On signale aujourd´hui, 22 décembre, le vingt-cinquième anniversaire de la mort d´un grand nom des lettres irlandaises et françaises: Samuel Beckett. En guise d´hommage à cet immense écrivain du vingtième siècle, je reproduis ici un article que j´ai écrit sur son roman Mercier et Camier, le premier écrit directement en français, et qui fut publié en août 2006 sur le site de la Nouvelle Librairie Français de Lisbonne:
La discrétion d´un géant des lettres.
«Si
les Éditions de Minuit existent, c´est à Samuel Beckett qu´elles le doivent, et
notamment à cette journée-là. Il ne s´est rien passé avant et tout ce qui est
arrivé depuis vient de là» dixit Jérôme Lindon. La date à laquelle l´ancien
directeur des Éditions de Minuit (décédé en 2001) faisait référence était une
journée apparemment banale d´octobre 1950 qui avait pourtant changé sa vie. En
lisant, dans le métro, le manuscrit d´un inconnu (le roman Molloy )
qu´il avait d´ailleurs failli lâcher dans l´ascenseur d´une station, Jérôme
Lindon est ravi de la découverte et flaire la promesse (ou déjà la certitude)
d´un écrivain hors pair. En décidant de publier ce roman, sa petite maison
d´édition force l´admiration de ses consoeurs et du milieu littéraire parisien.
En outre, l´amitié entre l´éditeur et l´écrivain se peaufine au fil du temps
et, quelques années plus tard, en 1969, lors de la cérémonie d´attribution du
prix Nobel à Samuel Beckett, c´est Jérôme Lindon qui se déplace à Stockholm
pour représenter l´auteur irlandais. En fait, Beckett, on le sait, n´aimait pas
les foules. Nous oserions dire qu´il était un homme pour qui le silence tenait
lieu de religion. Nathalie Léger vient, d´ailleurs, de lui consacrer un beau
livre, qui se lit d´une traite (autour d´une centaine de pages), où vous pouvez
trouver quelques-uns des épisodes que nous avons cités plus haut, intitulé, à
juste titre, Les vies silencieuses de Samuel Beckett (Éditions Allia).
Mais puisqu´il est tellement question de silence, il faut dire que son oeuvre a
bel et bien été, dans les tous premiers temps, on ne peut plus silencieuse,
faute de public : Molloy , 694 exemplaires vendus (malgré
l´enthousiasme de Jérôme Lindon), Malone meurt , 241 et
L´Innommable , 476. Il a fallu attendre 1953 et la mise en scène de sa
pièce En attendant Godot , pour que le succès de ses oeuvres fût
assuré.
Cette
année, on signale le centième anniversaire de la naissance* de cet écrivain
bilingue (l´anglais, langue maternelle, et le français, langue d´adoption) et
les Éditions de Minuit ont décidé de publier, dans la collection de poche
Double, un des tout premiers livres de Beckett directement écrits en
français : Mercier et Camier. Ce roman est le développement d´une
nouvelle inachevée Les Bosquets de Bondy et raconte l´histoire de deux
amis qui parcourent une île jamais nommée, mais que nous n´avons aucun mal à
reconnaître : il s´agit de l´Irlande avec ses landes, ses lacs, son air
délicieusement champêtre («Le champ s´étendait devant eux (...). Il était de
forme fort irrégulière et entourée de haies malingres, composées de vieilles
souches d´arbres et de fourrés de ronces. Il y avait peut-être quelques mûres
sauvages en automne. Une herbe bleue et aigre disputait le sol aux chardons et
aux orties»).
Le but
de leur voyage est simplement celui d´aller de l´avant, un ailleurs qui
s´abolit dès qu´il est atteint. Leur chemin est semé d´embûches et tout,
jusqu´aux détails les plus infimes (ne serait-ce que le parapluie qui refuse
définitivement de s´ouvrir ou la bicyclette dont on a volé les deux roues),
semble se dérouler contrairement à ce qui était prévu. Ils se ressourcent au
moyen d´un whisky bu dans les innombrables troquets où ils s´arrêtent et
rencontrent des personnages extravagants avec lesquels ils entament d´ordinaire
un dialogue de sourds. L´absurdité de certaines situations ou la cocasserie
d´autres ponctuent la trame d´où ne sera même pas absent un meurtre. À la fin,
Mercier et Camier se quittent comme si de rien n´était.
Ce
roman, Beckett l´a écrit en 1946 et sa parution, en grand format, aux Éditions
de Minuit datait de 1970. Cette nouvelle édition, qui plus est dans une
collection de poche, permet l´accès d´un plus grand nombre de lecteurs à un
livre relativement méconnu d´un auteur considérable, né à Dublin en 1906 et
mort à Paris en 1989.
*À
propos du mot «naissance», nous nous permettons de transcrire un paragraphe de
l´oeuvre de Nathalie Léger citée plus haut, concernant les problèmes de
traduction que ce mot a toujours suscités à Beckett : «Le seul problème de
traduction que Samuel Beckett ait jamais rencontré dans sa longue expérience du
double idiome, ce serait, semble-t-il, avec le mot «naissance» car le français
ne permet pas la douce et très provisoire intrusion de la langue entre les
dents lorsque, parlant de cette sortie au monde, de ce long chemin de folie, la
bouche, langue comprise, forme doucement et fermement le mot birth» .
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