L´ art surréaliste
de China Miéville.
«Les monstres et la politique viennent du même endroit». Cette assertion à
tout le moins fantasque-ou peut-être pas- fut proférée il y a à peu près un an
par l´écrivain anglais China Miéville dans un entretien accordé au quotidien
madrilène El País lors de la parution de la traduction espagnole d´un de ses
derniers romans-ou nouvelle, comme cet ouvrage est souvent présenté-, publié en
Angleterre en 2016 et intitulé The Last Days of New Paris (Les Derniers Jours
du Nouveau Paris). Bizarrement, il n´y a pas encore de traduction française de
ce roman(ou nouvelle, quoiqu´il s´agisse en ce cas d´une nouvelle assez longue
de plus de 160 pages dans l´édition de poche chez Picador) alors qu´un autre livre,
paru en Angleterre la même année, This Census-Taker vient d´être traduit sous
le titre Celui qui dénombrait les hommes (Éditions Fleuve, décembre 2017).
J´écris bizarrement parce qu´il y est question de Paris, mais j´y reviendrai.
Chine Miéville est sans l´ombre d´un doute un des écrivains contemporains
les plus originaux de la scène littéraire anglaise. Né le 6 septembre 1972, à
Norwich, China Miéville a étudié l´anthropologie et a décroché un doctorat en
relations internationales à la prestigieuse London School of Economics en 2001.
Il est aussi très actif politiquement : membre du Parti Socialiste des
Travailleurs Britanniques, formation politique d´extrême-gauche (d´obédience
trotskiste), il s´est présenté sans succès aux élections à la Chambre des
Communes en 2001 en tant que candidat de la Socialist Alliance, ayant obtenu un
score assez modeste (1,2 % des votes).
China Miéville- qui a un blog sur le Net intitulé Rejectamentalist
Manifesto- est un auteur qui se joue des genres littéraires :
science-fiction, horreur, fantastique, roman noir figurent parmi ceux qu´il a
délibérément utilisés ou mélangés dans ses œuvres qui tiennent parfois aussi du
comic américain. La critique le range d´ordinaire dans un groupe informel
d´auteurs nommé «New Weird», du mot «weird» qui signifie étrange, bizarre, en
rapport avec la fiction du début du vingtième siècle qui mêlait pulp et
horreur. Parmi les auteurs dont il revendique l´héritage ou qui sont au moins
proches de lui par leur généalogie littéraire, on peut citer Franz Kafka, Lewis
Carroll, Tolkien, Tim Powers, H.P. Lovercraft, Philip K.Dick, Michael Moorcock, Michael de Larrabeiti,
Mervyn Peake, J.G.Ballard ou Ursula K.Le Guin, récemment décédée. Son œuvre fut
déjà couronnée de nombreux prix comme Le Prix Hugo du meilleur roman, le Prix
Arthur C.Clarke, le britannique de science-fiction, le British Fantasy,le World
Fantasy et le Locus.
The Last Days of New Paris est un sacré coup d´éclat, fruit de l´imagination
prodigieuse de China Miéville. C´est ce que l´on pourrait dénommer une
uchronie. Le terme uchronie est un néologisme inventé au XIXème siècle par le
philosophe français Charles Renouvier s´inspirant dans sa construction du mot
«utopie» (créé par Thomas More en 1516) et
juxtaposant au préfixe de négation le terme désignant le temps (chronos)
à la place de celui du lieu (topos). Pour Renouvier, il s´agit donc d´une
utopie dans l´Histoire, c´est-à-dire l´Histoire telle qu´elle aurait pu être.
Dans l´univers anglo-saxon, on parle plutôt d´«alternate history» (histoire
alternative) ou «alternate world» («monde alternatif). Si parfois un écrivain peut exprimer à travers
sa fiction uchronique son désir que l´histoire se fût déroulée autrement, ou
qu´elle se fût produite tel qu´il la décrit, souvent l´intrique n´est que le
fruit de l´imagination de l´auteur par pure délectation ou n´est simplement qu´une
manière de mettre en relief la complexité du monde ou de démontrer que
quelquefois l´évolution de l´histoire se joue dans les détails.
Dans The Last Days of New Paris, China Miéville pond une fiction à vrai
dire surréaliste d´autant plus qu´il y est littéralement question du mouvement
surréaliste français. Vous êtes –vous déjà demandé, par pur exercice hypothétique,
ce qui se serait produit si en 1945 les Alliés n´avaient pas gagné la seconde
guerre mondiale ? Si la ville de Paris était toujours occupée en
1950 ? Et que diriez –vous si l´on vous apprenait que la Résistance serait menée par les
Surréalistes ? Or, c´est bel et bien le sujet de l´intrigue ourdie avec
brio par China Miéville.
À vraie dire, cette fiction est une histoire sur une seule ville ou sur
deux villes selon la perspective. Ceci n´est pas à proprement parler nouveau
chez Miéville puisque l´auteur à chaque fiction fragmente les grandes villes
mais en concomitance les anthropomorphise, comme nous l´avions déjà constaté
dans des livres précédents comme The city and the city (2009 ; traduction
française de 2011 chez Fleuve Noir) et Embassytown (2011; traduction
française : Légationville, 2015, Fleuve éditions). On peut retrouver dans
The Last Days of New Paris deux intrigues qui soit se rejoignent soit
s´autonomisent. Nous sommes témoins en tant que lecteurs de deux moments
historiques différents où nous côtoyons des personnages historiques mais aussi
des personnages tout à fait fictionnels.
En 1941, nous sommes dans le vieux Paris au moment où la France subit
l´Occupation militaire nazie et où une partie du pays est dirigé par le
gouvernement collaborationniste qui siège à Vichy. Dans ce Paris fictif de
China Miéville, le gouvernement de Vichy existe aussi mais il est aidé par des
démons qui sont le fruit des recherches paranormales des forces nazies. Il y a
en plus un antipape, symbole de la collaboration vichyste et de la trahison. Par
contre, à Marseille, Jack Parsons, un jeune ingénieur américain disciple
d´Alistair Crowley, connaît André Breton, un des fondateurs du mouvement
surréaliste et conçoit le projet de se saisir d´un objet magique, l´enfermer
dans une boîte et l´emporter à Prague pour l´élever sous forme de golem et ainsi
attaquer le Reich. Cependant, à Paris, l´explosion de la bombe S au café Les
Deux Magots provoque à son tour la profusion de figures on ne peut plus
abracadabrantes. Les inventions de l´art surréaliste deviennent des chimères
vivantes. Cette irréalité mouvante peuplée de figures abstraites se fond dans
le paysage urbain réel emportant tout sur son passage, déclenchant ainsi un
véritable chaos. Impuissant face à cette déferlante, Hitler n´a d´autre choix
que de faire enfermer la ville la réduisant à un no man´s land où la véritable
révolution plutôt que par la vraie Résistance, celle qui comprenait les
communistes, socialistes, gaullistes et tous ceux qui s´insurgeaient contre les
nazis et contre les vichystes, est menée par «La
Main à Plume», la résistance surréaliste. En effet, seul un mouvement comme
le Surréalisme-qui a fait parler de lui
dès 1924 avec le premier Manifeste d´André Breton-, se servant dans ses
procédés créatifs de toutes les forces
psychiques (automatisme, rêves, inconscient) libérées du contrôle de la
raison, était à même de mener une révolution contre la monstruosité hitlérienne
dont les codes et la philosophie défiaient tout ce que la raison avait conçu
jusqu´à cette époque-là. Il fallait donc, peut-être dussé-je ajouter, une
grille d´interprétation surréaliste pour combattre l´industrie du mal enfantée
par l´ imagination perverse des esprits nazis.
En 1950, néanmoins, la guerre continue. «La Main à Plume» est exsangue.
Thibaut, un de ses combattants -communiste comme bon nombre de surréalistes à
l´époque-, a perdu toute son unité dans une bataille de magie et de mitrailles.
En même temps, le bruit court que l´évêque pronazi de Paris, un apostat
catholique, a réussi un pacte avec l´enfer afin de libérer des diables alliés
du Troisième Reich dans la ville. Entre-temps, Thibaut connaît Sam, une
photographe américaine furtive qui a pu esquiver la quarantaine et
photographier la réalité ambulante de la ville pour en écrire un livre illustré
intitulé Les Derniers Jours du Nouveau Paris. Un autre personnage plane sur
l´histoire, comme s´il s´agissait d´un grand animal à la dérive en rêve, un
cadavre exquis, une mosaïque à la taille démesurée, un objet symbolisant le
poème -jeu que les vrais surréalistes ont inventé en 1925. Paris est une ville
défigurée où les peintures, les sculptures, les poèmes se superposent à chaque
coin de rue dans une véritable orgie surréaliste.
Lors de la parution de cette novella, on pouvait lire dans le prestigieux
Times Literary Supplement : « Si quelqu´un devrait écrire une suite des
Villes Invisibles d´Italo Calvino, catalogue merveilleux de lieux invisibles,
peut-être China Miéville serait –il l´homme qu´il fallait pour mener cette
tâche…Miéville a toujours eu le doigté pour enfanter des visions mystérieuses.
Voilà encore une fois en ébullition son imagination infinie».
Si d´aucuns peuvent penser de prime abord que dans cette fiction China
Miéville s´est livré à un simple
divertissement, ils doivent se détromper. D´après lui, il n´y a pas
d´esthétique sans éthique. Ses fictions
nous dérangent, nous stupéfient, bousculent des idées reçues et configurent un
véritable antidote contre toute littérature conventionnelle. Elles nous
interpellent à chaque page et lancent un véritable défi à notre imagination.
Chez China Miéville, on regarde la réalité urbaine à travers un miroir déformant
qui interroge notre pensée pour mettre ainsi en exergue les structures de
pouvoir et de domination.
Lire China Miéville c´est plonger dans des mondes prétendument irréels,
mais peut-être paradoxalement plus proches de la réalité que vous ne le croyez…
China Miéville, The Last Days of New Paris, Picador, 2016 (encore inédit en
français).
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