Georges Perec: entre l´éternel et l´éphémère.
L´écrivain chilien Roberto Bolaño- voir
sur le blog la chronique de juillet 2008- a affirmé peu avant sa mort, survenue
en juillet 2003, que Georges Perec était un des meilleurs écrivains, toutes
langues confondues, du dernier demi-siècle. L´ironie du sort a voulu que, tout
comme Perec, mort d´un cancer du poumon quelques jours avant son
quarante-sixième anniversaire, Bolaño soit mort lui aussi prématurément- à
cinquante ans – d´une crise hépatique. Mais, au-delà des tristes coïncidences, toujours est-il que,
malgré l´énorme notoriété qu´il a acquise auprès de la critique et même d´un certain
lectorat plus érudit, Perec est encore loin d´occuper la place de choix qui
devait lui être dévolue dans l´histoire de la littérature française. Avec
l´entrée toute récente (le 11 mai) dans la prestigieuse collection-reliée et au
papier bible-de la Pléiade, Georges Perec aura peut-être attient la notoriété
qui lui manquait auprès du grand public. Un célèbre lipogramme monovocalique
résume en quelque sorte la quête de Georges Perec : «Je cherche en même
temps l´éternel et l´éphémère» Peut-être son œuvre quittera-t-elle maintenant
l´éphémère et touchera-t-elle enfin l´éternel.
Georges Perec est né à Paris le 7
mars 1936, dans une maternité de la rue de l´Atlas au XIXe arrondissement. Ses
parents, émigrés juifs polonais, qu´il évoque dans son livre W ou les souvenirs
d´enfance, sont morts pendant la
guerre : son père, engagé volontaire, d´une blessure au ventre en
1940 ; sa mère, en déportation à Drancy, en 1943. Devenu orphelin, Georges
Perec a été pris en charge par une sœur de son père et son mari, Esther et
David Bienenfeld.
Comme il arrive souvent aux grands
écrivains, Georges Perec s´est vu lui aussi refuser des manuscrits avant que
son premier livre ne fût publié en 1965: Les choses. Ce livre a tellement enthousiasmé la
critique qu´il fut récompensé par le prix Renaudot alors que Perec n´avait que
vingt-neuf ans. Fruit d´un travail minutieux d´écriture, Perec a réussi le pari
d´être innovateur dans les procédés tout en restant fidèle à la grande
tradition du roman, contrairement à une autre école littéraire, Le Nouveau
Roman, qui, Robbe-Grillet en tête, se voulait un mouvement de rupture d´avec le
roman de facture balzacienne.
Documentaliste au CNRS, Perec
s´approche, entre-temps du groupe Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle)
et de Raymond Queneau. Ceci ne l´a pourtant pas empêché de faire ses
expérimentations et d´ouvrir de nouvelles voies au roman contemporain. Après le
coup d´éclat avec Les choses, les livres publiés dans les années suivantes sont
relativement passés inaperçus, mais leur importance dans l´évolution de l´œuvre
de Perec n´est pas négligeable, surtout La disparition en 1969 et Les
revenentes en 1972.
La disparition est un roman
policier avec toutes les caractéristiques normalement associées à ce genre,
mais présentant une innovation que Perec a craint un moment qu´elle ne se fût
superposée à l´intérêt suscité par le roman en soi. Cette innovation était le
recours à un lipogramme, en l´occurrence l´absence de la lettre «e». Écrire
tout un livre en français sans recourir à l´emploi d´une des lettres les plus
courantes de la langue française tient de l´exploit. Cette expérience du
lipogramme qui a constitué un véritable défi et qui, l´eût-il prise pour un
jeu, n´en aura pas moins été sûrement éprouvante pour Perec, l´auteur l´a
rééditée trois ans plus tard avec Les revenentes. Cette fois-ci Perec aura le
«culot» d´éliminer toute autre voyelle que la lettre «e» comme si celle-ci
prenait sa revanche d´avec le livre précédent de l´écrivain. Or, ceci a
impliqué une véritable révolution langagière qui a bousculé les normes de la
langue française et l´aisance traditionnelle du lecteur.
En 1978, Perec publiait un nouveau
livre qui est aujourd´hui tenu pour son chef-d´oeuvre: La vie mode d´emploi,
qui allait remporter le prix Médicis.
Ce livre présente le sous-titre de
romans, donc au pluriel et non pas au singulier et ceci s´explique parce que
cette entreprise follement romanesque est un véritable puzzle où plusieurs
histoires s´enchaînent et dont le héros principal est un certain Bartlebooth,
un hybride du Bartleby de Melville et du Barnabooth de Valery Larbaud. Avec ce
livre Perec a accompli son désir de renouer avec la grande tradition
romanesque, mais ce chef-d´œuvre est devenu aussi en quelque sorte l´ex-libris
de l´œuvre oulipienne. Comme l´a affirmé un
autre écrivain oulipien, Jacques Roubaud, «La tâche de l´auteur oulipien
étant la fabrication d´un chef-d´œuvre, architecture de contraintes oulipiennes
oulipiennement agencées, La vie mode d´emploi, est la seule œuvre oulipienne
qui se rapproche de cette idée».
Quoi qu´il en soit, d´aucuns mettaient en doute que Perec fût vraiment un
romancier. Dans la préface de Romans et Récits paru en 2002 dans la collection
Pochothèque du Livre de Poche, Bernard Magné rappelait l´interrogation adressée
par Jean-Louis Ezine à Perec en 1978, dans Le Magazine Littéraire, lors de la
parution de La vie mode d´emploi : «Vous êtes l´acrobate de la littérature
contemporaine(…).Vous faites des prouesses, mais êtes-.vous romancier ?» Or,
romancier Perec l´était indiscutablement, mais
le doute soulevé par Jean-Louis Ezine était peut-être suscité par la
structure atypique de La vie mode d´un emploi que j´ai citée plus haut et cela
nous renvoie à l´originalité de l´œuvre perecquienne. Comme nous le rappelle
encore Bernard Magné dans la même préface, «pour les lecteurs des romans
de Perec, le plaisir que procure la reconnaissance est moins simple car il
s´accompagne de tout un jeu d´équivoques et d´ambiguïtés. Le plus souvent,
citations et autocitations demeurent implicites, tantôt camouflées dans le
récit par la disparition des marques traditionnelles (guillemets, italique),
tantôt signalées comme discours empruntés, mais pourvues d´attributions
fantaisistes. Dans le même temps, Perec prend un malin plaisir à offrir
quelques indices en laissant, ça et là, deviner très indirectement à un lecteur
sagace que ce qu´il est en train de lire pourrait bien être moins innocent
qu´il n´y paraît».
Une des forces motrices de l´œuvre de Perec est également l´autobiographie,
l´auteur ayant d´ailleurs insisté à maintes reprises sur les rapports étroits
que son écriture entretenait avec ce
genre. Dans W ou le souvenir d´enfance, il écrit notamment que le projet
d´écrire son histoire s´est formé quasiment en même temps que son projet
d´écrire. Néanmoins, dans La vie mode d´emploi, cette empreinte
autobiographique prend une autre dimension, cessant d´être ponctuelle et
aléatoire pour devenir une des règles génératrices du roman. Un roman- puisque Perec en a une conception hédoniste,
mais d un hédonisme généreux-qui s´ouvre au lecteur, au plaisir d´écrire devant
correspondre celui de lire et donc à la jubilation du romancier doit
correspondre celle de son lecteur.
Le roman peut donc être conçu comme un puzzle. À la fin de sa préface,
Bernard Magné écrit : «Pas plus que le puzzle, l´écriture romanesque n´est
«un jeu solitaire». En revanche, pour continuer en la paraphrasant la
composition suggérée par l´écrivain à la fin du préambule de La vie mode d´emploi,
je ne crois pas que chaque geste que fait le lecteur, l´écrivain l´ait fait
avant lui. Comme les puzzles de Gaspard Winckler les romans de Georges Perec
offrent leur lot de ruses et de pièges, prévus de longue date ; mais ils
sont aussi et avant tout, pour le grand bonheur de ceux qui s´y plongent,
d´incomparables espaces d´invention et de liberté». Gaspard Winckler est un
personnage de fiction apparu dans W ou le souvenir d´enfance, La vie mode
d´emploi et dans le roman posthume Le condottière.
Perec est mort, on le sait, en
1982, mais nombre de ses écrits ont été publiés après sa mort dont le roman
inachevé 53 jours, des pièces de théâtre, Penser/Classer et, plus récemment,
deux autres romans inédits Le condottière en 2012 et l´année dernière L´attentat de Sarajevo qui aura été son premier roman,
écrit en 1957 à l´âge de 21 ans.
Dans Le condottière, on retrouve, comme je l´ai écrit plus haut, Gaspard
Winckler qui en prince des faussaires, se voue depuis des mois à réaliser un
faux Condottière, le célèbre tableau peint par Antonello de Messine en 1475,
quand il assassine son commanditaire Anatole Madera. Il s´agit d´un roman de
jeunesse retrouvé dans une vieille malle et qui, comme on nous le rappelle dans
la quatrième de couverture, donne du sens à l´interrogation qui parcourt toute
l´œuvre de Perec : comment, en se débattant avec le faux, parvenir à la
conquête du vrai ?
L´attentat à Sarajevo-que Perec aura écrit à peine revenu d´un voyage de
six semaines en Yougoslavie-est une sorte de roman d´analyse psychologique,
racontant une histoire d´amour et de jalousie. Œuvre de jeunesse avec le
parfum, mais aussi les maladresses propres à ce genre d´opus, on peut dire que
les caractéristiques qui ébaucheront la généalogie du roman perecquien y
germaient déjà.
Un des tout premiers livres
posthumes à être publié fut pourtant Penser/Classer en 1985, un choix de textes
desquels je me permets de citer cet extrait où l´auteur disserte sur son
travail : «Je sens confusément que les livres que j´ai écrits
s´inscrivent, prennent leur sens dans une image globale que je me fais de la
littérature, mais il me semble que je ne pourrais jamais saisir précisément
cette image, qu´elle est pour moi un au-delà de l´écriture(…) auquel je ne peux
répondre qu´écrivant, différant sans cesse l´instant même où, cessant d´écrire,
cette image deviendrait visible, comme un puzzle inexorablement achevé».
Un des meilleurs écrivains français de la deuxième moitié du vingtième
siècle est enfin entré dans la Bibliothèque de la Pléiade trente-cinq ans après
sa mort.
P.S- À lire le dossier que Le Magazine Littéraire a consacré à Georges
Perec dans le numéro 579 (mai 2017)
Georges Perec, Bibliothèque de La Pléiade.
Tome I (publié sous la direction de
Christelle Reggiani avec la collaboration de Dominique Bertelli, Claude
Burgelin, Florence de Chalonge, Maxime Decout et Yannick Séité) : Les Choses-
Quel petit vélo à guidon chromé au fond
de la cour ?- Un homme qui dort-La disparition-Les revenentes-Espèces
d´espaces-W ou le souvenir d´enfance-Je me souviens. En marge des œuvres :
textes et documents.
Tome II (publié sous la direction de Christelle Reggiani avec la
collaboration de Claude Burgelin, Maxime Decout, Maryline Heck et Jean-Luc
Joly) : La vie mode d´emploi-un cabinet d´amateur-La clôture et autres
poèmes-L´Éternité. Appendice : Tentative d´épuisement d´un lieu parisien-Le
voyage d´hiver-Ellis Island- L´art et la manière d´aborder son chef de service
pour lui demander une augmentation-L´Augmentation. En marge des œuvres :
Textes et documents.
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