L´art littéraire de
Matéi Visniec.
Quand en septembre 1987 Matéi Visniec a demandé l´asile politique en France,
il a emboîté le pas à nombre d´autres écrivains roumains qui, tiraillés souvent
entre la tradition et le cosmopolitisme, étouffaient dans un pays où l´espoir
se conjuguait d´ordinaire en un temps indéfini que même la grammaire ne pouvait
dénicher. On raconte que le poète Benjamin Fondane-né Wechsel, puis adoptant le
patronyme Fundoianu qu´il a plus tard francisé-avant de partir en France à la
fin des années vingt aurait avoué dans une lettre adressée à un ami qu´il en
avait assez de vivre dans une colonie française, préférant donc s´en aller à la
métropole, concrètement à Paris. À part la boutade, la passion de la Roumanie pour
la culture française est légendaire et ils sont assez nombreux –je ne cesse
d´ailleurs de le rappeler- les écrivains roumains qui ont adopté le français
comme langue littéraire (il faudrait faire un jour l´inventaire de l´apport
incontournable des auteurs roumains à l´enrichissement du patrimoine littéraire
français). Or, outre l´engouement traditionnel des Roumains pour la France, les
raisons ne manquaient pas dans les années quatre-vingt pour quitter la
Roumanie, un pays muselé et tyrannisé par la dictature de Nicolae Ceascescu. Le
conducator a sacrifié tout un peuple à ses délires ubuesques de grandeur. Si
tous les pays communistes n´étaient pas à proprement parler égaux, malgré une
idéologie commune et la même soumission aux diktats de Moscou, la Roumanie
était sans l´ombre d´un doute le cas le plus singulier, non seulement parce que
le pays des Carpates fut celui qui s´est le moins aligné sur les oukases de
l´Union Soviétique- devenant ainsi l´«enfant choyé» de l´Europe occidentale et
des États-Unis -, mais aussi parce que paradoxalement il fut celui qui a poussé
le plus loin, surtout dans les dix ou quinze dernières années du régime,
l´ignominie et la terreur.
C´est donc en septembre 1987, deux ans et trois mois avant la chute du
conducator- fusillé avec sa femme Elena dans la mascarade de procès que l´on
sait- que Matéi Visniec a pu commencer une nouvelle vie en France. Dans la
patrie des Droits de l´Homme, il a rédigé une thèse sur la résistance
culturelle dans les pays de l´Europe de l´Est à l´époque communiste, thèse
soutenue à l´École de Hautes Études en Sciences Sociales, et il fut embauché en
1990 à Radio France Internationale où il travaille toujours. Dès cette époque,
datent aussi ses premières pièces de théâtre écrites directement en français,
lui qui avait déjà entamé une carrière de dramaturge en Roumanie, écrivant donc
en roumain, langue qu´il n´a pas complètement abandonnée après le départ en
France, surtout pour la poésie et pour le roman.
Pour comprendre la généalogie de
l´œuvre de Matéi Visniec, il faut remonter aux années de ses premières lectures
et de son apprentissage littéraire.
Matéi Visniec est né le 29 janvier 1956 à Radauti (Radautz, en allemand ;
Radóc en hongrois, Radevits en yiddish), ville multiculturelle, près de
Suceava, dans la région de Bucovine. Sous le communisme c´est dans la
littérature qu´il a pu trouver un espace de liberté, en découvrant des auteurs
qui allaient façonner son parcours littéraire ultérieur, comme Beckett, Kafka,
Dostoïevski, Lautréamont, Camus ou son compatriote Eugène Ionesco. Il a étudié
l´Histoire et la Philosophie à l´Université de Bucarest et a fait partie d´un
cénacle littéraire coordonné par Nicolae Manolescu. Dès le début de sa carrière
d´écrivain, il a cru en la résistance culturelle et au pouvoir de la
littérature pour renverser les murs dressés par le totalitarisme. Son arme
contre la grisaille communisme et la monotonie du réalisme socialiste fut son
imagination nourrie par le surréalisme, le dadaïsme (mouvement fondé à Zurich
par un Roumain, Tristan Tzara), le théâtre de l´absurde, le théâtre réaliste
anglo-saxon ou les récits fantastiques et la poésie onirique. S´il est devenu
très actif dès les années quatre-vingt au travers de sa poésie et de ses
premières pièces de théâtre qui circulaient dans les milieux littéraires mais
restaient pour la plupart interdites sur scène, l étau, du fait même de toutes
les interdictions, s´est resserré et dès
que l´occasion s´est présentée il est parti en France. Dans la patrie des
Lumières-il est devenu citoyen français en 1993-, il a donc entamé une carrière
à tous titres remarquable. Il est aujourd´hui un des auteurs les plus joués par
les compagnies de théâtre au Festival d´Avignon et aussi dans son pays, en
Roumanie. Au Brésil, il jouit d´un énorme prestige, pratiquement toutes ses
pièces y sont traduites, abondamment jouées et de grands actrices et acteurs
brésiliens ont témoigné à maintes reprises de leur admiration pour l´œuvre de
celui qu´ils tiennent pour un des plus grands dramaturges européens.
Une des pièces les plus géniales de Matéi Visniec est sans l´ombre d´un
doute L´histoire du communisme racontée aux malades mentaux, écrite donc en français
et publiée en 2000 aux éditions Lansman. L´intrigue se déroule à Moscou en
1953, quelques semaines avant la mort de Staline. On sait que dans les pays
communistes, a fortiori en Union Soviétique, la dissidence était vue comme une
perversion ou un trouble psychique. Etre opposant au communisme signifiait être
contre le sens de l´histoire. Les écrivains en particulier étaient censés
glorifier l´édification du socialisme et les lendemains qui chantent. Tout ce
qui échappait au canon traditionnel établi par le Parti, tout produit de
l´imagination qui n´était pas au service de la révolution n´avait pas de place
dans la société ouvrière et prolétarienne. Mais, reprenant la pièce dont il est
question, le directeur de l´Hôpital central des Malades Mentaux accueille un
écrivain-Iouri Petrovski- envoyé par l´Union des écrivains et qui doit
séjourner parmi les «malades».On lui demande de réécrire l´histoire du
communisme et de la Révolution d´Octobre 1917 et l´expliquer aux débiles
légers, moyens et profonds. On était pleinement convaincu que cette tâche
pourrait se traduire par une thérapie de choix afin de guérir les malades
internés dans l´hôpital fussent-ils de vrais malades ou des opposants au
régime. Bien sûr que ceci était tout à fait impossible, mais le communisme est
souvent alimenté par un discours utopique selon lequel on fait aujourd´hui des
sacrifices pour que l´avenir soit radieux. Le problème c´est quand le présent
vire au cauchemar et que l´on n´entrevoit jamais la lumière au bout du tunnel.
José Gomes Ferreira (1900-1985), un grand et admirable poète portugais, qui
croyait en l´utopie, a écrit un jour un poème intitulé «O sonho ao poder» («Le
rêve au pouvoir»). C´était à la fois un
cri d´indignation, mais aussi un cri d´espoir. Pourtant, on pourrait peut-être
se demander s´il faut bien que le rêve soit au pouvoir, puisque le rêve
n´est-il pas plutôt- et par nature- contre-pouvoir ?
Dans un article publié en 2009 intitulé «Matéi Visniec, «L´histoire du
communisme racontée aux malades mentaux» et l´espace utopique», le poète et
essayiste Petru Sebastian Hamat écrit: «Ce qui est remarquable dans cette pièce
c´est la présence de l´utopie, mot qui gouverne le discours dramatique et qui
met en évidence la condition humaine, l´homme qui devient dans l´écriture de
Matéi Visniec non seulement un simple corps physique, mais aussi un objet qui
se soumet à l´utopie ; l´homme chez
Visniec est le corps physique
utopique qui peut être manipulé. L´homme n´est pas un vrai malade dans
«L´histoire du communisme racontée aux malades mentaux», il est une utopie, il
doit se soumettre à une idéologie que le communisme a apportée».
Petru Sebastian Hamat cite d´ailleurs une interview accordée par Matéi
Visniec lui-même où, à un moment donné, il affirme : «L´utopie communiste
s´est propagée dans le monde entier, des générations d´hommes se sont lancés
dans cette bataille extraordinaire à travers toute la planète, et tout ça pour
arriver à quoi ? Des millions de morts et un paysage défiguré ! Ç´a
été un échec incroyable ! Et on peut maintenant se poser la
question : est-ce qu´on a réfléchi assez autour de cet échec ?»
Je crains bien que non…
Si Matéi Visniec a choisi le français, surtout pour ses pièces de théâtre,
il n´a pas néanmoins abandonné la langue roumaine qu´il emploie pour la poésie
et le roman, comme j´en ai fait mention plus haut. Au fond, comme il l´a écrit
un jour, il est un homme qui vit entre deux cultures, deux sensibilités, il a
ses racines en Roumanie et ses ailes en France.
C´est donc en roumain qu´il a écrit le roman Monsieur K. libéré dont la
traduction en français (de Faustine
Vega) est parue en 2013 chez Non –Lieu, un éditeur qui publie pas mal
d´écrivains roumains. Monsieur K.libéré pourrait être interprété comme un
hommage à Franz Kafka, mais ici il s´agit d´un univers kafkaïen à rebours. Dans
Le Procès, Josef K est arrêté sans que l´on sache jamais quels sont les chefs
d´accusation qui lui sont imputés et il veut se libérer à tout prix du
cauchemar qu´il est en train de vivre. Dans Monsieur K libéré, on ignore
également de quoi le personnage principal Kosef J est accusé, mais dès le début
du roman, on lui communique en prison qu´il sera libéré. Le problème c´est que
le directeur peine à le recevoir (la réunion est constamment reportée sine die)
et Kosef J n´a pas vraiment envie de
partir. Il fait des déplacements en ville avec les geôliers, se prend
d´affection pour des gens qui travaillent en prison, prend contact avec le
monde extérieur et faillit être impliqué contre son gré dans une révolte qu´il
ne souhaite pas. Contrairement à Josef K, son acronyme, qui vit le drame de
l´arrestation, Kosef J vit celui de la libération. Être libéré pour quoi
faire ? En prison, il coule malgré tout des jours plutôt heureux, mais
est-ce que ce serait pareil en liberté ? Ce roman pose des questions
importantes d´un point de vue philosophique dont la servitude volontaire. Au
fond, cela fait partie de la nature humaine. Nous avons en effet une nette
propension à l´inertie. C´est commode de ne pas se poser des questions. Or,
Kosef J, il s´en posait : «Durant quelques jours, Kosef J resta assez
tourmenté. Il se passait quelque chose qui le troublait profondément. Des
questions l´assaillaient, et persistaient dans sa tête, le torturant, lui
demandant une réponse, même provisoire. Mais ce qui accentuait son émotion,
c´est qu´ il ne trouvait aucune réponse à ces questions, ou bien, une réponse
trop rapide. Ou enfin, à la même question se succédaient plusieurs réponses, ce
qui l´obligeait à la retourner dans tous les sens, augmentant ainsi l´agitation
de la question, vrai serpent angoissé et venimeux.» (page 145)
Dans cette perspective, le communisme-tel que l´expérience nous l´a prouvé
jusqu´à présent- convient même parfois à ceux qui ne veulent pas trop se poser
des questions. Dans certains pays de l´Europe de l´Est, quelques années après
l´écroulement du socialisme scientifique et des soi-disant démocraties populaires,
des gens en éprouvaient une certaine nostalgie, puisque un minimum social était
souvent assuré alors que dans les démocraties dites occidentales, on tombe
parfois dans le chômage, par exemple. Au bout du compte, l´écrivain dissident
cubain Reinaldo Arenas qui s´est suicidé en 1990 en phase terminale du sida n´a
pas eu tort quand il a affirmé lors de ses premières déclarations en sortant de
Cuba (reproduites dans son livre autobiographique Antes que anochezca, en
français Avant la nuit) ce qui suit : « La différence entre le système
communiste et le capitaliste c´est que quoique dans les deux, on te donne un
coup de pied au cul, dans le communiste, on te le donne et tu dois en plus
l´applaudir ; dans le capitaliste, on te le donne mais tu peux
crier ; je suis venu ici pour crier».
Quoi qu´il en soit, peut-être la meilleure façon de sortir de l´impasse
c´est le sarcasme, la satire, le rire. Ces caractéristiques ne sont pas
absentes des deux ouvrages cités de Matéi Visniec, bien qu´elles y soient
présentes en filigrane (comme elles traversaient aussi subtilement les œuvres
de Kafka). Ces caractéristiques sont par contre étalées au grand jour dans un
autre livre -le dernier de la série de trois lectures récentes que j´ai faites
de l´œuvre de Matéi Visniec- écrit en français et intitulé Le Cabaret des mots
(éditions Non-Lieu, 2014). Il s´agit d´un livre inclassable, inventaire
surréaliste, poèmes en prose, saynètes. Il n´y a pas de mots inventés, puisque,
comme on nous l´annonce dans la quatrième de couverture, cela ne sert à rien,
le langage est déjà si riche. Nous découvrons ou redécouvrons des mots vus sous
un nouvel éclairage, sous une perspective que vous auriez du mal à imaginer.
Avec la verve satirique, versant d´ordinaire dans l´ironie et le grotesque, de
Matei Visniec vous êtes entrainé dans une danse inouïe où les mots se
présentent devant vous comme les artistes ou les personnages d´un cabaret. Je
vous en reproduis des exemples qui illustrent bien de quoi il retourne. Ainsi
dans l´entrée «Mal», on peut lire, par exemple : «Le mot mal me fait
pleurer. Tout ce qu´il fait est mal vu. Dès qu´il sort de chez lui et se met à
arpenter les rues de la ville, on remarque sa maladresse maladive. Dès qu´il
ouvre la bouche pour saluer un autre mot ou demander quoi que ce soit, on voit
bien qu´il est mal élevé. Et pourtant, il n´est pas malhonnête, loin de là…il
est seulement mal dans sa peau et d´ailleurs il le reconnaît. Il dit souvent aux autres
mots ; c´est parce que je suis malade de moi-même que je vous maltraite».
Sur le mot «Rien» ce qui suit : «Rien est mot solitaire, assez
égocentrique, pas très causant.-Monsieur rien, je vous imagine un peu
funambule, en équilibre sur une corde raide. Toujours amusé à scruter l´abîme,
mais jamais en proie au vertige. Ce vide fragile autour de vous vous met bien
en valeur. C´est vrai que vous n´avez aucun message à nous délivrer ?» et
le texte continue. Les mots ou les personnages défilent devant vous plus
humbles ou plus intrépides. En voilà une partie de la liste : Bouche et
langue, Grammaire, Poésie, Révolte, Pute, Lettre du mot caca aux humains, Bal,
Ambiguïté, Utopie, Cheval, Sabre, Résurrection, Bonheur, Progrès…
Écrivain éclectique, excellant dans plusieurs registres-poésie, théâtre, roman-Matéi
Visniec est souvent classé, côté dramaturgie, comme un représentant du théâtre
de l´absurde, dans la lignée de Beckett ou Ionesco, puisant aussi dans Camus ou
Kafka pour la richesse de son univers. C´est peut-être vrai, mais c´est plutôt
réducteur car on pourrait à juste titre et sans concessions inventer l´adjectif
visniequien pour caractériser une œuvre originale, puissante, à nulle autre
pareille dans le cadre, par exemple, des dramaturgies française et roumaine
contemporaines. Je redis ce que j´ai écrit plus haut, il faudrait faire un jour
l´inventaire de la contribution indiscutable des écrivains roumains à
l´enrichissement du patrimoine littéraire français. En pensant à Matéi Visniec
et à beaucoup d´autres auteurs roumains, j´ajouterai qu´il faudrait réfléchir
aussi à leur apport à la culture européenne et universelle.
Livres cités de Matéi Visniec :
L´histoire du communisme racontée aux malades mentaux, Éditions Lansman,
Paris, 2000.
Monsieur K.libéré, traduction de Faustine Vega, Éditions Non Lieu, Paris,
2013.
Le cabaret des mots, Éditions Non
Lieu, Paris, 2014.
P.S- En juin, la pièce de Matéi Visniec L´Histoire des Ours Panda racontée
par un saxophoniste qui a une petite amie à Francfort fut jouée à Lisbonne au
Théâtre A Comuna et à Coïmbra au Théâtre Cerca de São Bernardo, par la
Compagnie roumaine Unteatru. Matéi Visniec lui –même a assisté aux deux
spectacles. À Coïmbra, avait déjà été jouée au mois de mai par le groupe Escola da Noite la pièce De la sensation d´élasticité lorsqu´on marche sur des cadavres.
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