Pour faire écho à la Lettre à ma
fille au lendemain du 11 janvier 2015, de Jean -Marie Gustave Le Clézio, publiée dans l´édition
du 16 janvier du Monde des Livres, je reproduis ici une
autre lettre, celle-ci écrite par Philippe Despeysses, écrivain, poète et
journaliste français habitant Lisbonne, auteur entre autres de Comme les restes d´une vague et Lignes de terre et d´horizon (voir les archives de ce blog) Bonne lecture!
Lettre à ma fille au lendemain du 7
janvier 2015.
Ce mercredi 7 janvier 2015, une de mes filles a eu 20 ans.
Ce mercredi 7 janvier ils ont tué ses espoirs, ils ont tué mon passé, en
assassinant la rédaction de Charlie Hebdo. J´en ai rêvé toute la nuit.
Je me suis réveillé hagard, malade, empreint d´une tristesse profonde,
incontrôlable. Les larmes sont là, prêtes à tout instant à s´épancher.
J´ai envie de pleurer, je pleure pour tout ce que nous aurions pu faire
dans cette Europe, nous cette génération privilégiée, à l´abri de grands
conflits.
Je pleure quand je vois ce qu´il advient. Je maudis notre aveuglement
devant tous ces fondamentalismes que nous devinions et que nous avons laissés
germer au cœur de notre vivre ensemble, le ciment même, le ciment indispensable
de notre, de nos «démocraties».
Je vais bientôt avoir 65 ans, ma vie est presque «faite», que va-t-il leur
arriver à celles et ceux qui ont eu 20 ans ce 7 janvier 2014 ?...
Que faire ?
Qu´est-il possible de faire ?
Je ne sais plus, je n´en sais rien, mon ressort intérieur est cassé, je
suis désemparé.
Comment allons-nous arriver à continuer justement à vivre ensemble après un tel acte de barbarie ?
Une autre de mes filles aura 40 ans en cette fin d´hiver, elle habite à
Paris, pas très loin de République, pas très loin des locaux de Charlie Hebdo.
Il y a 20 ans nous fêtions ses 20 ans, en même temps que la naissance de ma
fille qui vient d´avoir 20 ans ce 7 janvier 2015. Quelle société sommes-nous en
train de laisser, de leur laisser ?
Que faut-il faire pour ne pas accepter que le pire, qui est déjà là, ne
puisse se banaliser et prendre ainsi racines ? Il y va des vies futures de
nos enfants.
Aujourd´hui, ce 8 janvier, je dois continuer à écrire quelques pages pour
un roman sur lequel je travaille depuis presque 2 ans, un roman qui parle de
l´obsession d´un homme pour une femme…Ce sera impossible, ce serait si
dérisoire ; ce soir je dois aller prendre, comme chaque jeudi, un cours de
kizomba, cette danse langoureuse venue de l´Angola…Cela sera-t-il possible ?
Mon cœur, mon corps me disent de penser d´abord à eux, ces chantres, certes
excessifs, de la liberté d´expression, de la liberté de rire de tout qui
viennent de nous quitter. Peut-être vais-je ouvrir une belle bouteille de vin
rouge car buveurs ils étaient ; j´ai dans ma cave un vin rouge
d´Estrémadure espagnole «Habla el silencio» («Le silence parle»), il sera de
circonstance ; boire un verre tel un hymne à la santé dw la dérision.
Boire encore un autre verre pour ce jour de peine, ces jours de peine et boire
encore un dernier verre pour me consoler, pour oublier de n´avoir rien fait
pour lutter contre l´absurde de ces intolérances qui partout ressurgissaient.
Merci mesdames les religions si tant est que vous méritiez le titre de
Mesdames !
Je sais que la peine si diluera mais le deuil sera long.
Prions je ne sais qui ou quoi qu´un tel acte n´engendre pas des actions
revanchardes, une sorte de réaction en chaîne qui saperait le peu (malgré
tout !) qui a été construit entre toutes et tous.
Ce jeudi 8 janvier 2015, ce soir, j´irai marcher dans la rue, avec les
autres, ici á Lisbonne, déjà au moins pour partager ma peine…Après on verra
bien…Mais on ne pourra pas en rester là, accepter…Il va falloir le faire savoir
et se donner les moyens, le plus vite possible, de «lutter» mais pour
reconstruire.
Ce mercredi 7 janvier 2015 une de mes filles a eu 20 ans, quel dommage pour
elle que ce jour soit aussi celui où une des rares formes de liberté vienne
d´être «tuée» en France, en Europe, puisse-t-elle, ma fille, avoir en elle la
force d´y croire malgré tout, d´y croire encore et toujours, histoire de
continuer «à vivre debout» mais avec les autres, avec les autres…
Albert Camus croyait qu´il existe de par le monde une société parallèle de
femmes et d´hommes de bonne volonté avec lesquels il doit être possible de
vivre ; puisse-t-il avoir raison ? Puissions-nous nous
retrouver ? Là est désormais notre urgence.
Je souhaite que les enfants de mes filles, de mes garçons lorsqu´ils auront
20 ans(je pense en particulier à mon premier petit-fils qui aura 20 ans en
2035)trouve un monde plus tolérant que celui qui est là en train de s´installer
insidieusement.
En attendant, à nous, à eux de nous remettre debout, de reprendre le
flambeau de la tolérance, de tout faire, ce qui est possible de faire, pour
retrouver un peu de dignité humaine…
En plus, comme chaque année, le 7 janvier était le jour de Noël
Ukrainien !
Philippe Despeysses, écrivain, poète et journaliste-Lisbonne, le 7 janvier
2015.
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