Shakespeare et
Brandès sous le regard de Léon Chestov.
Léon Chestov |
Au début de sa préface du livre du poète roumain d´expression française
Benjamin Fondane, Rencontres avec Léon Chestov, l´essayiste Michel Carassou
écrit sur le philosophe russe : «Penseur solitaire, «voix clamant dans le
désert», a-t-on dit, Léon Chestov fit souvent le constat que ceux qui l´avaient
suivi un moment ne purent supporter, à la longue, la tension de sa pensée. Une
pensée sur laquelle la raison a perdu toute emprise. Une pensée qui dérange
parce qu´elle représente la critique la plus radicale de la théorie de la
connaissance et, au-delà, de la connaissance elle-même. Chestov ne recherche
pas de réponses valables pour tous, il s´intéresse au drame vécu par
l´individu, par l´existant, dans des moments exceptionnels, des moments de
crise, quand tout vacille autour de lui, quand le sol semble se dérober sous
ses pieds. Ce qu´il juge «le plus important» réside dans une expérience limite,
une expérience absolument singulière, celle qui fait entrer dans «le domaine de
la tragédie»»(1).
Si Léon Chestov n´a eu qu´un vrai disciple, Benjamin Fondane, son œuvre,
malgré la «tension de sa pensée» citée plus haut, a toutefois suscité même après
sa mort en 1938 l´admiration de quelques penseurs dont Albert Camus qui fut un
lecteur attentif de ses textes.
Léon Chestov, de son vrai nom Lev Isaakovich Schwarzmann, est né en1866 à Kiev au sein d´une famille
juive de commerçants manufacturiers en tissus. Son père, Isaak Moisseevitch
Schwarzmann, avait la réputation d´un libre penseur et ses connaissances de
littérature hébraïque ont profondément marqué son fils dont l´œuvre plus tard
s´est concentrée sur l´alliance entre le judaïsme et le christianisme (opposée
au rationalisme grec). Enfant, il a été enlevé et retenu en otage pendant six
mois par un groupe anarchiste. Vers la fin de sa vie, il a confié à Benjamin
Fondane : «J´ai été révolutionnaire depuis l´âge de huit ans au grand
désespoir de mon père. Je n´ai cessé de l´être que beaucoup plus tard, lorsque
le socialisme «scientifique», marxiste, eut fait son apparition».
Léon Chestov a d´abord étudié la
physique et les mathématiques à l´Université de Moscou, mais, à la suite d´un
conflit avec les autorités, il a troqué
Moscou pour Kiev, sa ville natale, où il a suivi des études de droit à
l´université locale. Néanmoins, la censure a refusé en 1889 la soutenance de sa
thèse de doctorat consacrée à la législation ouvrière, au contenu jugé trop
révolutionnaire. Quoi qu´il en soit, il a pu finir ses études et après son
service militaire il a effectué un stage dans un cabinet d´avocats à Moscou.
Après avoir dirigé une entreprise familiale, il s´est enfin tourné vers ses
véritables passions : l´écriture, la philosophie, bref, le monde des
idées.
Le long de ses premières années d´écriture, il s´est lié d´amitié avec
Berdiaev, Boulgakov, Rozanov ou Remizov et en 1910 il a rendu visite à Tolstoï
à Iasnaïa Poliana. Désenchanté par la Révolution d´Octobre, qu´il n´a pas
vraiment applaudie (comme les assertions qu´il avait confiées à Benjamin
Fondane nous le laissaient entrevoir), il a quitté la Russie en 1920 et s´est
fixé l´année suivante à Paris. Pendant ces années d´exil, il a rencontré des noms importants de la littérature
et de la philosophie comme André Gide, Georges Bataille, Martin Heidegger, Max
Scheler et Edmund Husserl. Il a développé sa pensée et construit une œuvre de
référence qui compte parmi les titres principaux –qu´en France les éditions Le
Bruit du Temps sont en train de rééditer- Athènes et Jérusalem, essai de
philosophie religieuse, Philosophie de la tragédie : Dostoïevski et
Nietzsche, Le pouvoir des clés, Qu´est-ce que le bolchevisme ? Sur la
balance de Job-Pérégrinations à travers les âmes. Les archives de Léon Chestov
sont conservées à la Bibliothèque de la Sorbonne et contiennent une grande
partie d´inédits.
Georg Brandes |
Néanmoins, le tout premier livre de Léon Chestov, publié à
Saint-Pétersbourg en 1898, par l´imprimeur Mendélévitch, à compte
d´auteur, n´avait encore jamais été
traduit en français. Grâce aux éditions Le Bruit du Temps, c´est désormais
chose faite. Il s´agit de l´essai Shakespeare et son critique Brandès.
Ce critique Brandès dont il est question n´est autre que Georg Brandes, pseudonyme
de Morris Cohen, critique littéraire danois, positiviste esthète, rationaliste,
héritier de Taine et de Kant, né en 1842 et mort en 1927, à l´âge de 85 ans. Il
était considéré comme un rénovateur des lettres scandinaves et un pionnier des
études de littérature comparée. Il a fréquenté à Paris le salon littéraire de
Madame Arman de Caillavet et fut l´auteur d´essais sur Nietzsche, Ernest Renan,
sur l´école romantique en France et sur la légende de Jésus-publié en 1925, au
crépuscule de sa vie, dans le but de démontrer que Jésus n´a jamais existé- et
bien entendu d´un essai sur William Shakespeare. Or, cet essai qui aura connu
un grand succès a pourtant déclenché les foudres de Léon Chestov qui réfute la
plupart des thèses de Brandès concernant le célèbre dramaturge anglais et
propose sa propre lecture-passionnée, d´ailleurs- des pièces du génie de
Stratford-upon-Avon.
William Shakespeare |
Cet essai Shakespeare et son critique Brandès est résolument moderne, et
les arguments de l´auteur ne s´encombrent d´aucune obscurité de pensée, ni d´aucun
artifice langagier, si communs malheureusement quand on est à court d´idées
claires. Comme nous le rappelle la traductrice Emma Guillet dans sa
présentation, Chestov dialogue avec de nombreux commentateurs sur des points
qui n´ont rien perdu de leur actualité : paternité de l´œuvre, importance
et signification des données biographiques connues, affinités politiques de
Shakespeare, évolution de son théâtre et de sa vision du monde.
Au troisième chapitre, après que
Chestov eut évoqué les théories sur la paternité des œuvres de Shakespeare (que
d´aucuns attribuaient à Francis Bacon), pointent les premières réserves aux
idées de Brandès. Le critique danois
veut établir à tout prix un rapport entre la biographie du dramaturge anglais
et son œuvre, ce qui laisse perplexe Chestov puisque s´il est clair que le
début et la fin de la vie de Shakespeare sont extrêmement mystérieux, on ne
peut nullement pour autant ergoter là-dessus comme le fait Brandès et avancer,
en toute impunité, des hypothèses qui ne tiennent pas debout (à l´instar de
Taine par rapport à Voltaire). Ainsi Brandès affirme-t-il que si Shakespeare
s´est retiré et n´a pas écrit dans les dernières années de sa vie, cela
relèverait de son souverain mépris pour la gloire. Pour Chestov « les
conjectures échafaudées par Brandès sont tellement artificielles qu´elles ne
peuvent que nous persuader encore davantage qu´on ne peut rien expliquer et
qu´il est absolument impossible d´accorder les faits´établis par les biographes
avec la vision que nous avons de Shakespeare à travers ses œuvres». De même,
Brandès en fouillant des documents connus depuis longtemps en exagère-t-il le
sens et en conclut-il que Shakespeare
prêtait à intérêt, affermait ou achetait des terres, était d´esprit chicaneur
alors même qu´il créait ses Hotspur, Shylock, Henry, entre autres.
D´autre part, le critique danois s´acharne à voir Shakespeare dans nombre
de ses personnages. Que Brandès considère que Hamlet c´est Shakespeare lui-même
(«sa situation tragique, la tension constante de toutes ses forces spirituelles
le nimbent d´une auréole de majesté», Chestov dixit) ne choque aucunement -
c´est d´ailleurs une interprétation qu´en font force critiques littéraires-,
mais qu´il voie aussi le dramaturge anglais sous les traits de Jacques dans
Comme il vous plaira (As you like it, en anglais), c´est, d´après le philosophe
russe, on ne peut plus abusif. Il écrit là-dessus : «s´exprimer par «la
voix» de ses personnages est d´ailleurs le procédé dramatique le plus maladroit
qui soit. Chez un bon écrivain, les personnages parlent pour eux-mêmes et non
pour leur auteur, qui trouvera d´autres moyens pour purger le corps souillé de
ce monde corrompu, si d´aventure il était attiré par une occupation aussi
puérile. Mais Brandès cherche partout à deviner Shakespeare, et il devine
qu´«en Jacques on voit un Shakespeare à venir, un Hamlet en germe»».
Au dix-huitième chapitre, Brandès
récidive à propos entre autres de la pièce Coriolan où son imagination va
jusqu´à insinuer une tendance antidémocratique de Shakespeare. Pour le critique
danois, si Coriolan lui-même injurie la foule et que nul ne lui répond, cela en
est la preuve irréfutable que c´est Shakespeare qui lance l´anathème.
Autrement, selon Brandès, le poète aurait injurié Coriolan ! Pour Chestov-qui
réfute une interprétation nietzschéenne
mal assimilée de Shakespeare-, cette réflexion aurait été congrue si l´objectif
du dramaturge anglais avait été celui de représenter une joute oratoire entre
les aristocrates et les plébéiens. Or, Shakespeare a écrit un drame et non un
pamphlet et dans un drame les personnages s´injurient et se battent en leur
propre nom et non pas au nom de l´auteur.
Le vingt-huitième chapitre est un des plus intéressants d´un point de vue
strictement philosophique. Il y est question de l´impératif catégorique de Kant,
philosophe allemand admiré par Brandès. Dans un chapitre précédent, le lecteur
avait déjà lu que Fredrich Kreyssig considérait la pièce Le roi Lear comme la
tragédie de l´impératif catégorique, une idée à laquelle Chestov à proprement parler ne souscrit pas. Pour le
philosophe russe, le terme s´appliquerait bien mieux à une autre pièce :
Macbeth. L´impératif catégorique est un concept de la philosophie morale
d´Emmanuel Kant, énoncé en 1785 dans Fondements de la métaphysique des mœurs et
qui sera ensuite repris en d´autres ouvrages. Comme l´explique Chestov« Kant
établit qu´il existe en nous «une raison» qui nous ordonne d´agir d´une
certaine façon, et «une sensibilité» qui est la source seconde dont découlent
nos actes. Nous sommes libres de choisir entre les commandements de la raison
et les inclinations de la sensibilité. Si nous reconnaissons la raison comme la
suprême autorité, alors nous serons les représentants du bien. Si nous
reconnaissons à sa place la sensibilité, nous serons les représentants du mal.
Ou alors, dans le cas où nos inclinations sensibles ne seraient pas contraires
aux commandements de la raison (la compassion, l´amour du travail, de la
science, de l´amitié, etc.), nous serons les représentants du principe
d´indifférence. Un homme moral, d´après Kant, accomplit le devoir au nom de
devoir, par respect pour la loi, dont la source nous reste inaccessible». Le
problème étant qu´il y a quelque chose qui cloche dans cette conception de la
morale. Dans l´indépendance des règles morales par rapport aux autres
motivations de l´homme, le philosophe de Königsberg voyait «la pureté» de cette
morale. Pourtant, comme nous le rappelle Chestov, en préservant la pureté des
motivations morales et en les débarrassant de toutes les autres inclinations
inhérentes à l´homme, on nie par là même toute la vie humaine. Cette pensée
peut mener, par exemple, à une conception simpliste du crime : les bons
sont bons parce qu´il veulent être bons, les criminels sont méchants parce
qu´il veulent être méchants. La doctrine de Kant énonce d´une manière savante
ce que le critique Alfred de Mézières avait écrit d´une façon plutôt naïve dans
son ouvrage Shakespeare, ses œuvres et ses critiques que le philosophe russe avait
cité au troisième chapitre (2). À propos de cette conception du crime, Chestov
écrit : « Ni le philosophe, ni le critique ne virent dans le crime,
c´est-à-dire, dans l´un des phénomènes les plus effroyables qui soient, une
chose qui exigeait non pas d´être
définie, mais d´être expliquée. Ils n´interrogèrent pas le fait qu´un homme,
semblable à eux, devienne soudainement un criminel, c´est-à-dire, un homme voué
à l´anathème, rejeté par ses proches, par Dieu et par lui-même. Un homme a
commis un meurtre, donc il voulait le commettre, par conséquent c´est un
criminel. Inutile de parler de lui, regarde-le et passe ton chemin. Mais
Shakespeare avait besoin d´autre chose que Kant et Mézières. Il avait besoin de
comprendre le criminel et non de faire son procès. Pour inculper un homme, il
n´est pas besoin d´être un poète, ni d´être un génie. Kant a disculpé
l´impératif catégorique et déclaré l´homme coupable. Pour lui, c´était là le
suprême triomphe de la science, une fête, le jubilé du cœur philosophique.
Shakespeare, lui, a déclaré l´impératif catégorique coupable et réconcilié le
criminel avec sa conscience». Or, Macbeth c´est la lutte de l´homme contre
l´impératif catégorique. Comme l´affirme encore Chestov à juste titre : «Dans
la pièce, nous découvrons à la fois la signification de l´impératif et la
nature psychologique du crime».
Dans ce premier ouvrage, on peut déjà dénicher les idées qui étayent la
philosophie de Léon Chestov, une philosophie axée sur la déconstruction de la pensée
rationaliste, une philosophie à rebours de toute la tradition née du stoïcisme
grec.
La passion philosophique de Chestov est exprimée déjà dans ces lignes que
l´on peut lire dans Shakespeare et son critique Brandès et que les éditions Le
Bruit du Temps ont choisies pour orner la quatrième de couverture de ce très
bel essai : «Une philosophie qui s´édifie en marge de ce qui fait
l´existence humaine-qu´elle soit optimiste ou pessimiste-restera toujours un
passe-temps futile, une compilation de ces «souvenirs vulgaires et frivoles»,
de ces «dictons», qu´il faut «effacer» aux minutes les plus terribles et les
plus importantes de la vie humaine. On peut étudier des phénomènes morts dans
un cabinet de travail. Mais on ne peut comprendre un homme qu´en vivant sa vie :
en descendant avec lui dans tous les abîmes de la souffrance jusqu´à l´atrocité
du désespoir, et en s´élevant avec lui jusque dans les extases de la création
artistique et de l´amour».
(1) Benjamin Fondane, Rencontres avec Léon Chestov, textes
établis par Nathalie Baranoff et Michel Carassou, préface de Michel Carassou,
postface de Ramona Fotiade, éditions Non Lieu, Paris, 2016.
Michel Carassou, un des responsables de cette édition est d´ailleurs
président de l´Association des amis de Benjamin Fondane.
(2) Alfred Mézières, Shakespeare, Ses œuvres et ses
critiques, éditions Charpentier, Paris, 1865.
Léon Chestov, Shakespeare et son critique Brandès,
traduction du russe et présentation par Emma Guillet, postface de Ramona
Fotiade, éditions Le Bruit du temps, Paris, 2017.
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