L´âme et le visage d´André Suarès.
Ils
sont toujours nombreux à s´interroger sur le silence auquel est vouée depuis
des décennies - malgré les efforts de son biographe, Robert Parienté(1930-2006)
- l´œuvre d´un des auteurs français les
plus singuliers de la première moitié du vingtième siècle, Félix-Isaac Suarès,
connu en pays littéraire sous le nom d´André Suarès. Cependant, les raisons de
cet oubli demeurent un secret.
Né le
12 juin 1868 à Marseille, issu d´une riche famille juive de négociants
d´origine italo-provençale, André Suarès fut un brillant lycéen, mais son
destin a été frappé de malheur dès son enfance. Sa mère, atteinte de
tuberculose, est morte quand le petit Félix-Isaac (il ne se prénommait pas
encore André, bien entendu) n´avait que sept ans et il allait assister à la
lente agonie de son père, victime d´une maladie incurable. Spolié par son
tuteur, il a pu survivre grâce au soutien de sa sœur Esther et de son frère
Jean, officier de marine, qui, broyé par un train à l´arsenal de Toulon, allait
lui aussi mourir prématurément.
En
raison de sa nature excentrique et tempétueuse, sa carrière littéraire a connu
des hauts et des bas et sans les mécènes qui l´ont toujours aidé le long de sa
vie comme le couturier Jacques Doucet ou, après la mort de celui-ci, le
propriétaire de la Samaritaine, Gabriel Cornacq, Suarès serait carrément tombé
dans la misère. Il a néanmoins écrit pour la Nouvelle Revue
Française et fréquenté le gratin du milieu littéraire français de l´époque
comme Romain Rolland (qui avait été son condisciple à l´École Normale
Supérieure), Paul Claudel, Alain Fournier, André Gide, André Malraux et Henri
Bergson. Il s´est, en outre, lié d´amitié avec Maurice Pottecher, créateur du
théâtre du Peuple et le sculpteur Antoine Bourdelle, mais il s´est fait aussi
pas mal d´ennemis, dont Paul Léautaud, Paul Valéry et Maurice Barrès. Quoi
qu´il en soit, il a souvent côtoyé la gloire. Pour le critique Gabriel Bounoure
«il fut le grand témoin de la grande crise de sa génération, quand on ne
pouvait même pas croire à la vie, sauf sous cette forme sublime qu´on appelle
l´art».
Il
s´est inventé des pseudonymes comme André de Seipse ou le Caërdal(un hommage à
la Bretagne dont il a chanté les merveilles) et le style de ses livres est vif,
primesautier et chatoyant. C´était un écrivain dont l´œuvre était composée de
poésies, de pièces de théâtre, d´essais, de pamphlets politiques, d´aphorismes,
d´écrits critiques et philosophiques. Il s´est aussi beaucoup exercé dans l´art
du portrait ; il en a d´ailleurs brossé de magnifiques sur nombre de
musiciens (Bach, Debussy, Ravel), d´écrivains (Shakespeare, Cervantès, Horace,
Tolstoï, Dostoïevski, Charles Péguy) et
aussi sur d´autres figures, notamment Napoléon. Le plus connu des Corses était,
on le sait, une personnalité qui suscitait à la fois l´admiration et le
rejet : «Caractère odieux, force invincible qui séduit» ; «sa
puissance est celle du génie, mais plus encore celle du triomphe» ; «Il
est bas d´envier un tel homme : bien plus bas de ne l´envier pas» ou
encore «Il a toujours été mauvais, méchant, fourbe, quand il en avait
besoin ; non pas même hypocrite, de fond brutal, dissimulé sans art. Ce
qu´il appelait «la politique», était l´ample dessein de faire des dupes ou des
victimes».
Les voyages
d´André Suarès en Italie, entre 1893 et 1928, lui ont inspiré celui qui aura
été son chef-d´œuvre Voyage du condottière.
Le livre est divisé en trois parties : Vers
Venise, Fiorenza et Sienne la bien-aimée. Il traite des
villes comme des caractères et c´est sous une orgie de lumière et de couleur
que nous surgissent les paysages, les musées, les figures historiques et les
beautés d´Italie. Bien qu´il convoque l´ombre tutélaire de Stendhal, le
Condottière (c´est-à-dire, Suarès lui-même) s´est délesté de toute autorité,
comme nous le rappelle Linda Lê. On n´ignore pourtant pas que Suarès était un
stendhalien bon teint. Il brosse de son modèle un portrait fort élogieux dans
un chapitre intitulé «Stendhal en Lombardie». Je vous en reproduis un morceau
parmi les mieux réussis: «Un homme qui veut la vie : voilà Stendhal. En
tout temps, il cherche la voie où le plus vivre : ou soldat, ou poète, et
toujours amant. Pour un tel homme, quelle douleur que la laideur des corps !
Quel désastre que la vieillesse ! Entraves détestées, chaînes sans
évasion, prison perpétuelle que l´on traîne avec soi ! ». Mais Stendhal
est également celui qui a le plus modelé l´image que l´on s´est longtemps faite
de l´Italie :«Stendhal nous a donné l´Italie que nous aimons :
depuis, entre les Alpes et la Sicile, c´est toujours l´Italie de Stendhal que
l´on cherche. Souvent, elle empêche de voir l´autre, un pays nouveau qui ne
ressemble guère à l´idée qu´on s´en est faite. Ce peuple est bien vivant, mais
non pas de la vie tragique qu´on lui suppose».
L´extase
de Suarès devant les beautés italiennes ne se teintait jamais de la moindre
mièvrerie. Elle était souvent empreinte d´une douce poésie comme au début du
chapitre «Entrée à Venise» : «Ah, ne fuis plus, Venise ! Venise
désirée, quelle amoureuse tu dois être, pour te cacher ainsi sous tes voiles de
soie et de vapeur légère, pour mettre ainsi en passion l´homme qui te poursuit.
Tu le fais haleter d´impatience. Tu irrites son envie jusqu´à la peur de ne
plus te trouver. Es-tu si sûre de tes caresses ? L´es-tu de combler
l´ardeur que les promesses de ta beauté enivrent ? Et ne crains-tu pas de
décevoir une si longue convoitise ?».
Sur
Florence, il écrit par exemple ce qui suit : «La beauté de cette ville
est, d´abord, une grâce assez austère, vêtue de charme, et une séduction qui
pare d´un plaisir, ailleurs inconnu, un visage aux traits presque ascétiques.
L´ancienne Florence a l´air d´une nonne sublime : il lui arrive d´être
folle et courtisane. Ha, puissant et sage Dante, âme violente et cruelle,
injuste dans la fureur de sa justice, enragée de vengeance, et hardie à prendre
mesure de toute valeur dans la haine comme dans l´amour, je ne sais si tu as
voulu peindre dans Béatrice la Florence idéale ; mais Florence, entre
autres, a pour moi la figure de Béatrice au Purgatoire, et l´esprit qui peut
comprendre, quand il se marie à la ville de la fleur, vit en amour avec la dame
élue de Dante, ce lys noir».
Enfin,
sur Sienne («quelle ville est plus femme que Sienne ?), André Suarès a le
regard de l´amoureux qui s´enivre du parfum de sa bien-aimée : «Enfin, je
vous ai vue ma fiancée toute vierge et toute passion. Enfin, je vous ai
trouvée, ô ville tant cherchée, et vous m´avez accueilli, comme si vous m´eussiez
attendu, comme si vous m´aviez souhaité(…) Rouge de cet amour qui renouvelle
l´être qu´il consume, et rouge de pudeur à la caresse qui s´attarde sur son
front et sur ses lèvres, la ville ardente est un baiser dans un sourire
mystique. Les dalles des rues montantes sont brûlantes. Les murs de hautes
maisons pourpres ont des regards brûlants. Et chaque maison semble un palais
qui brûle en dedans, une flamme étroite et mince qui cherche à s´envoler. Aux
angles des ruelles, aux fenêtres, sur les portes, brûlants sont les fers
forgés. Et le bleu du ciel brûle en cierge aux sommets des rues en pente.»
Néanmoins,
le périple de Suarès à travers l´Italie ne se ramène pas, bien entendu, à ces
trois villes; l´écrivain phocéen se grise de toutes les senteurs de la
péninsule, de ses palais, de ses églises, de ses peintres, de ses écrivains, de
ses splendeurs et de ses misères, sans oublier l´antiquité classique. Plus de
quatre-vingts ans après sa parution, Le voyage du condottière reste un livre
indispensable non seulement pour tous ceux qui aiment se soûler des fragrances
d´Italie, mais aussi pour les amoureux de la langue française. Dans la première
moitié du vingtième siècle peu d´écrivains pouvaient se piquer de manier la
langue française aussi bien qu´André Suarès.
Épris
des merveilles d´Italie, André Suarès n´a cependant pas oublié sa ville natale.
Au début des années trente, il a également publié un vibrant hommage à la cité
phocéenne dans un ouvrage justement intitulé Marsiho (Marseille en provençal). C´est
un portrait sans concession où il met en exergue les qualités de sa ville
autant qu´il pourfend ses défauts. Une métropole méditerranéenne –ou
miéterrane, mot provençal que l´auteur préfère au mot français jugé «si lourd
et si embarrassé, si scolaire enfin»- qui ne peut être dissociée de la mer qui
la baigne, mais où la vraie marée est
façonnée par le peuple qui lui donne vie : «La mer, à Marseille, ne
connaît pas le flux ni le reflux, ou si peu que rien. Mais la libration des
masses humaines n´a pas de moindres effets sur l´espèce que les balancements du
satellite sur les fluides de la planète. L´anarchie de Marseille est sa
marée : le flot des races monte et, vague sur vague, il semble submerger
la vieille Phocée. En vain : l´antique et toujours jeune Marseille, repaire femelle de joie et
d´énergie, rétabli son ordre, reprend son équilibre : l´instinct de vivre
est un jusant plus puissant que l´anarchie. Le fond grec et provençal de ce
peuple repousse les houles du chaos ; une gaîté puissante est le second mistral
qui souffle du Rhône sur ces collines sœurs de l´Ionie, et qui refoule la marée
dangereuse dans la mer, matrice universelle, où elle se purifie. Nul peuple ne
croit plus fortement à la vie».
Photo de Marseille |
On
dirait également que l´œuvre d´André Suarès est celle d´un visionnaire qui ne
mâchait pas ses mots, fût-ce pour défendre le capitaine Dreyfus, ou pour
anticiper la barbarie nazie, quand il a décidé en 1936 de publier Vues sur
l´Europe, envoyé au pilon par Bernard Grasset, parce que le livre était
considéré comme trop dangereux, comme l´auteur en avait d´ailleurs lancé l´avertissement.
Le livre n´a enfin vu le jour qu´en mai 1939, alors que la guerre se profilait
à l´horizon et que le danger partant –et paradoxalement-s´amenuisait puisque
les mises en garde au fait ne servaient plus à rien. D´une rare violence, on
dirait même d´une fureur inouïe, ces impressions livrées par Suarès seraient pourtant
de nature à ne laisser indifférent qui que ce fût, si l´on ne vivait pas à
l´époque sous le signe de l´inertie la plus pure. À la page 14 de l´édition de
1991 de la collection Cahiers Rouges on peut lire ceci : «L´affreux danger
de l´Europe aujourd´hui, qu´elle est régie par des policiers tout-puissants et
sans vergogne, des souverains à la Machiavel. Ce sont des sbires triomphants,
la plus basse espèce de dictateurs que le monde ait connus depuis cent ans. Ils
font des plans et ils gouvernent à la façon du Prince. Ils se règlent sur les
maximes du Secrétaire florentin ; et leurs adversaires, les proies qu´ils guettent,
sont assez niais pour ne jamais s´en souvenir».Et que dire des paroles, on ne
peut plus sévères, qui suivent à propos de l´Allemagne à la page 33 :
«Depuis deux mille ans, l´Allemagne est la plaie ouverte, l´ulcère de l´Europe.
Il ne peut pas y avoir d´Europe, parce que pour l´Allemagne une telle idée n´a
pas de sens ; l´Europe pour les Allemands doit être allemande ou n´être
pas. Ils ne veulent que des esclaves. Et moi, je ne veux pas d´esclaves, pas
même eux» ? On objectera que ces phrases étaient noircies de germanophobie
puisqu´elles assimilaient toute l´Histoire allemande à l´hydre nazie qui
rongeait le pays et s´apprêtait à plonger l´Europe sous un bain de sang, de
haine, d´irrationalité avant l´éclatement de l´innommable. Peut-être. Toujours
est-il que Suarès était un moraliste et un polémiste et que ces deux
caractéristiques vont le plus souvent de pair avec quelques excès de langage.
Toujours est-il que Suarès a vu juste et ses imprécations étaient d´ordinaire
prémonitoires et d´une énorme clairvoyance. Regardons cet extrait (page
45) : «On feint de croire que l´homme de Mein Kampf n´est pas celui qui
règne sur l´Allemagne désormais : on soutient qu´en dix ans, il a dû
changer et n´être plus si sauvage. Quel aveuglement. Dans ce livre, il y a tous
les crimes d´Hitler commis cette année, et tous ceux qu´il pourra commettre
encore. Ils y sont, il les annonce, il s´en vante plus même qu´il ne les avoue.
Il dit, en termes exprès, qu´il faut mettre le feu au Reichstag, et il l´a
fait. Et vous cherchez encore l´incendiaire, le coupable ?». Dans plus de
trois cents pages émaillées d´exemples historiques, Suarès a écrit un des
essais les plus puissants publiés dans les années trente où beaucoup de pages
sont toujours d´une étonnante actualité. Je vous laisse ces phrases d´une
extrême lucidité concernant les soi-disant dictateurs sans génie (page
36) : «Le mensonge des dictateurs sans génie est fondé sur la lâcheté ou
la stupidité de ceux à qui ils mentent. Ils se font croire jusqu´au jour où le
ventre crie : cette voix du peuple couvre toutes les autres. Le dictateur
alors, pour se faire entendre, monte la pièce maîtresse de son feu
d´artifices : un massacre. De préférence, la guerre ; car il ne la
fait pas, puisqu´il la dirige. Avec la guerre, on a le temps de voir
venir ; puis, même malheureuse, elle a du bon : elle saigne la
révolte». Et penser que Jean Schlumberger a traité à l´époque Suarès
d´hystérique et que ses exécrations ont poussé des lecteurs à se désabonner de
la Nouvelle Revue Française…
Pendant
la seconde guerre mondiale, de cachette en cachette, Suarès a pu échapper aux
autorités collaborationnistes françaises. Visiblement affaibli, il s´est éteint
le 7 septembre 1948, à La Varenne-Saint
Hilaire.
Je
l´ai écrit au début : André Suarès est encore de nos jours un auteur
oublié, quasiment maudit, moins quand même qu´à l´occasion du centenaire de sa
naissance en 1968. Cette année-là, dans un article paru dans la Nouvelle Revue
Française dont il avait naguère été un
éminent collaborateur que Jacques Copeau et Jean Paulhan tenaient en si haute
estime, on a décrit André Suarès comme «un impatient, un bilieux, un vétilleux
aigre et jaloux, soumis aux bourrasques de son orgueil» ou encore «un myrmidon,
un magot, un juif basané, un pisse-froid, qui n´avait pas plus de couleur que
de profondeur, qui célébrait chez les autres une grandeur qui n´était pas la
sienne».
Dans
les deux ou trois dernières décennies, pourtant, grâce à la ténacité de Robert
Parienté qui lui a consacré une excellente biographie (André Suarès,
l´insurgé, chez Robert Laffont), l´œuvre de Suarès est peu à peu retirée
des limbes et les rééditions de livres depuis longtemps épuisés se
succèdent : Vues sur l´Europe (collection Cahiers Rouges,
Grasset), Le voyage du condottiere (Livre de Poche),Marsiho(Jeanne
Laffitte) ou encore en 2002, dans la
collection Bouquins, chez Robert Laffont, en deux tomes, Valeurs et Visions,
la totalité des écrits historiques, politiques, philosophiques et critiques.
Une
des assertions les plus lucides sur André Suarès - citée par Robert Parienté
dans sa biographie - a été proférée encore par Gabriel Bounoure, le critique
qui l´aura le mieux perçu de son vivant : «Aucun homme n´a jamais vécu
avec une si prodigieuse intégrité de pensée dans le développement sévère de la
vie, de son esprit et de son cœur ».
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