L´Arabe de Meursault.
Selon Kamel Daoud, l´Algérie est «un pays coincé entre le ciel et la terre.
La terre appartient aux «libérateurs», cette caste maudite qui ne veut pas
mourir, et qui assure avoir fait la guerre pour nous. Et le ciel est colonisé
par les religieux qui se l´approprient au nom d´Allah. Que me reste-t-il ?
Les livres. C´est cette digression littéraire que je poursuis car l´Algérie
m´étouffe et pour desserrer cette étreinte, je lis et j´écris». Ces paroles, on
les retrouve justement dans le portrait de Kamel Daoud brossé par Jean-Louis Le
Touzet et paru dans l´édition du 15 avril
du quotidien français Libération.
Ce fut vers le mois de mai 2011 que
je suis tombé pour la première fois sur le nom de Kamel Daoud, pour être plus
précis lorsque j´ai lu une recension critique sur son recueil de nouvelles Le
Minotaure 504 qui venait alors de paraître en France aux éditions Sabine
Wespieser. Pas beaucoup plus d´une centaine de pages, mais qui vous laissent
tout à fait surpris par la qualité des quatre nouvelles qui composent le
recueil : «Le minotaure 504», le soliloque d´un chauffeur de taxi qui met
en garde ses passagers contre Alger ; «Gibrîl au kérosène» où un militaire
fou d´aviation essaie en vain de persuader les clients de la foire internationale
où il expose que le prototype qu´il a conçu est d´une qualité
irréprochable ; «L´ami d´Athènes» sur un marathonien qui court sans fin
dans le stade des Jeux Olympiques d´Athènes et, enfin, «La préface du nègre» où
l´on assiste aux déboires d´un écrivain fantôme. Ces nouvelles, d´une langue
percutante et sans fioritures, mettent en exergue des héros qui poursuivent
incessamment leur quête mais qui se trouvent en effet piégés par une Algérie
qui ne correspond pas aux espoirs fondus sur elle au moment de l´indépendance
et où l´avenir est comme mis en sursis. Les cris de désespoir et de révolte ne
s´étalent pas derrière chaque phrase, mais ils sont là, ne serait-ce qu´en
filigrane.
Né à Mostaganem en 1970, Kamel Daoud est écrivain mais aussi journaliste au
Quotidien d´Oran, où il tient depuis une douzaine d´années la chronique la plus
lue d´Algérie :«Raïna Raïkoum» («Mon opinion, votre opinion»). Écrivant
souvent sur le fil du rasoir, à cause de la censure qui pointe, des ennuis que
sa plume acérée peut amener à son journal, des imprécations des fanatiques
religieux, et des pièges que le régime peut lui tendre- il y a le risque
que Bouteflika et ses suppôts puissent
se servir de son succès pour clamer que la censure n´existe pas en Algérie-il
est parfois tenu de glisser ses papiers sur facebook.
Ces derniers mois, Kamel Daoud défraie aussi la chronique en France en
raison de la parution en mai, chez Actes-Sud, d´un roman qui n´a pas laissé
indifférents les cercles littéraires tant et si bien qu´il vient d´être
couronné du prix François Mauriac, de celui des Cinq Continents, et figure dans
la première sélection du Goncourt et du Renaudot: Meursault, contre-enquête. Le
patronyme du titre du roman vous poussera peut-être à vous interroger, sur la
coïncidence ou l´éventuel rapport entre ce Meursault-ci et celui devenu fameux en
tant que personnage d´un roman célèbre d´un écrivain français fort réputé, né
en Algérie comme Kamel Daoud, prix Nobel de Littérature en 1957, et qui
répondait au nom d´Albert Camus. Et bien, vous avez vu juste, le Meursault
évoqué par Kamel Daoud est bel et bien le Meursault de L´Étranger de Camus,
roman qui commence par ce paragraphe que l´on n´est pas près d´oublier :
«Aujourd´hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J´ai reçu un
télégramme de l´asile : Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments
distingués». Cela ne veut rien dire. C´était peut-être hier».Comment se
fait-il ?Meursault,contre-enquête est-il une espèce de suite de L´Étranger, le genre de livre dont sont normalement friands les
lecteurs des romans dits populaires ? Ce serait pousser un peu trop loin
la méfiance envers le talent de Kamel Daoud qui est immense. Non, pas du
tout. L´histoire de Meursault est vue
sous un tout autre angle : celui du frère de l´Arabe tué par Meursault
lui-même.
Haroun, le narrateur qui égrène un monologue interminable soir après soir
dans un bar d´Oran soixante-dix ans après les faits, est donc le frère de
«l´Arabe», le personnage de L´Étranger à
qui Camus n´attribue pas de nom. Ceux
qui ont lu le roman se rappellent peut-être le moment où, ébloui par le reflet
du soleil sur la lame que l´Arabe avait sorti à sa vue, Meursault prend le
revolver qu´il avait sur lui et tire sur l´Arabe. Il le tue d´une seule balle
mais les coups de feu ne s´arrêtent pourtant pas là : «C´est là, dans le
bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a commencé. J´ai secoué la sueur
et le soleil. J´ai compris que j´avais détruit l´équilibre du jour, le silence
exceptionnel d´une plage où j´avais été heureux. Alors, j´ai tiré encore quatre
fois sur un cœur inerte où les balles s´enfonçaient sans qu´il y parût. Et
c´était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur». À
l´audience, Meursault indique qu´il n´avait pas l´intention de tuer l´Arabe et
qu´il avait commis le crime à cause du soleil, déclenchant ainsi des éclats de
rire dans la salle.
Dans Meursault, contre-enquête– qui avec L´Étranger on lira peut-être un
jour tel un diptyque, selon Macha Séry, journaliste au Monde des Livres- l´Arabe
porte bien un nom, Moussa. Oui, Moussa, le fils d´une typique famille
algérienne des années quarante, sans espoir, vivotant au gré des besoins, un
père qui se volatilise et la mère femme de ménage parfois dans des maisons d´étrangers,
surnommés les roumis. Le regard de certains voisins, entre la méfiance et la
compassion, une atmosphère de colère rentrée ou la misère, tout cela peuple le
quotidien de cette famille (et de tant d´autres familles algériennes). Dans le
roman de Camus, l´Arabe n´a pas de nom, puisqu´en effet un Algérien n´était
justement que ça pour les colons français : un Arabe et c´est tout (encore
aujourd´hui en France, c´est ainsi que l´on fait souvent allusion aux
ressortissants du Maghreb, les Arabes). Dans le roman de Daoud, il a un nom,
mais il sombre dans l´anonymat, sa mère ne recevant aucune allocation pour la
mort de son Moussa adoré. Néanmoins, il reste omniprésent dans sa vie, à telle
enseigne que Haroun ne peut vivre que dans l´ombre et le souvenir de l´absent.
Si Meursault contre-enquête peut être lu comme une sorte d´hommage à L´Étranger, il met également en scène le problème de l´identité et questionne
l´Algérie contemporaine. Devant son interlocuteur français(un universitaire
camusien ou un être purement imaginaire ?), Haroun évoque les autres
«Moussa» du bar et fait d´une certaine façon un pied de nez à la génération qui
envisageait l´indépendance comme l´aurore d´une ère nouvelle : «On va
juste regarder tous les autres Moussa de ce bouge, un par un, et imaginer,
comme je le fais souvent, comment ils auraient survécu à une balle tirée sur le
soleil ou comment ils ont fait pour ne jamais croiser ton écrivain, ou enfin,
comment ils ont fait pour ne pas être encore morts. Ils sont des milliers,
crois-moi. À traîner la patte depuis l´Indépendance. À déambuler sur des
plages, à enterrer des mères mortes et à regarder dehors pendant des heures depuis
leur balcon. Putain ! Ce bar me rappelle parfois l´asile de la mère de
Meursault : même silence, même vieillissement discret et mêmes rites de
fin de vie». Comme si ces personnages ne vivaient que pour attendre la mort,
qui met quand même du temps à venir, puisque ne dit-on pas d´ordinaire qu´en
Afrique-et donc en Algérie- les heures sont plus longues ?
Dans son adolescence, Haroun déménage d´Alger (quartier de Bad-el-Oued) à Hadjout (anciennement Marengo) avec sa mère,
une mère qui semble souvent s´en prendre à lui, comme s´il était coupable de
rester vivant alors que Moussa n´était plus de ce monde : « Chez nous, la
mère est la moitié du monde. Mais je ne lui ai jamais pardonné sa façon de me
traiter. Elle semblait m´en vouloir pour une mort qu´au fond j´ai toujours
refusé de subir, alors qu´elle me punissait. Je ne sais pas, j´avais en moi de
la résistance et elle le sentait confusément». D´Alger, où il ne retournera
qu´une fois en 1963, Haroun ne gardera jamais un bon souvenir. Sans doute ne
souscrirait-il jamais à ces phrases de Camus datées du 18 mars 1941 que l´on
retrouve dans ses Carnets : «Les hauteurs au-dessus d´Alger débordent de fleurs
au printemps. L´odeur de miel des roses jaunes coule dans les petites rues.
D´énormes cyprès noirs laissent gicler à leur sommet des éclats de glycine et
d´aubépine dont le cheminement reste caché à l´intérieur. Un vent doux, le
golfe immense et plat. Du désir fort et simple-et l´absurdité de quitter tout
cela».*
À Hadjout-où est censée être enterrée la mère de Meursault-, ils finissent
par aller vivre dans une ancienne maison de colons français-«C´est presque une
tradition ici, quand les colons s´enfuient, ils nous laissent souvent trois
choses : des os, des routes et des mots…ou des morts»-, l´heure de
l´indépendance sonne et c´est justement le 5 juillet 1962, que Haroun tue, sous
le regard complice de sa mère, un colon français, un certain Joseph, ce qui
vaut plus tard à Haroun de passer quelque temps en prison, soupçonné d´avoir
commis le meurtre, mais surtout-comme le lui affirme un militaire qui
l´interroge- coupable de ne l´avoir pas fait en temps utile et au service des
forces de libération, coupable à vrai dire de n´avoir pas pris le maquis.
Haroun évoque aussi l´amour et le souvenir de Meriem, une jeune femme aux
cheveux châtains très courts, qui frappe un jour à la porte en leur posant (à
sa mère et à lui) une question que personne d´autre n´avait jamais posée :
«Êtes-vous de la famille de Moussa el-Assasse ?» ; Meriem, une
enseignante qui travaille sur un livre où il est question de Moussa et dont
Haroun s´éprend. Enfin, Haroun ne peut s´empêcher d´invectiver la
religion : «La religion pour moi est un transport collectif que je ne
prends pas(…) je déteste les religions et la soumission».
Meursault, contre-enquête est assurément un des meilleurs romans publiés
cette année en France. Un roman qui confirme que les écrivains algériens
s´exprimant dans la langue de l´ancien colonisateur continuent à enrichir la
littérature de langue française d´une originalité, d´un goût de l´invective,
d´une rénovation des sujets et des procédés littéraires qu´en France- où la
fantaisie s´est un peu flétrie- on n´apprécie pas encore à sa juste mesure.
Un livre qui aurait sans doute enchanté Albert Camus et qui permet à Kamel
Daoud de s´affirmer comme une valeur sûre dans le cadre de la littérature
contemporaine d´expression française.
*Albert Camus, Carnets I (mai 1935-février 1942), collection Folio,
éditions Gallimard, Paris, 2013.
Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête, éditions Actes-Sud, Arles, 2014(Le
livre avait déjà paru au préalable aux Editions Barzakh, Alger, 2013).
À lire également:
Kamel Daoud, Le Minotaure 504, éditions Sabine Wespieser, Paris, 2011
(publié en 2010 à Alger aux Éditions Barzakh).
1 commentaire:
Eis uma belíssima (e muito bem "ilustrada") notícia, para quem, como eu, estruturou a sua personalidade de leitora ou a sua identidade literária - se assim se pode chamar -, "à sombra" de grandes nomes, como o de Albert Camus. Fico, pois, com enorme vontade de ler o romance anunciado, precedido da releitura do magnífico "Estrangeiro".
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