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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

mercredi 28 janvier 2015

Chronique de février 2015




 

Revivre le passé à Lisbonne avec Antonio Muñoz Molina.


Entre le grand écrivain espagnol Antonio Muñoz Molina –dont on peut lire chaque samedi les excellentes chroniques dans Babelia, le supplément culturel du quotidien El País-et la ville de Lisbonne il y a une longue histoire d´amour qui remonte aux années quatre-vingt du vingtième siècle. C´est en 1987 qu´il s´y est rendu pour la première fois, père de fraîche date et fonctionnaire à la mairie de Grenade, un séjour qui lui a inspiré son deuxième roman El invierno en Lisboa (L´hiver à Lisbonne) qui serait couronné du Prix National de fiction en Espagne(Premio Nacional de Literatura) et du Prix de la Critique et lui a ouvert la voie à une brillante carrière littéraire qui l´a notamment mené à l´Académie Royale d´Espagne et qui lui a permis d´asseoir sa réputation comme un des meilleurs écrivains espagnols(et j´ose dire européens) de sa génération dont le prix Prince des Asturies décerné en 2013 n´en fut que l´indiscutable confirmation.
Lors de son premier séjour à Lisbonne, Munõz Molina, né à Úbeda en 1956, était encore un inconnu. Il venait de réussir la prouesse de faire publier un magnifique premier roman fort remarqué intitulé Beatus Ille(1), grâce aux bons soins du poète Père Gimferrer à qui un ami commun avait fait lire le manuscrit. Ce premier roman met en scène Minaya, un jeune étudiant universitaire impliqué dans les grèves des années soixante qui ont secoué une Espagne bigote et cocardière, morfondue dans la grisaille franquiste. Cet étudiant se refugie dans un petit village baigné par le Guadalquivir pour écrire sa thèse de doctorat portant sur Jacinto Solana, un poète républicain, condamné à mort, à la fin de la guerre civile, puis gracié, mais qui finit par mourir en 1947 après une fusillade lors d´une confrontation avec la Garde Civile. L´investigation biographique plonge Minaya dans le passé familial. Malgré le succès de Beatus Ille, Muñoz Molina n´était toujours qu´un jeune romancier et se promenait dans Lisbonne, capitale du pays voisin, découvrant à chaque coin de rue les secrets d´une ville à la fois lumineuse et mélancolique. Quelques mois plus tard, il publiait Invierno en Lisboa (L´hiver à Lisbonne) qui n´est pas à proprement parler un livre sur cette ville qui l´a ébloui-et où, en ce moment, habite un de ses rejetons-mais un roman en guise d´hommage au cinéma noir américain et au jazz où l´intrigue se déroule à Lisbonne, Madrid et San Sébastian et qui a fait l´objet d´une adaptation cinématographique par José Antonio Zorrilla avec la participation du trompettiste Dizzy Gillespie.
Les retrouvailles littéraires récentes de Muñoz Molina avec Lisbonne se produisent à la faveur de son tout dernier roman, paru en Espagne le 25 novembre (date importante dans l´histoire politique renvoyant à la mort de Franco en 1975 et au début en fait de la Transition vers la démocratie en Espagne), où il est question encore une fois de la ville au bord du Tage(2). Le livre s´intitule Como la sombra que se va (Comme l´ombre qui s´en va) et Antonio Muñoz Molina cherche non seulement les traces de son passé mais aussi celles de James Earl Ray, l´assassin de Martin Luther King. Quel en est le rapport, pourrait-on se demander ? C´est qu´avant d´être détenu à Londres, James Earl Ray a passé une dizaine de jours à Lisbonne ville où il avait débarqué afin d´obtenir un visa pour aller en Afrique, concrètement en Angola, qui en ce temps-là faisait encore partie de l´empire colonial portugais où une guerre sévissait-comme en Guinée-Bissau et au Mozambique- depuis 1961.
Ce livre n´est pas une biographie romancée du meurtrier du pasteur protestant et activiste des droits de l´Homme-Prix Nobel de la Paix en 1964-Martin Luther King. C´est plutôt une reconstitution d´un crime-grâce à l´ouverture récente des archives du FBI-, la fuite et l´arrestation de l´ homme qui l´a commis et surtout son séjour à Lisbonne. C´est également la réflexion de l´homme qui rédige cette histoire aujourd´hui et qui essaie de découvrir la personnalité du meurtrier aussi bien que celle du jeune écrivain qui a fait le déplacement à Lisbonne en 1987 et qui semble aujourd´hui un parfait inconnu à soi-même.
James Earl Ray est né le 10 mars 1928(3) dans l´État de l´Illinois et a vécu une enfance assez instable. Ses parents étaient tous les deux alcooliques, le père n´a jamais eu des emplois fixes et de ce fait les déménagements étaient constants. Ils vivaient tous dans la dèche, James, son père, sa mère, ses frères et sœurs. Son père changeait souvent de nom, c´est-à-dire il s´inventait des variations sur son nom-Raynes, Ryan, Roy, Rayn-et aucun de ses enfants ne portait jamais exactement le même patronyme de façon à éluder les gens qui lui avaient prêté de l´argent et ainsi gagner un peu de temps. Sa mère, quant à elle, se prostituait, a fait prostituer une fille de douze ans, et chipait des produits dans les magasins. La Sécurité Sociale a fini par lui retirer ses enfants les plus petits. C´est dans cette ambiance délétère  que James a grandi. Il a quitté l´école à l´âge de 15 ans, il a travaillé d´abord dans une usine de chaussures puis s´est inscrit à l´Armée. A un moment donné, il fut muté en Allemagne à la police militaire, à Bremerhaven (on vous rappelle que l´Allemagne occupée était alors divisée en quatre zones: américaine, russe, anglaise et française) et c´est là que son tempérament grincheux a commencé à lui causer bien des ennuis. Il était constamment impliqué en des bagarres, se piquait le nez, et a fini par être remercié pour «inaptitude au service militaire».

Petit à petit, il s´est acquis une mauvaise réputation, il a volé dans des magasins, a commis des larcins et a effectué plusieurs séjours en prison d´où il s´échappait parfois avant d´être à nouveau arrêté.
Il a vécu en plusieurs villes, d´États différents, et même à l´étranger, au Canada, où il s´est donné une nouvelle identité : Ramon George Sneyd, né à Toronto le 8 octobre 1932. C´est sous ce nom, après avoir tiré sur Martin Luther King, au Lorraine Motel à Memphis, Tennessee, en 1968, qu´il a déguerpi.
Pendant la fuite, il a passé-comme je l´avais déjà mentionné plus haut- une dizaine de jours à Lisbonne. La capitale portugaise était tout à fait inconnue à James Earl Ray. Lui qui venait de tuer un Noir (le racisme contre les Noirs, véhiculé par son père avec force jurons et imprécations, avait irrigué son enfance) s´étonnait d´une forte présence «africaine» à Lisbonne : «Bizarre qu´il y eût aussi des Noirs au Portugal. Il pensait que le Portugal serait comme le Mexique, qu´il y aurait des gens au faciès d´Indien, mais pas de Noirs».
Il déambulait par Lisbonne non pas comme s´il était à la recherche du temps perdu, mais comme s´il ne faisait rien d´autre que d´attendre ce qu´il était vraiment venu chercher, un visa pour l´Afrique, pour partir soit en Angola soit en Afrique du Sud. Il s´égarait dans les couloirs de la bureaucratie portugaise et se méfiait un peu de tout le monde de peur qu´on n´eût pu le reconnaître. Aussi achetait-il chaque jour dans les kiosques des journaux anglais ou américains pour tirer au clair s´il était déjà tombé dans l´oubli ou s´il défrayait encore la chronique. Le narrateur, en enquêteur, met parfois en scène des variations sur le séjour de James Earl Ray -ou si vous voulez Ramon George Sneyd-à Lisbonne, cette ville où il aurait connu une prostituée-interviewée quatre décennies plus tard par Vladimiro Nunes, un journaliste portugais-, où il aurait parcouru des rues près du port, les rues du vieux Lisbonne, où il aurait affiché sa gaucherie en s´asseyant à la terrasse d´un café. Sa discrétion pouvait d´ordinaire déclencher une certaine méfiance à son égard, mais la modestie était un trait caractéristique de sa personnalité qui suscitait des commentaires sympathiques quand aux États-Unis il changeait souvent de domicile, de ville ou d´Etat.
Mais –je l´ai écrit plus haut-ce livre est aussi l´occasion pour Antonio Muñoz Molina de se rappeler son premier voyage à Lisbonne en 1987 qui fut la première étape d´un tournant important dans sa vie. Il est fort difficile, on le sait, de reconstituer le passé, mais peut-être la littérature est-elle encore le moyen le plus fin et le plus fidèle de le faire. Le jeune Antonio qui a débarqué à Lisbonne un matin d´hiver en 1987(en début d´année) a dès les premiers instants saisi les subtilités de la ville : «J´ai quitté la gare de Santa Apolónia et ai commencé à marcher sans savoir très bien jusqu´où aller, sans la hâte de prendre un taxi et d´arriver à l´hôtel. Il était huit heures du matin, le ciel était très clair et l´air était tempéré et légèrement humide, la lumière avait une douceur que l´on pourrait presque toucher, qui nous frôlait le visage et  nous accueillait délicatement. Je venais du froid sec hivernal, de la dure clarté glacée de Grenade et Madrid. Une lumière comme celle de Lisbonne, jamais mes yeux n´en avait vu. Illuminées par elle, les couleurs avaient une qualité estompée : le bleu du ciel et le rouge des toits, les bleus, les verts, les jaunes, les ocres des murs châtiés par l´intempérie maritime ; l´éclat des azulejos ; les fleurs rouges et ouvertes des feuillages de grands arbres tropicaux aux troncs comme des dos de pachydermes» Et plus loin : «Tout le monde a des images claires de Paris, de Florence ou de Rome. Celui qui n´aura jamais été à Lisbonne ne sait pas de quoi il retourne. J´écoutais en passant des conversations devant les kiosques, les portes des cafés ou les boutiques odorantes des marchands d´Outre-mer et l´idiome avec un parallèle acoustique avec la lumière : une intonation beaucoup plus basse qu´en Espagne, un ton murmuré, très familier et à la fois indéchiffrable, de voyelles comme évaporées à la fin des mots.»(4)

Outre l´enchantement du jeune écrivain d´alors vis-à-vis de la ville de Lisbonne-et l´éblouissement de la langue, registre où Antonio Muñoz Molina excelle on ne peut mieux- ce roman nous interpelle sur la façon dont on tisse sa propre identité, dont on compose une cartographie de sentiments et l´apport de la littérature dans cette géométrie. Est-ce possible qu´un jour on ne reconnaisse plus le jeune que l´on a été trente ou quarante ans plus tôt ? Peut-on d´autre part percer le mystère de quelqu´un que l´on n´a pas connu ? Quoi qu´il en soit, seule la littérature aussi imparfaite soit-elle peut nous aider à y voir plus clair, peut combler les vides qui se sont creusés au fur et à mesure que nous dessinions notre passé ou que nous transformions un personnage réel en personnage de fiction. Les interrogations persistent, mais la littérature n´est pas le déchiffrement de l´énigme mais à peine le chemin qui peut nous y mener.
À la fin d´un chapitre du roman, où le narrateur évoque les souvenirs des années quatre-vingt, on peut lire la phrase qui suit : «La littérature est l´envers de la réalité et le cinéma plus vrai que la vie». La littérature est-elle vraiment l´envers de la réalité ou n´en est-elle que l´autre face ?

 

Antonio Muñoz Molina, Como la sombra que se va, Seix Barral Biblioteca Breve, Barcelone, novembre 2014(on ignore pour l´instant la date de parution de la traduction française).

 
(1)Expression latine signifiant : «heureux celui (qui)».
(2)Un jour-je l´ai déjà écrit ailleurs-Antonio Muñoz Molina a regretté dans une chronique qu´en Espagne il n´y ait pas au fait une véritable date pour commémorer le retour à la démocratie alors qu´au Portugal on fête chaque année l´anniversaire de la Révolution des œillets (le 25 avril 1974).
(3) Il est mort en prison victime d´une hépatite C, le 23 avril 1998.
(4) N´existant pas encore de traduction française, j´ai moi-même traduit cet extrait de l´espagnol en français.




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