Agustin
Gomez-Arcos, l´«apatride» franco-espagnol.
Le
lendemain de la mort d´Agustín Gomez-Arcos, survenue le 20 mars 1998, le
quotidien madrilène El Pais titrait : «Mort à Paris d´Agustín Gomez-Arcos,
auteur qui a combattu l´oubli de la mémoire franquiste». Quoique peu connu dans
son pays natal, qu´il avait quitté en 1966, le plus grand quotidien espagnol
lui a consacré une page entière le lendemain de sa mort alors qu'en France, son
pays d´adoption, sa disparition n´a pas suscité le même intérêt. Un paradoxe
étant donné qu´à l´époque il était un inconnu dans son pays alors qu´en France
il avait connu tous les honneurs.
Agustín
Gomez-Arcos est né à Enix, près d´Almeria, le 15 janvier 1933, issu d´une
famille républicaine. Son père fut maire avant le franquisme et donc voué aux
gémonies après le triomphe du Caudillo. Il eut donc une enfance douloureuse
qu´il a en quelque sorte racontée dans son roman L´enfant pain (1985) au
contenu autobiographique. Lors de la parution de ce roman en mars 1983 aux éditions
du Seuil, Michèle Gazier écrivait dans Télérama : «Pour Gomez-Arcos le
ciel est vide. Le sacré est dans les gestes les plus humbles : pétrir le
pain, peser l´alfa, écrire. Tel un artisan obstiné qui reprend sans cesse son
ouvrage, il sculpte dans la langue française des fresques hiératiques, tableaux
sublimes, scènes d´une vie qu´il ne peut ni veut oublier».
Avant
sa carrière littéraire en France, composée de treize romans, Gomez-Arcos a
suivi des études de droit, a écrit de la poésie et s'est fait remarquer comme
jeune dramaturge, en Espagne, au début des années soixante avec des pièces
comme Élecciones generales (Élections générales), inspirée par Les Âmes Mortes
de Gogol, Los gatos (les chats) et Dialogos de la herejía(Dialogues de
l´hérésie) qui a même été couronnée du prestigieux prix Lope de Vega.
Cependant, malgré ce succès et les applaudissements de la critique, la censure
franquiste allait frapper d´interdit ses pièces qui ne pouvaient donc plus être
jouées. À la fois déçu et mû par un esprit de révolte qui allait marquer toute
son œuvre, il a choisi l´exil, se fixant -comme nombre de ses compatriotes
avant lui- en France, après un court séjour en Angleterre.
Dans ses premières années en France, il a sûrement broyé du noir, faisant
jouer des pièces dans de petits cafés-théâtres. Ce n´est qu´en 1975 qu´il s´est
fait connaître du monde littéraire français en écrivant, dans la langue de
Molière, un roman qui allait remporter le prix Hermès, L´Agneau carnivore,
où il racontait la passion homosexuelle et incestueuse entre deux frères issus
de la bourgeoisie franquiste, un livre d´une liberté de ton assez rare. Les
romans de Gomez-Arcos (curieusement, en troquant l´espagnol contre le français,
il s´est également mué en romancier, cessant d´écrire des pièces de théâtre),
provocateurs et imprégnés d´une philosophie anarchisante, sont peuplés de
figures grotesques, de viscères, de bourgeoises provinciales et bigotes, de
tortionnaires et de curés. L´hypocrisie de l´église catholique espagnole et sa
collaboration avec le régime fasciste sont vertement stigmatisées par
Gomez-Arcos qui se déclarait naturellement athée : «Je remercie le
catholicisme de m´avoir fait croire que, finalement, Dieu n´existe pas» a-t-il
écrit un jour.
L´univers
féminin a lui aussi une place de choix dans ses romans. Dans Maria
Republica (1976), il raconte l´histoire d´une jeune prostituée surnommée
la «putain rouge» qu´une tante bigote essaye de régénérer. Un roman politique
et anarchiste de toute évidence. Claude Mauriac écrivait dans Le Figaro :
«Ce roman, admirable et terrible, m´a glacé, au moment où je criais au sublime.
C´était l´horreur, soudain. L´intolérable pur, après la pure beauté».
Dans
ce registre de fortes personnalités féminines, on signale encore Ana non (1977), couronné de nombreux
prix-Le Roland Dorgèles, Le Thyde Monnier (Société des Gens de Lettres) et le
Prix du Livre Inter-, qui décrit le fabuleux voyage d´une femme-Ana Paücha,
pauvre andalouse, épouse et mère de pêcheurs- qui parcourt tout le pays pour
visiter son fils en prison. Un succès qui a été porté à l´écran par Jean Prat
et où le rôle principal a été joué par Germaine Montero.
Juliana-protagoniste du roman L´enfant
miraculée (1981)-n´a, quant à elle, que douze ans lorsqu´elle cède aux avances
d´un valet de ferme. Au dernier moment, elle prend peur et crie au viol. Quand
on l´examine, on constate qu´elle est encore vierge. Aussi une cabale de
bigotes la transforme-t-elle en enfant miraculée. Ange diabolique habité par la
rancœur et le désir inassouvi, elle commence à faire peur et deviendra pour les
gens de son village, au plus fort de la fête de la Vierge, Juliana la folle.
Et, bientôt, la Sanglante…
À un
autre niveau, on retrouve un personnage féminin intrépide dans le roman Un
oiseau brûlé vif(1984) où l´étage noble des Trois Palmiers est devenu, au fil
des ans, lieu de culte et champ de bataille où Paula Pinzon Martín vénère les
fétiches de la tyrannie et la mémoire de sa mère, la divine Celestina, morte
d´avoir été abandonnée. Paula y refait la guerre civile que son père, le
brigadier Abel Pinzon, a gagnée contre les républicains, mais sans avoir su
tirer les fruits de la victoire. En une cérémonie cruelle et dérisoire, Paula
livrera le dernier combat de la mémoire, lutte monstrueuse où las réalité
compte moins que les délires de l´imaginaire. Dans les colonnes du Figaro,
André Brincourt témoignait de son admiration pour ce roman: «J´ai rarement lu
un livre qui glisse aussi facilement, aussi inexorablement de la réalité au
rêve, tout en gardant le même ton, le même bonheur, la même chaleur d´écriture,
le même sourire distant et foudroyant».
Enfin,
en 1992, dans Mère Justice-un titre qui nous rappelle la célèbre Mère Courage
de Bertold Brecht-, nous avons droit à l´histoire d´une femme privée de son
fils, le jeune Julien. Un fils né de la relation avec un immigré clandestin
malien vite renvoyé chez lui. Un jour, Julien est tué lors d´une banale
escarmouche par un jeune Français blond aux yeux bleus que la justice amnistie
illico. La mère-symboliquement sans nom- ne supporte pas ce qu´elle conçoit
comme une humiliation, encore une des multiples humiliations subies le long de
sa vie et dont elle se souvient en déambulant dans Paris. Elle va tuer, mais, à
la fin, la vengeance n´aura rien
résolu…
La
figure du tortionnaire franquiste a été excellemment dépeinte dans le roman Scène
de chasse (furtive), un livre de 1978, où le protagoniste don Germán
Enriquez, bourreau on ne peut plus sadique, sera finalement tué par le rejeton
de la seule victime sortie vivante de ses mains. Au sujet de ce livre, je me
rappelle toujours les propos de Béatrice Montamat qui a tenu pendant une
dizaine d´années une librairie française à Lisbonne. Elle m´a parlé un jour de
son expérience en tant que lectrice de ce roman, à la fois éblouie par sa
qualité littéraire et troublée par les horreurs qui y étaient décrites. Scènes
de chasse (furtive) c´est le roman de la
cruauté franquiste de cette Espagne de feu et de sang, impitoyable à l´égard
des vaincus. À la fin, pourtant, tous, vainqueurs et vaincus, sont
inexorablement défaits par la mort : «Même honoré, un cadavre n´est que
ça : un pas géant vers l´oubli. Un poids vertical que la mort enfonce
lourdement dans la terre. Un point d´arrivée sans promesse d´attente. Un tout
qui devient rien. Un rien qui va vers le néant. Aller simple. Sans retour».
Eric
Deschodt a écrit un jour dans le Figaro –Magazine que la compassion de
Gomez-Arcos pour les déshérités l´apparentait à Dickens et à Victor Hugo et
cela est visible dans un roman comme L´Aveuglon (1990) où Khalil, surnommé
Marruecos, est pauvre et aveugle, un
enfant de la Médina marocaine où il côtoie des artisans, des prostituées, des personnages
hauts en couleur. Bref, le roman de la misère de l´enfance. Dans un roman
précédent, L´Homme à genoux (1989), l´auteur raconte l´histoire d´un jeune
homme qui quitte un village minier et la mère de son enfant pour une ville
côtière du sud de l´Espagne Il veut vivre au soleil et jouir du boom
économique. Néanmoins, il ne fait que vivoter. De petits métiers misérables en
rencontres malencontreuses, il se retrouve un jour à genoux sur une place
publique, au milieu de passants qui le contournent avec indifférence ou
inquiétude, seul derrière sa pancarte : «Mes frères, je n´ai pas de
travail-Mère, femme et enfant sont restés au village-Le besoin me met à genoux
devant vous-pour demander l´aumône –Merci». Ce roman est un réquisitoire contre
les sociétés d´abondance et contre l´Espagne post- franquiste, le revers de la
médaille du miracle économique espagnol où l´écart se creusait entre profiteurs
et parias.
Puisqu´on
évoque les parias, c´est un peu aussi la figure du paria qui nous est
décrite-quoique d´une façon drôle et picaresque –à travers le héros du roman La femme d´emprunt, José dit «Pepito», fils d´un général franquiste, qui se
sent femme depuis toujours. À la fin, il conquiert sa vraie nature, mais jusque
là Pepito doit faire face à l´hypocrisie d´une société puritaine et bigote. La diatribe paternelle
qui est à l´origine de l´expulsion manu militari de l´enfant dénaturé de sa
maison est précédée d´une scène où Pepito est embarqué en prison en compagnie
d´ un lieutenant qui, se sentant floué, l´avait roué de coups. Le père du
lieutenant, un colonel, n´a fait sur la situation embarrassante qu´un seul
commentaire illustrant à merveille l´hypocrisie de l´époque : «Enculer est
un acte de mâle et mon fils est un mâle». Vieille histoire selon laquelle le
sodomisé est homosexuel mais celui qui sodomise un homme ne l´est pas.
Agustin
Gomez –Arcos a toujours connu en France un énorme succès, ne serait-ce qu´un
succès d´estime. Quoi qu´il en soit, il fut pendant deux décennies un auteur
fort apprécié. On disait même qu´il était à l´époque l´écrivain favori du
président François Mitterrand. En effet, la parution de chaque nouveau roman
d´Agustin Gomez-Arcos déclenchait un vieux rituel : la visite du chauffeur
du président chez l´écrivain pour recevoir un exemplaire dédicacé.
Agustín
Gomez-Arcos a raté de peu le Goncourt à deux reprises : en 1978 avec Scène
de chasse (furtive), l´année où le vainqueur fut Rue des boutiques obscures de
Patrick Modiano, et en 1984 où L´oiseau brûlé vif fut finaliste derrière
L´amant de Marguerite Duras. En 1990, il
a reçu le Prix du Levant et en 1995 il a été fait Chevalier des Arts et des
Lettres.
Si le
franquisme l´a poussé à l´exil, la transition et le retour de l´Espagne à la
démocratie ne l´ont pas pour autant réjoui. Certes, il se déplaçait souvent en
Espagne, mais il se rendait compte que le franquisme imprégnait encore les
esprits dans un pays verrouillé pendant presque quatre décennies. Par-dessus le
marché, on ne faisait nullement le procès des crimes franquistes et tout
tendait à l´effacement. Il fallait passer l´éponge sur les atrocités de cette
période sombre de l´histoire espagnole au nom de la réconciliation et cet
oubli, Gómez-Arcos ne pouvait point le supporter : «Je m´étonne que l´on
parle du franquisme comme de l´ancien régime et je me demande ce qu´il y a
derrière tout ça. Est-ce qu´on veut nous faire accepter que c´est tout à fait
normal que le pays ait vécu pendant quarante ans sous une dictature ? Je
ne puis le comprendre. Si, à vrai dire, je le comprends très bien. C´est
pourquoi j´écris ce que j´écris», a-t-il confié à El País en 1985.
Eduardo Haro Tecglen (1924-2005), figure
mythique du journalisme espagnol, a expliqué un jour le dilemme de Gomez-Arcos :
Espagnol en France, il était étranger dans son propre pays. Pourtant, ces
dernières années, il y a un regain d´intérêt en Espagne pour son œuvre :
ses romans sont traduits ou réédités en espagnol- surtout grâce à la maison
d´édition Cabaret Voltaire-, ses pièces sont jouées et une rue porte son nom à
Almeria. Par contre, en France, la plupart de ses livres sont aujourd´hui
scandaleusement épuisés. Une injustice que les maisons d´édition françaises se
doivent de réparer au plus tôt sous peine de voir tomber dans l´oubli un des
écrivains de langue française les plus inventifs du dernier quart du vingtième
siècle.
Note :
L´œuvre romanesque d´Agustín Gómez-Arcos fut publiée chez plusieurs éditeurs: Le Seuil, Stock, Fayard, Le
Pré-aux-Clercs, Julliard.
Romans non cités dans l´article :
Pré-Papa ou roman de fées(1979) ; Bestiaire (1986) ; L´ ange de
chair (1995).
2 commentaires:
Très beau hommage à Agustín Gómez Arcos. Je partage votre étonnement par l'oublie qu'il y a au tour de sa figure en France aujourd'hui. Auriez vous un e-mail où je puisse vous contacter ?
merci bien
María D.Valderrama,
Je m´excuse mais ce n´est qu´aujourd´hui que je me suis aperçu que vous aviez écrit ici un commentaire. Je vous en suis reconnaissant.
Si vous voulez me contacter, vous pouvez le faire à travers les mails qui suivent:
fcsdilettante@gmail.com
fernandocoutosantos@hotmail.com
Si vous préférez m´écrire en espagnol, vous pourrez le faire, je le parle et le comprends bien.
Cordialement,
Fernando Couto e Santos
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