c´était déjà avec un premier prix de
composition en poche qu´il avait quitté Athènes pour Munich avec sa famille, après
la mort de son père en 1904, alors qu´il n´avait que treize ans. Six ans plus
tard, un nouveau tournant s´est produit dans la vie de la famille De
Chirico : le départ à Paris. C´est dans la ville lumière que les deux
frères se sont initiés à la vie artistique professionnelle (si tant est que
l´on puisse appliquer ce mot à des artistes qui se délectaient de leurs oeuvres
et que le concept de professionnel devrait rebuter, par opposition à celui de
dilettante (2) que Savinio surtout a toujours cultivé) et ont inspiré des
commentaires fort élogieux à Guillaume Apollinaire -plutôt Andrea que Giorgio,
il est vrai- qui a poussé le dithyrambe jusqu´à comparer Savinio aux «génies
multiformes de la Renaissance toscane». À Paris, ils ont aussi côtoyé Eric
Satie, Pablo Picasso et André Breton qui, faisant allusion au premier
avant-guerre, a affirmé : «À la tête de cette forme d´art qui prit ensuite
le nom de surréalisme, il y avait le peintre Giorgio De Chirico et l´écrivain
Alberto Savinio».
Fruit
de l´imagination vive et pétillante d´un esprit érudit et hédoniste, l´œuvre d´
Alberto Savinio est inclassable. Maniant l´art du paradoxe avec une habileté
irréprochable, il a peuplé ses écrits de personnages fantaisistes, burlesques,
grotesques, mais aussi désabusés et mélancoliques. Poète et dramaturge (auteur
notamment des Chants de la mi-mort, poème dramatique, curieusement
écrit en français, une langue qu´il reprendrait partiellement dans Hermaphrodito,
une sorte de journal imaginaire), critique éminent (voir le livre de chroniques
musicales Scatola sonora-Boîte à musique- ou de petites biographies),
c´est peut-être dans la nouvelle que son art atteint le sommet. L´enfance et la
vieillesse sont les deux phases de la vie humaine qui monopolisent l´univers
savinien (surtout au niveau des héros), comme si l´âge adulte n´était justement
qu´une énorme parenthèse entre l´enfance et la vieillesse, celle-ci se
traduisant par la mort, une mort souvent précédée d´une étrange sénilité, comme
dans la nouvelle Monsieur Munster où le protagoniste s´observe en
train de commencer à être mort et voit son propre corps tomber peu à peu en
morceaux.
L´enfance
est toujours le théâtre d´événements bizarres et de personnages extravagants
comme dans L´infanzia di Nivasio Dolcemare(L´enfance de Nivasio Dolcemare),
dont le héros apparaît, par exemple, dans une autre nouvelle, Nostra anima(Notre
âme), où il est question de mannequins de chair. Dans La casa ispirata(La
maison hantée), Savinio cultive, encore une fois, son goût pour le
grotesque avec l´irruption de personnages tantôt macabres, tantôt comiques. Dans
Tragedia dell´infanzia (Tragédie de l´enfance)-un récit- l´auteur
évoque la Grèce et les lieux de son enfance. Une enfance qui, pour Savinio,
n´est pas qu´un temps, elle est aussi une dimension de l´esprit.
En
amoureux éternel de la culture italienne, l´écrivain Dominique Fernandez ne
pouvait oublier Alberto Savinio dans son délicieux Dictionnaire amoureux de
l´Italie. Il qualifie ses nouvelles de
métaphysiques, «pas seulement parce que ses lieux favoris, villes désertes
comme des maquettes, rues tracées au cordeau, gares aux horloges inquiétantes,
font penser aux tableaux de son frère. Pas seulement parce qu´un de ses thèmes
est l´ennui, l´immense ennui qui plane comme une ombre surnaturelle sur la
vaine agitation des humains et règne en despote sur les cités italiennes
réduites à d´absurdes décors plantés dans le vide. Le surréalisme métaphysique
de Savinio peut se décomposer en deux éléments : d´abord un réalisme
minutieux, très éloigné de tout délire onirique, puis l´irruption du «sur», de
ce qu´il y a de l´autre côté ».
La notte sul borgo-1950 |
En
effet, Savinio est l´auteur de l´autre réalité ou de l´envers de la réalité, d´une
grille de lecture alternative du monde. Non, l´adjectif que j´emploie ici ne renvoie nullement aux
mondes alternatifs ou à la science-fiction, bien entendu, mais à une lecture
transfigurée par le regard de l´artiste. Dans ses essais ou ses textes plutôt
hybrides-qui sont légion dans sa foisonnante bibliographie-, Alberto Savinio
propose une grille de lecture des événements-quels qu´ils soient-inventive et
teintée d´une fine ironie, mais tout à fait lucide. L´ironie et une
indécrottable propension pour le comique, on les retrouve, par exemple, dans le
brillant Nuova Enciclopedia (Encyclopédie Nouvelle), livre rédigé sous forme
d´encyclopédie ou de dictionnaire où l´auteur brosse son autoportrait et en
même temps un portrait de notre civilisation. Je ne puis résister à vous en
faire découvrir des morceaux tout à fait
exquis, glanés quasiment au hasard que je vous traduis directement de
l´italien. Ainsi, à l´entrée «aviation», écrit-il : « J´ai eu l´occasion
d´écrire il y a quelques jours sur Saint Denis
dit l´Aréopagite puisqu´il
faisait partie de l´aréopage d´Athènes, mais le typographe a écrit Aéropagite.
Quelle meilleure preuve que l´aviation est devenue un sentiment de
l´homme ?». Sur un fasciste, il en donne une des meilleures définitions
que j´aie lues : «Homme moralement, intellectuellement et presque
physiquement négatif, dont le côté négatif justement se traduit par hostilité,
haine et envie de détruire tout ce qui est positif. Par toutes ces qualités, le
fasciste se rapproche du délinquant et les deux finissent par en configurer un
seul et même type humain. La différence entre le fasciste et le délinquant
réside pourtant dans le fait que, alors
que le délinquant est isolé et solitaire- et cette solitude est son drame, son
héroïsme, sa poésie-, le fasciste est un délinquant collectif et «social». Le
fasciste isolé perd sa qualité de fasciste, sa force de délinquant s´évanouit
et il devient apparemment un homme anodin, un homme quelconque. Il serait utile
de découvrir le sens secret du faisceau en tant que symbole, c´est-à-dire de
l´union nécessaire pour que la criminalité fasciste puisse opérer».Enfin, à
l´entrée «révolutionnaires», on a droit à ce commentaire : «Alors que Léon
Trotski, dessaisi de toute fonction et de toute splendeur, voyageait sous
escorte vers la frontière turque, un journaliste américain venu l´interviewer
l´a trouvé plongé dans la lecture. «C´est un livre d´Anatole France» a répondu
celui qui prenait le chemin de l´exil. «Anatole France est mon auteur préféré. Il
est non seulement un grand styliste, mais aussi un penseur d´une énorme
profondeur». Quand on se sera rendu compte que ce jugement a été rendu par un
professionnel de la révolution, par celui qui a été le «technicien» de la
révolution russe et le théoricien de la «révolution permanente», on aura une
nouvelle preuve de combien les apparences sont trompeuses, de comment derrière
la peau révolutionnaire de tant d´hommes, se cachent les mentalités les plus
conformistes, passéistes et rétrogrades».
Dans
l´essai-divagation Maupassant e «l´Altro» (Maupassant et «l´Autre»), à partir
de quelques épisodes de la vie de l´écrivain français Guy de Maupassant,
Savinio est parvenu à creuser dans l´ombre son autre physionomie. Un essai,
selon son éditeur Adelphi (qui publie en ce moment toutes les œuvres de
l´auteur), ouvert à tous les vents de l´intelligence, irrévérent et profond, un
texte qui à chaque pas semble déboucher sur des perspectives imprévues pour les
abandonner ensuite avec une souveraine indifférence. Au fond, la vraie
littérature est une voix en perpétuel mouvement, «des portes qui s´ouvrent sur
d´autres portes» selon l´heureuse formule du grand poète portugais Herberto
Helder.
Un
autre petit livre tout aussi éblouissant est sans l´ombre d´un doute Sorte dell´
Europa(Le sort de l´Europe).Il s´agit d´une série d´articles politiques publiés
entre le 25 juillet 1943 et la fin de l´année 1944 rassemblés en livre l´année
suivante. Toute la clairvoyance et tout le raffinement d´Alberto Savinio sont
ici étalés au grand jour. L´auteur s´y avoue partisan d´une Europe unie, mais
–on l´aura deviné- une Europe de l´esprit, poussée par son propre élan et non
pas animée par autrui. Sur l´adhésion du peuple allemand au message nazi, il
écrit ceci : «Le plus étonnant dans l´histoire du nazisme c´est qu´un
peuple de soixante-dix mille âmes ait mis son propre sort entre les mains d´un
homme qui a peint les tableaux qu´Hitler a peints(…) Dans les moments de crise
le seul intellect des hommes politiques ne suffit pas et il serait de toute
sagesse alors d´en appeler aussi à des médecins, des ingénieurs, des
philosophes et peut-être aussi des artistes et des poètes, c´est-à-dire des
hommes qui par habitude mentale et «technique de métier» savent voir et juger
des hommes et des choses selon des critères autres que ceux banals et grossiers
des politiciens. Ces jugements plus illuminés et subtils auraient dit tout
d´abord qu´un homme qui peint les tableaux qu´a peints Adolphe Hitler qui a
écrit ce qu´il a écrit, qui a choisi la Trilogie de Wagner comme expression
sonore de sa volonté de puissance est un pompier, c´est-à-dire, un homme privé de «sens originel de la vie» et
donc porté à détruire tout ce qu´il touche».
Sorte
dell´Europa est suivi d´un essai d´une quinzaine de pages, Lo Stato (L´État), que
l´éditeur Adelphi dans sa quatrième de couverture qualifie de «illuminé et
irrespectueux fragment de guérilla logique anti -autoritaire». Savinio y glose
sur l´État, ses modèles, le besoin d´autorité que d´aucuns éprouvent.
Dans
le livre Dieci processi (Dix procès), disponible en version originale chez
Sellerio, la prestigieuse maison d´édition palermitaine, recueil de textes-«dix
exercices de scepticisme, d´humour et de style sans pareil», selon
l´éditeur-qu´il a écrits entre 1932 et 1935
pour la revue juridique Rostri, Savinio exhume dix procès historiques et
en fait des commentaires, de Socrate à Landru en passant entre autres par
Jésus-Christ, Jeanne d´Arc, Campanella,
Galilée ou Louis XVI. Un des plus intéressants est celui sur Galilée où
Savinio en évoquant les affirmations du célèbre médecin et historien français
Auguste Cabanès –personnage qu´il abhorre –selon lesquelles Galilée n´aurait
jamais prononcé devant les inquisiteurs du Saint-Office la phrase «E pur sui
muove» («Et pourtant elle tourne», elle, la terre, on le sait),Savinio donc doit
reconnaître –quoiqu´à contre –cœur –que le docteur Cabanès n´a pas tort et que
la phrase est effectivement apocryphe et ceci parce que «Galilée est Italien,
il est Toscan. Scientifique, il adore en effet la vérité, mais non pas avec
cette fureur sacrée, avec ce dévouement aveugle de ses collègues, les habitants
des zones arctiques. Païen en religion, l´Italien fait montre de son paganisme aussi
dans la religion de la science».
Dominique
Fernandez, toujours lui, dans l´ouvrage cité plus haut, compte sûrement parmi
ceux qui ont su le mieux décrire Alberto Savinio : «Savinio est un autre
de ces Italiens omniscients, dont le prototype reste le fabuleux Pic de la
Mirandole, qui à trente ans connaissait toutes les langues et était initié à
toutes les philosophies. Vous croyez, sur la foi des noms propres et des
renseignements toponymiques, que vous avez affaire à un guide de Milan, mais,
au lieu de vous mener dans les rues d´une ville, c´est dans les secrets du
cosmos que vous conduit ce cicérone inspiré».
Gallimard,
Fayard, Christian Bourgois, Allia et Flammarion sont les principaux éditeurs
français de cet auteur immense, mort des suites d´un infarctus à Rome, le 5 mai
1952, jour qu´il avait prévu dès 1938 dans son livre Achille innamorato(Achille
enamouré ) : «Aujourd´hui, c´est le 5 mai. Mon heure a sonné»... Sacré
Alberto Savinio !
(1)
Dans un article du Monde (10-07-98), repris dans le livre Une passion en
toutes lettres (Gallimard, 2001).
(2) L´éditeur
Maurice Nadeau (1911-2013) dans son ouvrage Journal en public, recueil de ses
chroniques de La Quinzaine littéraire, regrette le sens un tant soit peu
dépréciatif que le mot dilettante a acquis en
français (personne qui s´occupe d´une chose en amateur, sans s´y engager, sans
y croire, d´après certains dictionnaires), alors qu´en italien, langue
d´origine de ce vocable, il conserve le même sens, celui d´un
goût très vif pour un art, auquel on s´adonne avec plaisir. Heureusement,
quelques dictionnaires français conservent toujours ce dernier sens pour le mot
en question.
(3)Dominique
Fernandez, Dictionnaire amoureux de l´Italie (deux tomes), éditions Plon,
Paris, 2008.
P.S. : À propos d´Alberto Savinio, je me
permets de citer celui qui a été un des tout premiers enthousiastes de son œuvre
au Portugal, le grand poète,
professeur de littérature française et grand amoureux de l´Italie, David Mourão
Ferreira (1927-1996).
Remarques-Cet
article est une version remaniée et augmentée d´un autre paru en août 2006 dans
la rubrique Chroniques d´un dilettante du site de la Nouvelle Librairie
Française de Lisbonne et qui n´est plus disponible en ligne. D´autre part, «La notte sul borgo» et «Objets dans la forêt» sont effectivement des reproductions de peintures d´Alberto Savinio.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire