On vient d´apprendre une triste nouvelle: la mort à l´âge de 86 ans à Marrakech du grand écrivain espagnol Juan Goytisolo dont l´oeuvre fut couronnée de pombreux prix prestigieux, dont le Cervantès, le plus important des lettres hispaniques, en 2014.
Je lui avais consacré un article en décembre 2007 que vous pourrez retrouver dans les archives du blog et qui avait été initialement écrit pour le site de La nouvelle Librairie Française de Lisbonne. Je le reproduis quand même ci-dessous:
« On ne peut pas s´imaginer aujourd´hui
comme il a été pénible et souffrant pour toute une génération
d´Espagnols nés comme Juan Goytisolo au début des années trente (à
Barcelone, en 1931) de devoir grandir dans l´Espagne franquiste. C´était
un pays grisâtre et bigot qui s´appuyait sur la peur et le militarisme
cocardier. C´était un peu comme ça aussi au Portugal, à part le penchant
militariste, moins incisif dans le régime de Salazar. Les Portugais de
cette génération-là n´ont quand même pas vécu une guerre civile atroce
comme les Espagnols entre 1936 et 1939. Juan Goytisolo a vu mourir sa
mère sous les bombardements des troupes réactionnaires et a assisté au
déclenchement de la barbarie franquiste (et aussi à des excès, il faut
le dire, du camp républicain).Le triomphalisme de Franco et de ses
ouailles après la victoire a muselé tous ceux qui aimaient la liberté.
Les journalistes et les écrivains ne pouvaient plus s´exprimer librement
et plusieurs intellectuels ont dû s´exiler, surtout au Mexique. La
littérature filait décidément un mauvais coton en Espagne. Malgré ces
conditions difficiles, la littérature allait jouer un rôle essentiel
dans la famille Goytisolo. À part Juan, son frère José Agustin et le
cadet Luis (1) deviendraient eux aussi écrivains.
Après des études de droit, Juan Goytisolo
a publié son premier roman Jeu de mains en 1953, mais il s´est tôt
rendu compte que s´il voulait s´affirmer comme un écrivain à part
entière, l´Espagne étoufferait son talent. Aussi est-il parti en France
en 1956 où il est devenu attaché littéraire aux éditions Gallimard,
ayant fréquenté le gratin du milieu littéraire français de l´époque
comme Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir (2). Ses premiers livres
publiés en France ont été fort remarqués mais suivaient des procédés
narratifs traditionnels. Les années soixante, où le régime franquiste a
interdit de parution en Espagne toutes ses œuvres, ont été des années
d´engagement en des combats qui ont mobilisé l´intelligentsia
européenne. Goytisolo a effectué des voyages à Cuba, en Urss, au Sahara
et ces séjours à l´étranger, en concomitance avec des lectures qu´il
avait faites et d´autres informations qu´il avait rassemblées, ont
définitivement dessillé ses yeux quant au bien-fondé des propositions
communistes de changement de société. Les années soixante-dix ont
représenté un tournant dans sa vie et dans sa carrière d´écrivain. D´une
part il avoue son homosexualité,(lui qui avait eu une liaison conjugale
avec l´écrivaine Monique Lange), d´autre part il rompt avec le réalisme
critique qui avait marqué ses premières œuvres pour créer son propre
monde romanesque et littéraire, réinventant la langue et se tournant, le
plus souvent, vers des sujets ayant trait à l´héritage mudéjar de la
culture espagnole, un héritage bafoué pendant des siècles. La
revendication du comte Don Julian (1970) paru au Mexique, est, peut-être
le livre qui signale la première étape de ce tournant. D´autres romans
se sont succédé comme Juan sans terre, où l´auteur livre pour la
première fois son option sexuelle, Paysages après la
bataille,Makbara,Les vertus de l´oiseau solitaire ou La longue vie des
Marx,(il s´agit bel et bien de Karl Marx et de sa famille), ces deux
derniers publiés dans les années quatre-vingt-dix. À part les romans, il
a également écrit des livres autobiographiques comme Chassé gardée et
Les royaumes déchirés et plusieurs essais et recueils de chroniques tels
Chroniques sarrasines ou Cogitus interruptus .
Si son œuvre est assez vaste, elle ne l´a
pas néanmoins empêché de mener parallèlement des combats politiques et
humanitaires comme au temps de la guerre des Balkans. Il s´est notamment
déplacé à Sarajevo,où il a retrouvé son amie Susan Sontag(décédée en
2004) et d´où il a ramené des impressions qu´il nous a livrées dans ses
Carnets de Sarajevo.
Sa conscience civique l´interpelle
constamment et il est régulièrement appelé à se prononcer dans la presse
sur les conflits entre musulmans et occidentaux et sur la terrible
condition des immigrés africains qui risquent leur vie en essayant
d´entrer clandestinement en Europe.
Professeur invité aux universités
américaines de Californie, Boston et New -York au début des années
soixante-dix, il a pourtant vécu la plupart de sa vie- on l´a vu- à
Paris, avant de se fixer à Marrakech, au Maroc. On lui a donc demandé un
jour, pour quelle raison, contrairement à nombre d´intellectuels ayant
fixé résidence à Paris, il n´avait jamais éprouvé la tentation de
choisir le français comme langue littéraire. Juan Goytisolo a tout
simplement répondu : «Nous ne choisissons pas la langue, c´est la langue
qui nous choisit.»
Indépendamment de la langue que l´on
choisit pour écrire des livres (au fond une affaire privée des
écrivains), l´important c´est la qualité de l´œuvre produite. De ce
point de vue-là, Juan Goytisolo est sans l´ombre d´un doute un des
meilleurs écrivains contemporains et, de par sa lucidité et le caractère
humaniste de ses combats, un intellectuel hors de pair.
(1)José Agustin Goytisolo (1928-1999) était poète et Luis Goytisolo, né en 1935, est romancier.
(2)Juan Goytisolo a également fréquenté Violette Leduc, un autre nom important de l´époque.
P.S- La plupart des livres de Goytisolo sont disponibles en français chez Fayard.
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