Philippe Jaccottet:
le silence, la nature, la lumière.
Ils ne sont pas nombreux les écrivains- et parmi ceux-ci les poètes- à
entrer vivants dans la prestigieuse collection «La Pléiade» des éditions
Gallimard. Philippe Jaccottet en fait
partie dès mars 2014. Celui qui est, à mon avis, le plus grand poète vivant de
langue française poursuit depuis des années-à l´âge de quatre-vingt-dix ans, il
écrit maintenant très peu- son chemin de sagesse et de silence, loin des
tumultes et des polémiques du milieu littéraire parisien. Quand je fais
allusion au silence, c´est que chez certains écrivains et à fortiori chez certains poètes, la
littérature n´est pas la profusion des mots à tort et à travers, mais l´ébauche
d´un chemin singulier où le bon usage des mots implique un langage épuré, où dans chaque poème chaque mot a la place
qu´il faut, où rien n´est déplacé. Malgré l´indiscutable beauté de sa poésie,
est-ce que l´on connaît vraiment – à part une élite intellectuelle et
universitaire et une poignée de fidèles lecteurs-l´œuvre de Philippe
Jaccottet ?
Né le 30 juin 1925 à Meudon, dans le
canton de Vaud, en Suisse, Philippe Jaccottet s´installa avec sa famille à
Lausanne en 1933. L´émerveillement pour l´écriture commença dans son enfance et,
à l´âge de quinze ans, il offrit à ses parents un ensemble de poèmes intitulé
Flammes Noires. L´année suivante, il connut le poète et photographe Gustave
Roud et découvrit son œuvre. Ce fut-il le reconnut à maintes reprises- une
rencontre décisive dans sa vie. Ils se lièrent d´amitié et entamèrent une
correspondance riche d´enseignements et
d´échanges qui ne prit fin qu´à la mort de Roud en 1976. Celui-ci, né en
1897, donc plus âgé de presque une trentaine d´années, eut une influence
déterminante dans les choix de lecture –et plus tard de traduction- de son
jeune correspondant. C´est en quelque sorte Gustave Roud qui fit découvrir à
Philippe Jaccottet dans son ampleur le romantisme allemand, surtout des auteurs
fondamentaux tels Novalis et Hölderlin que Jaccottet traduirait un jour.
Les premières publications de ses écrits s´amorcèrent en concomitance avec
ses études de Lettres à l´Université de Lausanne, surtout une pièce de théâtre
Perceval et les premiers poèmes dans des revues littéraires. Il termina ses
études en 1946 mais ne voulant pas se consacrer à l´enseignement, il décida de
partir à Paris où il commença de travailler pour les éditions Mermod, dirigées
par Henry-Louis Mermod qu´il avait connu à Lausanne en 1944. Pour cette maison
d´édition, il fit essentiellement des traductions (dont La mort à Venise de Thomas Mann), mais ce travail lui
permit de côtoyer nombre d´écrivains et de se lier d´amitié avec entre autres
Yves Bonnefoy, André du Bouchet, Jacques Dupin, Pierre Leyris, André Dhôtel ou
Henri Thomas. Philippe Jaccottet écrivit aussi des articles pour la presse,
notamment pour La Nouvelle Revue de Lausanne.
Le
grand tournant de sa vie fut néanmoins la publication en 1953 par Gallimard
d´Effraie, son premier recueil de poésie, qu´il considère comme le vrai début
de son œuvre. Dans cette même année, récemment marié, il décida avec sa femme
Anne-Marie Haesler, artiste peintre de s´installer à Grignan, dans la Drôme, un
lieu paisible où il put s´imprégner des
odeurs qui remplissent son œuvre. C´est que la poésie de Jaccottet puise son
inspiration dans la nature : les fleurs, les arbres, les plantes, les
oiseaux, les rivières. Dans un poème de Leçons (1977) du livre À la lumière
d´hiver, il écrit :
«Plutôt,
le congé dit, n´ai-je plus qu´un seul désir:/m´adosser à ce mur/ pour ne plus
regarder à l´opposé que le jour,/ pour mieux aider les eaux qui prennent source
en ces montagnes/ à creuser le berceau des herbes,/ à porter sous les branches
basses des figuiers,/ à travers la nuit d´août,/ les barques pleines de
brûlants soupirs».
Cependant,
si la nature est au cœur de son œuvre, elle ne l´est pas pour autant d´une
façon exclusivement contemplative. Jaccottet s´interroge aussi sur la solitude
ou sur le temps et le silence, comme, par exemple, dans le texte «Prose au
serpent» du livre Paysages avec figures absentes(1970) :
«Le
silence pèse. Vais-je imaginer qu´une femme le dérange, qui approche entourée
de ses cheveux, vais-je apprendre ce que sont des yeux qui ignorent le temps,
et comment on marche quand on n´a ni regrets, ni désirs ?...».
Un
autre sujet incontournable de l´œuvre poétique de Jaccottet est la lumière.
Jean Starobinski dans la préface d´un des livres de son compatriote écrit que
Jaccottet« a un amour professé de la lumière qu´il aime assez pour vouloir
qu´elle circule dans les mots qu´il trace et pour veiller à n´écrire aucune
ligne qui ne soit pour le lecteur un chemin de clarté».
S´il est souvent question de lumière dans la poésie, la nuit n´y est pas
absente non plus, mais, comme nous le rappelle Jean-Michel Maulpoix, à propos
du recueil L´Ignorant, qui rassemble des poèmes écrits entre 1952 et 1956 et
publiés en 1957, «la nuit retournée n´est plus le lieu, le temps menaçant où
monte l´angoisse, mais révélation de l´inconnu qui nous entoure». Dans la première partie du poème «Au petit
jour», il écrit :
«La nuit n´est pas ce que l´on croit, revers du feu,/chute du jour et
négation de la lumière,/mais subterfuge fait pour nous ouvrir les yeux/sur ce
qui reste irrrévélé tant qu´on l´éclaire.»
Et dans la deuxième strophe, il poursuit :
«Les zélés serviteurs du visible éloignés,/sous le feuillage des ténèbres
est établie/la demeure de la violette, le dernier/refuge de celui qui vieillit
sans patrie…»
Toute
l´œuvre poétique (ou de réflexions sur la poésie) de Philippe Jaccottet est
disponible chez Gallimard, dont la plupart des titres dans la collection de
poche Poésie tels Poésie 1946-1967, À la lumière d´hiver, Paysages
avec figures absentes, Cahier de verdure. Depuis 2014, comme je l´ai déjà
mentionné plus haut, ses Œuvres sont disponibles dans «La Pléiade» Néanmoins,
Jaccottet n´est pas seulement un poète immense, il est aussi un brillant
critique et essayiste (L´entretien des muses, chroniques de poésie,
Semaisons, carnets en trois tomes, où il raconte aussi ses voyages et des
moments de sa vie. À tous ces titres, il faut ajouter le récit L´Obscurité.
Dans
Semaisons, le langage est d´une clairvoyance, mais aussi d´une luminosité telle
que ces écrits atteignent souvent la qualité de sa poésie. On en
reproduit quelques exemples presque au hasard :
«L´ombre
surgie de n´importe où, qui déchire et qui corrompt. Choses arrachées au monde,
blessures du monde. Un char lentement sur la route, emportant des choses
mortes, un fragment du temps-qui reste, en lambeaux, dans la mémoire, doux et
cruel, jusqu´à ce que mémoire aussi soit emportée, commémoration oubliée» (janvier
1964).
«Insomnie :
effroi à la pensée de certaines vies que j´ai vu se dérouler tout près de moi
depuis mon enfance, qui me parurent d´abord presque héroïques, brillantes en
tout cas, et qui s´achèvent dans la détresse sans recours de la maladie. Hommes
qui furent si sûrs d´eux, si pleins de vanité pour de vagues honneurs, et qui
s´effondrent, piteux. Sur quoi, levé très tôt, je reçois l´eau du jour, et tout
ce sombre est lavé» (avril 1966).
«Comment
supporter de vous perdre, couleurs ? Et tout ce qu´enfante le
soleil ? Me rangerai-je au culte des quatre éléments ? Tous nourrissent
et purifient. Où s´insinue la corruption ? Qui fut le serpent ? Le
tigre est pur ; il est du feu qui bondit. Ici, nous sommes tout près des éléments ;
c´est pourquoi nous aimons ce lieu» (juillet 1967).
Philippe
Jaccottet fut également, on l´a vu, un remarquable traducteur, tant de
classiques anciens que d´auteurs contemporains. Il traduisit notamment en
français les œuvres d´Homère, Luis de
Góngora, Frederich Hölderlin, Rainer-Maria Rilke, Robert Musil (dont le
magistral L´homme sans qualités, autour de deux mille pages) et
Giuseppe Ungaretti qu´il connut dans un voyage en Italie en 1946 et avec qui il
entretint une correspondance pendant de longues années.
Couronnée
de nombreux prix-le Montaigne(1972), le Grand Prix National de Traduction, le Pétrarque (1988), celui de la Fondation
Vaudoise pour la Culture (1991), le National de Poésie(1995) ou le Goncourt de
la Poésie (2003), entre autres- l´œuvre de Philippe Jaccottet (qui aura bientôt
quatre-vingt-onze ans) est sans conteste une des plus lumineuses de la
littérature contemporaine de langue française.
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