Revivre le passé à
Lisbonne avec Antonio Muñoz Molina.
Entre le grand écrivain espagnol Antonio Muñoz Molina –dont on peut lire
chaque samedi les excellentes chroniques dans Babelia, le supplément culturel
du quotidien El País-et la ville de Lisbonne il y a une longue histoire d´amour
qui remonte aux années quatre-vingt du vingtième siècle. C´est en 1987 qu´il s´y
est rendu pour la première fois, père de fraîche date et fonctionnaire à la
mairie de Grenade, un séjour qui lui a inspiré son deuxième roman El invierno en
Lisboa (L´hiver à Lisbonne) qui serait couronné du Prix National de fiction en
Espagne(Premio Nacional de Literatura) et du Prix de la Critique et lui a
ouvert la voie à une brillante carrière littéraire qui l´a notamment mené à
l´Académie Royale d´Espagne et qui lui a permis d´asseoir sa réputation comme
un des meilleurs écrivains espagnols(et j´ose dire européens) de sa génération
dont le prix Prince des Asturies décerné en 2013 n´en fut que l´indiscutable
confirmation.
Lors de son premier séjour à Lisbonne, Munõz Molina, né à Úbeda en 1956,
était encore un inconnu. Il venait de réussir la prouesse de faire publier un
magnifique premier roman fort remarqué intitulé Beatus Ille(1), grâce aux bons
soins du poète Père Gimferrer à qui un ami commun avait fait lire le manuscrit.
Ce premier roman met en scène Minaya, un jeune étudiant universitaire impliqué
dans les grèves des années soixante qui ont secoué une Espagne bigote et
cocardière, morfondue dans la grisaille franquiste. Cet étudiant se refugie
dans un petit village baigné par le Guadalquivir pour écrire sa thèse de
doctorat portant sur Jacinto Solana, un poète républicain, condamné à mort, à
la fin de la guerre civile, puis gracié, mais qui finit par mourir en 1947 après
une fusillade lors d´une confrontation avec la Garde Civile. L´investigation
biographique plonge Minaya dans le passé familial. Malgré le succès de Beatus
Ille, Muñoz Molina n´était toujours qu´un jeune romancier et se promenait dans
Lisbonne, capitale du pays voisin, découvrant à chaque coin de rue les secrets
d´une ville à la fois lumineuse et mélancolique. Quelques mois plus tard, il
publiait Invierno en Lisboa (L´hiver à Lisbonne) qui n´est pas à proprement
parler un livre sur cette ville qui l´a ébloui-et où, en ce moment, habite un
de ses rejetons-mais un roman en guise d´hommage au cinéma noir américain et au
jazz où l´intrigue se déroule à Lisbonne, Madrid et San Sébastian et qui a fait
l´objet d´une adaptation cinématographique par José Antonio Zorrilla avec la
participation du trompettiste Dizzy Gillespie.
Les retrouvailles littéraires récentes de Muñoz Molina avec Lisbonne se
produisent à la faveur de son tout dernier roman, paru en Espagne le 25
novembre (date importante dans l´histoire politique renvoyant à la mort de
Franco en 1975 et au début en fait de la Transition vers la démocratie en
Espagne), où il est question encore une fois de la ville au bord du Tage(2). Le
livre s´intitule Como la sombra que se va (Comme l´ombre qui s´en va) et
Antonio Muñoz Molina cherche non seulement les traces de son passé mais aussi
celles de James Earl Ray, l´assassin de Martin Luther King. Quel en est le
rapport, pourrait-on se demander ? C´est qu´avant d´être détenu à Londres,
James Earl Ray a passé une dizaine de jours à Lisbonne ville où il avait
débarqué afin d´obtenir un visa pour aller en Afrique, concrètement en Angola,
qui en ce temps-là faisait encore partie de l´empire colonial portugais où une
guerre sévissait-comme en Guinée-Bissau et au Mozambique- depuis 1961.
Ce livre n´est pas une biographie romancée du meurtrier du pasteur
protestant et activiste des droits de l´Homme-Prix Nobel de la Paix en 1964-Martin
Luther King. C´est plutôt une reconstitution d´un crime-grâce à l´ouverture
récente des archives du FBI-, la fuite et l´arrestation de l´ homme qui l´a
commis et surtout son séjour à Lisbonne. C´est également la réflexion de
l´homme qui rédige cette histoire aujourd´hui et qui essaie de découvrir la
personnalité du meurtrier aussi bien que celle du jeune écrivain qui a fait le
déplacement à Lisbonne en 1987 et qui semble aujourd´hui un parfait inconnu à soi-même.
James Earl Ray est né le 10 mars 1928(3) dans l´État de l´Illinois et a vécu
une enfance assez instable. Ses parents étaient tous les deux alcooliques, le
père n´a jamais eu des emplois fixes et de ce fait les déménagements étaient
constants. Ils vivaient tous dans la dèche, James, son père, sa mère, ses
frères et sœurs. Son père changeait souvent de nom, c´est-à-dire il s´inventait
des variations sur son nom-Raynes, Ryan, Roy, Rayn-et aucun de ses enfants ne
portait jamais exactement le même patronyme de façon à éluder les gens qui lui
avaient prêté de l´argent et ainsi gagner un peu de temps. Sa mère, quant à
elle, se prostituait, a fait prostituer une fille de douze ans, et chipait des
produits dans les magasins. La Sécurité Sociale a fini par lui retirer ses
enfants les plus petits. C´est dans cette ambiance délétère que James a grandi. Il a quitté l´école à
l´âge de 15 ans, il a travaillé d´abord dans une usine de chaussures puis s´est
inscrit à l´Armée. A un moment donné, il fut muté en Allemagne à la police
militaire, à Bremerhaven (on vous rappelle que l´Allemagne occupée était alors
divisée en quatre zones: américaine, russe, anglaise et française) et c´est là
que son tempérament grincheux a commencé à lui causer bien des ennuis. Il était
constamment impliqué en des bagarres, se piquait le nez, et a fini par être
remercié pour «inaptitude au service militaire».
Petit à petit, il s´est acquis une mauvaise réputation, il a volé dans des
magasins, a commis des larcins et a effectué plusieurs séjours en prison d´où
il s´échappait parfois avant d´être à nouveau arrêté.
Il a vécu en plusieurs villes, d´États différents, et même à l´étranger, au
Canada, où il s´est donné une nouvelle identité : Ramon George Sneyd, né à
Toronto le 8 octobre 1932. C´est sous ce nom, après avoir tiré sur Martin
Luther King, au Lorraine Motel à Memphis, Tennessee, en 1968, qu´il a déguerpi.
Pendant la fuite, il a passé-comme je l´avais déjà mentionné plus haut- une
dizaine de jours à Lisbonne. La capitale portugaise était tout à fait inconnue
à James Earl Ray. Lui qui venait de tuer un Noir (le racisme contre les Noirs,
véhiculé par son père avec force jurons et imprécations, avait irrigué son
enfance) s´étonnait d´une forte présence «africaine» à Lisbonne : «Bizarre
qu´il y eût aussi des Noirs au Portugal. Il pensait que le Portugal serait
comme le Mexique, qu´il y aurait des gens au faciès d´Indien, mais pas de Noirs».
Il déambulait par Lisbonne non pas comme s´il était à la recherche du temps
perdu, mais comme s´il ne faisait rien d´autre que d´attendre ce qu´il était
vraiment venu chercher, un visa pour l´Afrique, pour partir soit en Angola soit
en Afrique du Sud. Il s´égarait dans les couloirs de la bureaucratie portugaise
et se méfiait un peu de tout le monde de peur qu´on n´eût pu le reconnaître.
Aussi achetait-il chaque jour dans les kiosques des journaux anglais ou
américains pour tirer au clair s´il était déjà tombé dans l´oubli ou s´il
défrayait encore la chronique. Le narrateur, en enquêteur, met parfois en scène
des variations sur le séjour de James Earl Ray -ou si vous voulez Ramon George
Sneyd-à Lisbonne, cette ville où il aurait connu une prostituée-interviewée
quatre décennies plus tard par Vladimiro Nunes, un journaliste portugais-, où
il aurait parcouru des rues près du port, les rues du vieux Lisbonne, où il
aurait affiché sa gaucherie en s´asseyant à la terrasse d´un café. Sa
discrétion pouvait d´ordinaire déclencher une certaine méfiance à son égard,
mais la modestie était un trait caractéristique de sa personnalité qui
suscitait des commentaires sympathiques quand aux États-Unis il changeait
souvent de domicile, de ville ou d´Etat.
Mais –je l´ai écrit plus haut-ce livre est aussi l´occasion pour Antonio
Muñoz Molina de se rappeler son premier voyage à Lisbonne en 1987 qui fut la
première étape d´un tournant important dans sa vie. Il est fort difficile, on
le sait, de reconstituer le passé, mais peut-être la littérature est-elle
encore le moyen le plus fin et le plus fidèle de le faire. Le jeune Antonio qui
a débarqué à Lisbonne un matin d´hiver en 1987(en début d´année) a dès les
premiers instants saisi les subtilités de la ville : «J´ai quitté la gare
de Santa Apolónia et ai commencé à marcher sans savoir très bien jusqu´où
aller, sans la hâte de prendre un taxi et d´arriver à l´hôtel. Il était huit
heures du matin, le ciel était très clair et l´air était tempéré et légèrement
humide, la lumière avait une douceur que l´on pourrait presque toucher, qui
nous frôlait le visage et nous
accueillait délicatement. Je venais du froid sec hivernal, de la dure clarté
glacée de Grenade et Madrid. Une lumière comme celle de Lisbonne, jamais mes yeux
n´en avait vu. Illuminées par elle, les couleurs avaient une qualité
estompée : le bleu du ciel et le rouge des toits, les bleus, les verts,
les jaunes, les ocres des murs châtiés par l´intempérie maritime ; l´éclat
des azulejos ; les fleurs rouges et ouvertes des feuillages de grands
arbres tropicaux aux troncs comme des dos de pachydermes» Et plus loin :
«Tout le monde a des images claires de Paris, de Florence ou de Rome. Celui qui
n´aura jamais été à Lisbonne ne sait pas de quoi il retourne. J´écoutais en
passant des conversations devant les kiosques, les portes des cafés ou les
boutiques odorantes des marchands d´Outre-mer et l´idiome avec un parallèle
acoustique avec la lumière : une intonation beaucoup plus basse qu´en
Espagne, un ton murmuré, très familier et à la fois indéchiffrable, de voyelles
comme évaporées à la fin des mots.»(4)
Outre l´enchantement du jeune écrivain d´alors vis-à-vis de la ville de
Lisbonne-et l´éblouissement de la langue, registre où Antonio Muñoz Molina
excelle on ne peut mieux- ce roman nous interpelle sur la façon dont on tisse
sa propre identité, dont on compose une cartographie de sentiments et l´apport
de la littérature dans cette géométrie. Est-ce possible qu´un jour on ne
reconnaisse plus le jeune que l´on a été trente ou quarante ans plus tôt ?
Peut-on d´autre part percer le mystère de quelqu´un que l´on n´a pas
connu ? Quoi qu´il en soit, seule la littérature aussi imparfaite
soit-elle peut nous aider à y voir plus clair, peut combler les vides qui se
sont creusés au fur et à mesure que nous dessinions notre passé ou que nous
transformions un personnage réel en personnage de fiction. Les interrogations
persistent, mais la littérature n´est pas le déchiffrement de l´énigme mais à
peine le chemin qui peut nous y mener.
À la fin d´un chapitre du roman, où le narrateur évoque les souvenirs des
années quatre-vingt, on peut lire la phrase qui suit : «La littérature est
l´envers de la réalité et le cinéma plus vrai que la vie». La littérature est-elle
vraiment l´envers de la réalité ou n´en est-elle que l´autre face ?
Antonio Muñoz Molina, Como la sombra que se va, Seix Barral Biblioteca
Breve, Barcelone, novembre 2014(on ignore pour l´instant la date de parution de
la traduction française).
(1)Expression latine signifiant : «heureux celui (qui)».
(2)Un jour-je l´ai déjà écrit ailleurs-Antonio Muñoz Molina a regretté dans
une chronique qu´en Espagne il n´y ait pas au fait une véritable date pour
commémorer le retour à la démocratie alors qu´au Portugal on fête chaque année
l´anniversaire de la Révolution des œillets (le 25 avril 1974).
(3) Il est mort en prison victime d´une hépatite C, le 23 avril 1998.
(4) N´existant pas encore de traduction française, j´ai moi-même traduit
cet extrait de l´espagnol en français.
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