L´âme d´un censeur.
Dans une critique publiée en 2011 dans l´excellent magazine littéraire
mexicain Letras Libres sur un livre du Polonais Slawomir Mrozek, l´écrivain
argentin Patricio Pron, évoquant les difficultés des intellectuels du temps du communisme
en Europe de l´Est, rappelait des histoires qui circulaient à l´époque et comment l´humour était parfois
un bel antidote contre le totalitarisme. Ainsi une blague en Union Soviétique
dénombrait-elle les préceptes auxquels les écrivains nationaux devraient s´en
tenir : « Ne pensez pas. Si vous pensez, ne parlez pas. Si vous pensez et
parlez, n´écrivez pas. Si vous pensez, parlez et écrivez, alors, ne signez pas.
Si vous pensez, parlez, écrivez et signez, alors, après, ne vous plaignez pas».
Une autre blague concernait une conversation entre un secrétaire du politburo
et un de ses subalternes. Dans cette blague, le secrétaire pose la question
suivante : «Camarade Rabinovitch, avez-vous une opinion sur ce
sujet ?» Et l´autre lui répond : «Oui, camarade, j´ai bien une
opinion là-dessus, mais je ne suis pas d´accord avec elle».
Ces blagues aidaient peut-être les gens à éluder la grisaille et
l´immobilisme de ce temps-là, mais la censure était une chose bien plus atroce
que ces blagues. L´article de Patricio Pron m´est venu à l´esprit en lisant Les
âmes rouges, le premier roman de Paul Greveillac, paru en janvier aux éditions
Gallimard et, je vous assure, quel magnifique premier roman !
Paul Greveillac |
De Paul Greveillac, on sait qu´il est né en 1981 et qu´il a fait des études
de lettres avant d´intégrer Science-Po. Qu´ensuite il a vécu à Vienne, Shanghai
et Dublin et que, de retour à Paris, il travaille maintenant dans une grande
entreprise de l´Internet. En 2014, il a publié un recueil de nouvelles intitulé
Les fronts clandestins sur des Justes pendant la seconde guerre mondiale. Le sujet de ce premier roman, Les âmes rouges, est justement la censure dans l´ancienne
Union Soviétique.
«Pour Vladimir Sergueïevitch
Katouchkov l´année 1956 fut, plus que pour une autre, terrible. Mais encore une
fois, il survécut –et le monde autour de lui survécut. Et il commençait à ne
plus même s´en étonner.». C´est ainsi que débute le second chapitre du roman. 1956
fut l´année où les espoirs des démocrates hongrois qui croyaient à un
socialisme à visage humain se sont évanouis, mais Vladimir Katouchkov
semble-t-il ne s´étonnait aucunement de ce qui se produisait ailleurs dans
cette année terrible puisqu´il avait d´autres chats à fouetter. Il était au
bout du compte un homme du système, lui qui était un censeur, dans un secteur,
la culture, enrégimentée afin de servir l´Etat. Louis XIV aurait dit un
jour : «L´Etat, c´est moi». En Union Soviétique, en 1956, l´État n´était
pas le chef comme peut-être du temps de Staline, ni le Parti communisme, ni le
peuple, c´était peut-être une idée indéfinie de Révolution. Pour abreuver cette
idée de révolution d´une pureté à toute épreuve, on ne concevait nullement des
fissures dans un édifice censé être le plus scientifique possible. Les fissures
pouvaient être incarnées par ces intellectuels –écrivains, cinéastes, peintres,
sculpteurs, musiciens- ces sacrés ingrats, d´après l´orthodoxie officielle, qui
pouvaient jouir de tous les privilèges. Il leur suffirait de souscrire
inconditionnellement aux préceptes du parti et ne pas tarir d´éloges sur
l´avenir radieux que l´on pourrait entrevoir à l´horizon.
Mais la vie n´est pas parfaite et un soir, par hasard, Vladimir Katouchkov,
Russe, censeur au GlavLit, qui statue sur tout ce qui paraît dans le pays, rencontre Pavel Golchenko, Ukrainien,
projectionniste au Goskino, le cinéma des officiels du Parti. De cette
rencontre naît une amitié improbable, quoique les deux institutions pour
lesquelles chacun d´entre eux travaille soient des institutions où sont
quotidiennement interdites, coupées, asservies les œuvres d´une nouvelle
génération d´écrivains et de cinéastes qui tente de s´épanouir depuis la mort
de Staline. La mort de celui qui était surnommé le père des peuples en 1953 et
l´intronisation de Nikita Krouchtchev comme leader suprême de la jeune Union
Soviétique ont ouvert une ère nouvelle de dégel. En 1956-toujours cette année
symbolique-Krouchtchev, lors de la tenue du vingtième congrès du PCUS le 25
février, a dénoncé les politiques répressives de son prédécesseur, mais dans
l´essentiel, c´est-à-dire dans la structure bureaucratique de l´appareil
soviétique, les changements n´ont pas été aussi profonds que cela. On croyait
encore à l´édification d´une société nouvelle, où l´on contribuerait à
l´émergence de l´homme nouveau, où les travailleurs auraient tous les
droits-mais pas celui de s´exprimer librement- délivrés des chaînes du
capitalisme triomphant qui sévissait à l´Ouest.
Katouchkov, le censeur, est un homme intelligent. Il s´intéresse à la
littérature et en ces années moroses aime particulièrement la prose de Vassili
Grossman et son admirable Vie et Destin («des pages d´une puissance et d´une
humanité rares»), mais par prudence il empêche sa publication, comme celle
d´autres livres, soviétiques ou étrangers, parfois grâce à des complicités des
camarades occidentaux. Ainsi, un coup de fil à Aragon suffit-il pour faire
interdire La Peste d´Albert Camus. Par contre, Brave New World(Le meilleur des
mondes), roman contre-utopique d´Aldous Huxley, est tronqué, caviardé à telle
enseigne que l´édition soviétique n´aura qu´un nombre de pages bien inférieur à
l´original anglais. La mère de
Katouchkov eût aimé qu´il fût écrivain, une dame croyante éprise des vers
lumineux d´Anna Akhmatova, mais lui, faute de devenir écrivain, se passionne pour le cinéma de Tarkovski et
entretient cette amitié sui generis avec le projectionniste Pavel Golchenko. Il
épouse une fille dénommée Agraféna à qui il ne peut s´empêcher de lire les
samizdats censurés, mais à la fin, déçu et dégoûté par le système, il finit par
en dénoncer la fausseté, la langue de bois, la supercherie.
Les âmes rouges est un roman sur la mélancolie, la grisaille du communisme
et des lendemains qui n´ont jamais chanté. Si en lisant ce roman on plonge dans
le quotidien des personnages fictifs enfantés par l´auteur et dans les
intrigues qu´il tisse, on côtoie aussi
la grande Histoire. On suit, par exemple, la détente kroutchévienne, la
crise cubaine et la crise-presqu´oubliée-dominicaine aussi bien que l´ampleur à
l´Ouest de la dissidence soviétique.
Dans ce roman, l´auteur nous rappelle avec brio les polémiques que suscitait
à chaque automne l´annonce du Prix Nobel de Littérature toutes les fois qu´il
concernait un auteur du pays. En 1965,
un an après ce que l´on pourrait dénommer la «normalisation brejnévienne», le
régime ne peut cacher sa joie devant l´attribution du Prix à Mikhaïl Cholokhov,
un écrivain choyé par le régime dont Le Don paisible a tiré à plusieurs
millions d´exemplaires. C´était comme si l´honneur était lavé après l´affront
Pasternak en 1958. Le 10 décembre, au
dîner de gala, à Stockholm ,Cholokhov, alors que nombre de ses confrères
croupissaient dans les geôles, prononçait un véritable manifeste du réalisme
socialiste dont Paul Greveillac publie un extrait dans son roman: «Je suis fier
que ce prix ait été attribué à un Russe, à un écrivain soviétique. Je
représente aujourd´hui la multitude des écrivains de mon pays natal. (…)À mon
sens, les vrais pionniers sont les artistes qui rendent manifestes, dans leurs
travaux, un contenu nouveau, les caractéristiques déterminantes de la vie
contemporaine.(…)Je parle d´un réalisme qui porte en son sein le concept de
régénération de la vie, de la rénovation de la vie pour le bénéfice de
l´humanité. Je fais référence, bien sûr, au réalisme que nous décrivons comme
socialiste. (…)Je fais partie de ces auteurs qui considèrent comme leur plus
grand honneur(…) d´avoir la chance d´utiliser sans aucune entrave leur plume au
service du peuple travailleur.»
La dissidence serait de nouveau à l´ordre du jour avec l´attribution en
1970 du prix Nobel de Littérature à Alexandre Soljenitsyne. Connu dans la
période du dégel à la faveur de la parution en 1962, dans la revue Novy Mir, de
son roman Une journée d´Ivan Denissovitch, Soljenitsyne est devenu au fil des
ans un personnage encombrant pour le régime soviétique. Son audience n´a cessé
de croître à l´Ouest surtout après la publication du monumental Archipel du
Goulag. Ce livre a déboussolé la bureaucratie et la censure soviétiques.
Comment fut-il possible –s´interrogeait-on –qu´un homme sous stricte
surveillance eût pu compiler, entre 1958 et 1967(y compris donc depuis la
soi-disant normalisation brejnévienne), les témoignages de plus de deux cents
anciens du goulag (une expérience concentrationnaire qu´il avait lui-même vécue
entre 1945 et 1956) ? C´est tout bonnement parce que chaque appareil
répressif et bureaucratique aussi raffiné soit-il dans ses procédures
totalitaires a –heureusement-ses couacs.
Ce roman couvre trente-cinq ans de censure soviétique, des années cinquante
jusqu´à l´effondrement de l´Union Soviétique et il est un vibrant hommage à
tous les dissidents soviétiques qui vivaient constamment sous la corde raide,
muselés, craignant la délation –qui pouvait même venir de quelqu´un de leur
entourage- susceptible de les expédier dans le goulag. Un hommage aussi à ceux
qui ont appris par cœur, recopié ou enterré, au péril de leur vie, des textes
pour les sauver de l´oubli. Mais cette fiction de Paul Greveillec raconte aussi
en filigrane la fin d´une utopie. L´utopie qui a promis le paradis sur terre et
qui a créé une sorte d´enfer pour ceux qui rechignaient à se soumettre aux
préceptes révolutionnaires. Tout un appareil répressif et bureaucratique fut
mis sur place pour bâtir ce beau rêve qui a viré au cauchemar, mais où tous
n´étaient pas forcément des salauds. C´est que les dictatures de tous bords ont
d´ordinaire un malheureux savoir -faire pour anesthésier les gens…
Malgré quelques lourdeurs ici ou là- très ponctuelles, il faut le dire-, ce
livre de Paul Greveillac est porté par
un indiscutable souffle romanesque. Il nous fait vivre une époque révolue que
les plus jeunes n´ont pas vécue et dont ils ignorent presque tout, eux qui
vivent sous une autre forme d´anesthésie dans un monde où le socialisme
scientifique semble ringard voire mort,
un monde néanmoins guetté par toutes sortes d´autres dangers.
Les âmes rouges est un remarquable
premier roman. Une vraie réussite.
Paul Greveillac, Les âmes rouges, éditions Gallimard, Paris, 2016.
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