Arthur
Cravan, un génie subversif !
«Je voudrais être à Vienne et à Calcutta/Prendre tous les trains et tous
les navires/Forniquer toutes les femmes et bâfrer tous les plats/Mondain,
chimiste, putain, ivrogne, musicien, ouvrier, peintre, acrobate,
acteur/Vieillard, enfant, escroc, voyou, ange et noceur/millionnaire,
bourgeois, cactus, girafe ou corbeau/Lâche, héros, nègre, singe, Don Juan,
souteneur, lord, paysan, chasseur, industriel/Faune et flore/Je suis toutes les
choses, tous les hommes/et tous les animaux !»
Ces vers aux accents révolutionnaires, provocateurs ou subversifs ont été
signés par un des personnages les plus excentriques de la littérature européenne
du début du vingtième siècle, un homme qui a étonné, désarçonné, scandalisé les
conservateurs et les progressistes, les plus ou les moins puritains des
citoyens : il s´agit d´Arthur Cravan, une figure qui aujourd´hui encore
inspire la plume de nombre de critiques et exerce une fascination sans bornes
sur nombre d´écrivains.
Arthur Cravan fut un poète de langue française et un boxeur (mais
oui !), né le 22 mai 1887 à Lausanne dans la paisible Suisse, de parents
britanniques. Son vrai nom était Fabian Avenarius Lloyd, second fils d´Otho
Holland Lloyd et de Clara St-Clair Hutchinson. On peut ajouter, comme autres
données intéressantes de sa biographie, qu´il avait un frère aîné Otho Lloyd,
devenu peintre, qui a vécu plus de quatre-vingts ans, ne poussant le dernier
soupir qu´en 1979, que son grand-père paternel, Horace Lloyd, avait été
conseiller de la reine Victoria ou encore qu´il était neveu par alliance
d´Oscar Wilde qui avait épousé Constance Mary Holland Lloyd, la sœur de son
père.
Le moins que l´on puisse dire c´est qu´Arthur Cravan-qui probablement tient
son pseudonyme en référence au lieu de naissance de sa fiancée Renée
Boucher : Cravans en Charente- Maritime- a vécu intensément dès les premières années de sa
vie. De Lausanne à Mexico en passant par Londres, Berlin, Paris, Athènes,
Barcelone ou New-York, partout, il a provoqué des scandales, a multiplié les
frasques, indignant les esprits les plus ringards, mais aussi les plus ouverts
à une modernité qui se déchaînait et qui recherchait avidement de nouvelles
formes de création. Tenu souvent pour le précurseur du dadaïsme et du
surréalisme-André Breton le cite dans son Anthologie de l´humour noir- ses
œuvres établissent aussi des ponts avec le futurisme naissant de Marinetti.
Poète et boxeur, on l´a vu plus haut, on pourrait enjoliver sa foisonnante
biographie d´autres tâches, fonctions ou métiers qu´il aurait exercés- ne
serait-ce que sporadiquement et d´une façon tout à fait atypique, saugrenue,
grotesque ou déroutante-comme conférencier, danseur, chauffeur de taxi, marin, charmeur
de serpents, trafiquant-faussaire de tableaux, aventurier ou déserteur. Il faut
dire que sa devise était tout bonnement « Tout grand artiste a le sens de
la provocation» et ainsi en est-il arrivé, dans ses conférences, à faire des
strip-teases et à tirer des coups de pistolet, à menacer des gens, à exiger du
silence en assenant des coups de triques sur son guéridon alors que le silence était
total, enfin, à afficher son mépris pour l´artiste. À New-York, invité en 1917
par Francis Picabia et Marcel Duchamp à donner une conférence à la Grand
Central Gallery sur les artistes indépendants de France et d´Amérique, Arthur
Cravan est entré dans la salle chancelant et visiblement en état d´ébriété. Il
a tapé du poing sur la table et séance tenante a commencé à se dévêtir. Il a dû
quitter la salle menotté et traîné par les flics en criant haut et fort son
indignation. Le lendemain, la presse new-yorkaise, tout en blâmant son
attitude, se montrait pourtant-et l´on dirait peut-être paradoxalement- en
filigrane un brin compréhensive: «Monsieur Cravan était vraiment un lunatique,
mais il était aussi sans doute indépendant. Or, le sujet de la conférence n´était-il
pas l´indépendance des artistes ?» écrivait le quotidien The Sun du 20
avril 1917.
Pour ce qui est du parcours d´Arthur Cravan en tant que boxeur, il reste
dans les annales son combat en avril 1916 à Barcelone dans la place de taureaux
contre le champion américain Jack Jackson qui n´a fait qu´une bouchée du
malheureux neveu d´Oscar Wilde. Néanmoins, le combat a été prolongé jusqu´au
sixième ou septième round. A la fin, le public, ulcéré par un combat aussi
inégal qui prenait des allures de farce, a hué et exigé le remboursement du
billet, envahissant le ring et mettant quasiment à sac l´arène de Barcelone.
Les rapports de Cravan avec sa famille ont été tendus, on l´aura deviné,
surtout avec sa mère Clara St-Clair Hutchinson qui lui a toujours préféré son
frère Otho plus docile et soumis. Un jour, Cravan a affirmé tout
naturellement : «Ma mère et moi, nous ne sommes pas nés pour nous
comprendre». Plus tard, Clara, surnommée Nellie et entre-temps remariée à un
médecin suisse, indignée des frasques de son fils, ne s´est pas privée de
produire l´affirmation brutale qui suit : «J´éprouve une honte et un
dégoût d´être la mère d´un tel goujat. Je le compare aux apaches genre Bonnot».
Dandy invétéré et bourlingueur (il a pu échapper à la première guerre
mondiale, en utilisant de faux passeports), il n´aimait rien d´autre, de son
aveu même, que d´être constamment en déplacement : «Je ne me sens vraiment bien
qu´en voyage ; lorsque je reste longtemps dans le même endroit, la bêtise
me gagne». C´est justement alors qu´il s´apprêtait à rejoindre sa toute
nouvelle épouse-la poétesse Mina Loy qui était enceinte- à Buenos Aires,
qu´Arthur Cravan a mystérieusement disparu au large du Golfe du Mexique, en
1918, à l´âge de trente ans. Son corps n´a jamais été retrouvé quoique la
police eût fait état plus tard d´un corps abattu près de Rio Grande del Norte
qui aurait pu correspondre par ses caractéristiques à celui de Cravan. Quoi
qu´il en soit, ce mystère a déclenché force conjectures sur ce qui s´était
vraiment produit. On a évoqué la possibilité d´un suicide, mais le bruit a
également couru qu´il aurait été aperçu ici ou là, notamment à New York dans
les années vingt, sous le nom de Dorian Hope. Sa veuve, Mina Loy, qui a
accouché d´une fille, Fabienne, a lancé jusqu´en 1923 une enquête
internationale pour essayer de retrouver
son mari, un mari qui lui a inspiré un jour ces commentaires indulgents
produits après sa disparition : «Il souffrait terriblement de la stupidité
humaine. Je ne déplore pas trop sa mort, le chagrin est qu´il ne vive plus…Il
prenait l´inévitable de bon gré à tout moment, c´est pourquoi il était si
difficile à comprendre».
La légende d´Arthur Cravan fait bouillir l´imagination d´écrivains et de
critiques presque un siècle après sa disparition. En 2006, le critique d´art
Philippe Dagen a publié chez Grasset un roman intitulé Arthur Cravan n´est pas
mort noyé, donc une fiction uchronique sur la vie hypothétique du poète et
boxeur après 1918 et, en 2010, toujours chez Grasset, paraissait un livre signé
Bertrand Lacarelle-Arthur Cravan, le précipité- présenté comme un essai qui «veut faire
retentir sa voix un siècle plus tard, pour réveiller nos âmes et raviver nos
corps».
Mais si sa vie a fait jaser et suscité un tollé un peu partout, tout
l´esclandre que l´auteur a provoqué prend racine inévitablement dans son œuvre composée
de poèmes, chroniques, fragments, correspondances et surtout les articles
publiés dans la revue Maintenant(1). Pour une de ses biographes, Maria Lluïsa
Borràs, «L´ensemble des textes de Maintenant constitue une autobiographie
déchirée, une des plus subversives et maudites que nous ait légué cette
génération. Une autobiographie qui oscille entre le lyrisme et le sarcasme le
plus grossier, situant Cravan de plein droit parmi les précurseurs essentiels
de l´aventure dada.»(2)
Les cinq numéros de la revue Maintenant ont été publiés à Paris-ville où le
poète s´était installé en 1909-d´avril 1912 à mars 1915 et étaient entièrement
rédigés par Cravan lui-même. On y trouvait des poèmes et des critiques
littéraires et artistiques mais aussi des provocations de toutes sortes.
Dans le premier numéro, on annonçait des documents inédits sur Oscar Wilde.
Ces documents n´étaient en fait qu´une description physique détaillée de
l´écrivain irlandais qui était, on vous le rappelle, son oncle par alliance.
Après avoir décrit avec force détails, son nez, ses lèvres, ses yeux, sa
bouche, sa voix, il terminait ainsi le portrait de son oncle :«Puis ce
qu´il y avait de remarquable chez Oscar Wilde c´est que, si l´on peut dire, il
causait de tout le corps : l´articulation du bras avec l´épaule était
enjouée, celle de la main avec l´avant-bras était charmante, la main prenait
sur celui-ci l´inclination élégante d´un beau cygne expressif, c´est ce geste
dont Oscar Wilde a doué le personnage de Lord Henry dans le «Dorian Gray»». Le
texte était signé du nom de W.Cooper, probablement un des multiples hétéronymes
de Cravan. Le sujet Oscar Wilde ne s´épuisait pas dans ce numéro, il allait
réapparaître lors des deux numéros suivants, d´abord sous forme de portrait et
puis, lors du numéro 3, de façon encore plus déroutante dans un texte
intitulé « Oscar Wilde est vivant !». Or, il était mort en 1900, ce texte
étant une fantaisie de Cravan sur une rencontre-«la nuit du vingt neuf mars mil
neuf cent treize»- où son oncle, sous le nom de Sébastien Melmoth(le pseudonyme
qu´il avait adopté lors de son exil en France), lui aurait rendu visite au
moment où Cravan était particulièrement triste, «l´âme d´un déchu». Ils
auraient causé, bu et ri ensemble, Cravan se remémorant les allusions vagues
entendues dans son enfance selon lesquelles Oscar Wilde pouvait être en fait
son père, Wilde pour sa part lui confiant qu´il avait terminé ses mémoires,
qu´il avait des vers en préparation et qu´il venait d´écrire quatre pièces de
théâtre pour Sarah Bernhardt, s´exclamant, en riant très fort, qu´il aimait
beaucoup le théâtre mais qu´il n´était vraiment à l´aise que lorsque tous ses
personnages étaient assis et qu´ils allaient causer !
Un des textes les plus intéressants de la courte vie de la revue Maintenant
est celui consacré à André Gide, paru dans le numéro deux. Cravan y écrivait
que, se recommandant de sa parenté avec Wilde, il avait envoyé un mot à Gide
qui avait donc consenti à le recevoir. Se mettant à rêver à la réception
enthousiaste que Gide lui aurait prodiguée, Cravan s´imaginait même filer avec
lui en Algérie ou ailleurs! Or, la déception aurait été proportionnelle à
l´engouement dont il avait rêvé. Gide ne lui a offert rien d´autre qu´une
chaise ! Cravan ne s´est donc pas privé de tirer à boulets rouges sur l´un
des monstres sacrés de la littérature française : «Monsieur Gide n´a pas
l´air d´un enfant d´amour, ni d´un éléphant, ni de plusieurs hommes : il a
l´air d´un artiste ; et je lui ferai ce seul compliment, au reste
désagréable, que sa petite pluralité provient de ce fait qu´il pourrait très
aisément être pris pour un cabotin. Son ossature n´a rien de remarquable ;
ses mains sont celles d´un fainéant, très blanches, ma foi ! Dans
l´ensemble, c´est une toute petite nature. M. Gide doit peser dans les 55 kilos
et mesurer 1 m 65 environ. Sa marche trahit un prosateur qui ne pourra jamais faire un vers. Avec ça,
l´artiste montre un visage maladif d´où se détachent, vers les tempes, de
petites feuilles de peau plus grandes que des pellicules, inconvénient dont le
peuple donne une explication en disant vulgairement de quelqu´un : «il
pèle»». Cravan a ajouté que Gide lui avait écrit une fois et que « la lettre
autographe de M. Gide est à enlever à nos bureaux au prix de 0.fr 15».
Arthur Cravan -qui mesurait presque deux mètres et pesait plus de cent
kilos-avait, on l´a vu, le goût de la provocation. Dans le premier numéro, dans
la rubrique «Différentes Choses», on lit, par exemple, «Nous sommes heureux
d´apprendre la mort du peintre Jules Lefebvre» ! Pourtant, le sommet de la
provocation, on peut le trouver en lisant l´essai du numéro 4 «L´Exposition des
Indépendants». Il a pondu des commentaires ironiques sur Robert Delaunay, par
exemple. Après avoir écrit qu´il n´avait pas vu sa peinture, il l´a tenu
d´ailleurs pour un peintre qui a mal tourné : «M. Delaunay, qui a une
gueule de porc enflammé ou de cocher de grande maison pouvait ambitionner avec
une pareille hure de faire une peinture de brute(…) Au physique, c´est un
fromage mou : il court avec peine et Robert a quelque peine à lancer un
caillou à trente mètres(…)cette figure d´une vulgarité tellement provocante
qu´elle donne l´impression d´un pet rouge(…)Avant de connaître sa femme, Robert
était un âne(…)prenant un poteau télégraphique pour un végétal et croyant
qu´une fleur était une invention. Depuis qu´il est avec sa Russe, il sait que
la Tour Eiffel, le téléphone, les automobiles, un aéroplane sont des choses
modernes. Eh bien ça lui a fait beaucoup de tort à ce gros bêta d´en savoir
aussi long(…) Quand on a la chance d´être une brute, il faut savoir le rester».
Sur Sonia Delaunay, Cravan ne fut pas tendre non plus, mais une de ses autres
cibles fut la peintre Marie Laurencin, ancienne muse de Guillaume Apollinaire
(à qui il s´en prend aussi), sur laquelle il a produit des commentaires d´une
indiscutable goujaterie : «En voilà une qui aurait besoin qu´on lui relève
les jupes et qu´on lui mette une grosse…quelque part pour lui apprendre que
l´art n´est pas une petite pose devant le miroir. Oh ! chochotte !
(ta gueule !). La peinture c´est marcher, courir, boire, manger, dormir et
faire ses besoins. Vous aurez beau dire que je suis un dégueulasse, c´est tout
ça».Ces deux dernières phrases illustrent également on ne peut mieux la
philosophie d´Arthur Cravan.
Au fond, Artur Cravan était un de ces génies inquiets, turbulents, toujours
en ébullition, qui ont besoin de faire parler d´eux et dont l´œuvre ne peut
être nullement détachée de sa personnalité.
Ce génie subversif a forcé l´admiration de Guy Debord qui a fait état de
son estime (Panégyrique, tome un) en ces termes : «Les gens que j´estimais
plus que personne au monde étaient Arthur Cravan et Lautréamont, et je savais
parfaitement que tous leurs amis, si j´avais consenti à suivre des études universitaires,
m´auraient méprisé autant que si je m´étais résigné à exercer une activité
artistique ; et si je n´avais pas pu avoir ces amis-là, je n´aurais
certainement pas admis de m´en consoler avec d´autres».
Tout aussi intéressants sont les propos de Francis Picabia (qui, comme on
l´a vu, a fréquenté Cravan) dans Jésus-Christ Rastaquouère : «J ´aime
mieux Arthur Cravan qui a fait le tour du monde pendant la guerre,
perpétuellement obligé de changer de nationalité afin d´échapper à la bêtise
humaine. Arthur Cavan s´est déguisé en soldat pour ne pas être soldat, il a
fait comme tous nos amis qui se déguisent en honnête homme pour ne pas être
honnête homme».
Disparu il y a quasiment un siècle, Arthur Cravan fait toujours parler de
lui et nourrit l´imagination pétillante de nombre d´admirateurs. C´est que,
quoi qu´on puisse penser sur ses frasques, il était avant tout un homme
indépendant. La liberté de pensée n´a pas de prix…
( (1) Deux éditions disponibles sont à noter :
Arthur Cravan, Maintenant suivi de Poèmes, chronique et
fragments, présentés et annotés par Gabriel Saisseval, éditions Ombres, Toulouse, 2010.
Arthur Cravan, Œuvres : poèmes, articles, lettres.
Collection Champ Libre, éditions Ivréa, Paris, 1987.
(2)Cette citation-qui figure dans la quatrième de
couverture du livre des éditions Ombres-est extraite de l´ouvrage de Maria
Lluïsa Borràs : Arthur Cravan. Une stratégie du scandale (Paris,
Jean-Michel Place, 1996).
2 commentaires:
Texto muito interessante e enriquecedor. Os versos (iniciais)são, seguramente, uma magnífica ilustração da personalidade do poeta (e boxeur), tal como aqui nos é apresentada. Ocorre-me pensar se tal tipo de personalidade, na sua exteriorização irreverente e provocadora, não será fruto dum tempo em que, contrariamente ao actual, não se impunham os espartilhos do "politicamente correcto"...
Agradeço o seu simpático comentário e acompanho a sua interrogação final. Hoje seria mais difícil existir um Arthur Cravan...
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