L´âme tourmentée de Sylvia Plath.
Nous
autres francophones et francophiles devons nous rendre à l´évidence : nous
ne pouvons nullement nous prévaloir d´avoir un nombre aussi important de femmes
écrivains(ou écrivaines, un mot que d´aucuns rechignent toujours à employer)
que, par exemple, les Anglo-Saxons. En plus, si l´on ne s´en tient qu´à la
poésie, alors là, l´écart se creuse davantage. Ceci vaut tant pour la
littérature contemporaine que pour tout notre patrimoine littéraire.
Si
elle était encore en vie, la poète ou poétesse (il y a toujours un hic quand on
parle de femmes en littérature) américaine Sylvia Plath -y a-t-il une figure littéraire féminine de la même génération aussi forte en France ?-aurait pu fêter le 27 octobre son quatre-vingt-deuxième
anniversaire, mais son esprit tourmenté et sa séparation en 1962 d´avec le
poète anglais Ted Hugues (tombé entre-temps amoureux d´Assia Wevill, femme du
poète canadien David Wevill), l´ont poussée vers l´au-delà : le 11 février
1963, à l´âge de trente ans, après avoir préparé le petit-déjeuner pour ses
enfants, elle s´est enfermée dans sa cuisine, les fenêtres et les portes
calfeutrées, et s´est donné la mort en ouvrant le gaz du réchaud. L´écrivaine
était morte, mais une légende venait de naître.
Sylvia
Plath a vu le jour à Boston, une ville un peu rigide et puritaine selon certains,
mais incontestablement bien plus intellectuelle et progressiste que beaucoup
d´autres villes américaines, loin donc de l´Amérique profonde tellement
ringarde qu´une autre écrivaine américaine, Gertrude Stein-vivant à Paris et ayant
parrainé la soi-disant Lost Generation(Génération perdue) a pu dire-une
boutade, il est vrai-qu´il s´agissait du plus vieux pays au monde !
Sylvia Plath y est donc née le 27 octobre 1932. Son père, Otto Plath, un
professeur de biologie d´origine allemande, est prématurément mort en 1940. L´histoire
se raconte en peu de mots : suite à une gangrène diabétique, il est amputé
d´une jambe avant de succomber à un cancer du poumon. Sylvia, qui n´avait alors
que huit ans, fut profondément touchée par cette disparition, à telle enseigne
qu´elle n´allait jamais vraiment s´en remettre. En 1950, après des études
secondaires brillantes, elle a fait son entrée au Smith College grâce à une
bourse. Elle s´est tôt fait remarquer en remportant plusieurs petits prix
littéraires qui annonçaient déjà un rare talent d´écriture. Pourtant, ce
parcours sans tache au Smith College, où elle a achevé ses études en 1955, a connu
une courte interruption, après sa première tentative de suicide en 1953. Cette
tentative, elle l´a ratée de très peu. Elle s´est produite à la suite d´une
hospitalisation pour cause de dépression. Soumise ensuite à des électrochocs,
Sylvia Plath a avalé un flacon de somnifères avant de se cacher à la cave. Ce
n´est qu´au bout de trois jours que son frère l´a retrouvée évanouie.
Une
fois cette dépression surmontée (toujours apparemment chez Sylvia Plath), elle est
partie perfectionner ses études, grâce à une bourse Fullbright à la
prestigieuse Université de Cambridge, en Angleterre, et c´est dans ce pays que
sa vie a pris un tournant qui devait la bouleverser à jamais : la
connaissance de Ted Hugues. Ce fut le coup de foudre, une véritable
passion : ardente, fougueuse, impétueuse. Au mariage en 1956 s´est succédé
un séjour prolongé de deux ans aux États-Unis après quoi le couple est rentré
en Angleterre. Pendant ce temps, Sylvia Plath commençait à susciter
l´admiration des milieux littéraires anglo-américains. En 1960, elle publiait The
Colossus and other poems (Le Colosse et autres poèmes) et l´année
suivante, elle écrivait The Bell Jar (La cloche de détresse,
rebaptisée La cloche de verre dans la traduction récente des Œuvres dans la
collection Quarto) qui ne devait paraître que le 14 janvier 1963, un mois avant
sa mort, sous le pseudonyme de Victoria Lucas. Ce roman allait connaître un
succès retentissant aux Etats-Unis vers 1971, presque une dizaine d´années
après la disparition de Sylvia, lors de la réédition du roman et ce parce que
la jeunesse féminine de l´époque se reconnaissait dans l´ héroïne Esther
Greenwood, une étudiante romantique des années cinquante, âgée de dix-neuf ans,
qui veut se procurer une place au soleil, mais qui se trouve tiraillée entre
ses ambitions intellectuelles et le modèle féminin d´une société rongée par le
maccarthysme. À la fin, Esther rate son suicide, contrairement à Sylvia Plath…
Une
partie non négligeable de l´œuvre de Sylvia Plath est composée par ses Journaux
intimes, qui témoignent des angoisses et déboires de la jeunesse
américaine de l´époque aussi bien que de la névrose permanente de l´écrivaine,
des journaux qui ont été caviardés dans un premier temps par sa mère, Aurelia Plath,
et par son mari Ted Hugues afin de «ménager à sa famille et à ses enfants
certains déboires».Ted Hugues est d´ailleurs souvent accusé d´avoir exercé une
emprise tyrannique sur ses femmes. En 2006, un livre paru en Angleterre, chez
Robson Books, un livre écrit par deux journalistes israéliens, Yehuda Koren et
Eliat Negev, intitulé A lover for unreason :the life and tragic death
of Assia Wevill (Un amant de la déraison : la vie et la mort tragique
de Assia Wevill) dépeignait le comportement atrabilaire et violent de Ted
Hugues qui aurait poussé Assia Wevill à reproduire, six ans plus tard, le 25 mars
1969, l´attitude de Sylvia Plath, en des circonstances d´ailleurs fort
similaires, à la différence près que Assia a entraîné avec elle, dans son «
dernier voyage », sa fille Shura, alors que Sylvia avait laissé en vie ses
enfants. Ce n´est qu´après la mort de Ted Hugues en 1998 que l´édition
intégrale des Journaux a vu le jour sous le titre de Unabridged Journals.
Quoi qu´il en soit et pour ne s´en tenir qu´à
l´œuvre de Sylvia Plath-si tant est que, dans ce cas, l´œuvre puisse se
dissocier de la vie, tellement elles sont imbriquées-, la poésie en est la
partie la plus expressive et lumineuse. Un des titres les plus prestigieux, Ariel,
fut publié après sa mort, à l´initiative de Ted Hugues. Au début des années
quatre-vingt, paraissait une anthologie des meilleurs poèmes de Sylvia Plath
avec quelques textes inédits qui fut couronnée en 1982 du prix Pulitzer.
Le
poète Robert Pinsky a écrit un jour dans The New York Times Book Review que
«tourmentés, hyperactifs, perpétuellement accélérés, les poèmes de Sylvia Plath
nous saisissent par leur imagination extravagante, dégageant des images et des
phrases avec l´énergie d´un cheval qui s´enfuit».
La
poésie de Sylvia Plath est le fruit d´une sensibilité exacerbée tissée de
l´obsession récurrente de la mort, servie par un style personnel et recherché.
La nature, les objets, le quotidien et les ombres sont des sujets qui peuplent
la plupart des poèmes de Sylvia. Le pouvoir d´évocation de sa poésie est
éblouissant, comme par exemple, dans le poème « The manor garden » (Le jardin
du manoir) : « The fountains are dry and the roses over / Incense of
death. Your day
approaches. / The pears fatten like little buddhas. / A blue mist is dragging
the lake ... (Les fontaines
sont taries et les roses sont finies / encens de mort, ton heure est proche /
Les poires grossissent comme de petits bouddhas / Une brume bleue prolonge le
lac…) »; ou comme dans
« Widow » (La veuve): « Widow. The word consumes itself - / Body, a sheet of
newsprint on the fire / Levitating a numb minute in the updraft / Over the
scalding, red topography / That will put her heart out like an only eye… (Veuve. Le mot se détruit lui-même /
Corps, une feuille de journal dans le feu / qui s´élève pour un instant
engourdi dans l´air chaud / sur la topographie rouge et brûlante / qui étalera
son cœur comme un seul regard…) » ; ou encore dans Contusion(Contusion) que l´on vous présente
intégralement : «Colour floods to the spot,dull purple/The rest of the
body is all washed out/The colour of pearl. In a pit of rock/The sea sucks obsessively,/One
hollow the whole sea´s pivot./The size of a fly, the doom mark/Crawls down the
wall./The heart shuts,/The sea slides back,/The mirrors are sheeted(«La couleur
surgit à l´endroit, pourpre et grise./Le reste du corps est sans couleur,/La
couleur de la perle./Dans le creux du roc/La mer avale compulsivement /une
concavité, le centre de toute la mer./De la taille d´une mouche,/l´empreinte du
destin/glisse le mur./Le cœur se renferme,/la mer s´éloigne,/les miroirs sont
voilés»)*.
Le
poème le plus énigmatique de Sylvia Plath et qui suscite les interprétations
les plus diverses est néanmoins «Daddy» («Papa») où elle écrit les vers «Every
woman adores a fascist/The boot in the face, the brute/Brute heart of a brute
like you» («Toutes les femmes adorent un fasciste/Les coups de botte dans la
figure, le cœur / de brute brutale d´une brute comme toi»)**. Un poème plein de
références historiques, surtout à l´Holocauste, aux juifs, au nazisme. Un
règlement de comptes avec feu son père ? L´allusion à une tyrannie
paternelle ? Que veut-elle évoquer au juste? La fascination du
pouvoir ? La tyrannie de l´amour fou que certaines femmes ressentent pour
un homme (et donc en filigrane, par exemple, sa passion pour Ted Hugues) ?
Plus récemment, d´aucuns ont avancé une troisième possibilité selon laquelle il
s´agirait d´un artifice, d´une métaphore pour porter atteinte à l´image de sa
mère, symbole, elle, de la tyrannie. À chacun son interprétation…
La vie
de Sylvie Plath, cette vie courte qui n´a duré que trente ans, mais qui aura
été vécue intensément, violemment, avidement, a toujours fait jaser et a
surtout inspiré des biographies, des fictions et même un film. J´omets les
biographies-écrites par des Anglais, des Américains, des Français et une
Italienne-que les admirateurs de Sylvie Plath pourront facilement dénicher, en
faisant une petite recherche sur le Net. Quant aux fictions, gravitant le plus
souvent autour de la relation avec Ted Hugues, on peut citer : Les femmes
du braconnier (Claude Pujade-Renaud) ; La ballade de Ted et Sylvia (Emma
Tenant) ; Froidure (Kate Moses) et Mourir est un art, comme tout le reste
(Oriane Jeancourt Galignani).Pour ce qui est du film, il s´intitule Sylvia et
il est sorti en 2003, tourné par la Britannique Christine Jeffs, avec Gwyneth
Paltrow et Daniel Craig. Enfin, il y a eu aussi un opéra, J´irai vers le nord,
j´irai vers la nuit polaire de Kasper T.Toeplitz, créé en 1989 au Festival d´Avignon.
Le
suicide de Sylvia Plath a mis un terme aux angoisses, aux frustrations, aux
dépressions, aux mésaventures d´une femme qui en avait assez de vivre. Elle a
pu enfin trouver le repos. Par contre, nous les amants de la littérature- et de
la poésie en particulier – nous avons été privés de jouir du talent d´une
écrivaine hors pair qui aurait peut-être enfanté de nouvelles œuvres aussi
brillantes que celles qu´elle nous a laissées.
* La traduction en français des vers anglais est de ma responsabilité.
**Traduction de Valérie Rouzeau.
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