Marinetti, le
monoplan et le pape.
Le 20 février 1909,
le quotidien parisien Le Figaro publiait à la Une un texte on ne peut plus
atypique qui était de nature à déboussoler ses lecteurs les plus conformistes.
Il s´intitulait «Manifeste du Futurisme», une apologie de la violence mécanique
et virile, rédigé par l´écrivain, juriste et artiste italien Filippo-Tommaso
Marinetti, né le 22 décembre 1876 à Alexandrie en Egypte (1), élevé chez les
jésuites et épris de culture française, ayant étudié à Paris et écrivant
surtout en français.
Que proposait en
fait ce manifeste? Entre autres choses, l´amour du danger, de l´énergie,
la beauté de la lutte, de la vitesse et de l´automobile («Une automobile
rugissante, qui a l’air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire
de Samothrace»); une poésie du courage, de l´audace et de la
révolte; une littérature anticonformiste prônant «l´insomnie fiévreuse, le pas gymnastique, le saut périlleux, la gifle et le coup de poing» ;
la glorification de la guerre («seule hygiène au monde») du militarisme, du
patriotisme, du geste destructeur des anarchistes, des belles Idées qui tuent,
et du mépris de la femme ; la démolition des musées, des bibliothèques et
le combat contre le moralisme, le féminisme et toutes les lâchetés
opportunistes et utilitaires. Enfin, le dernier des onze principes propose ce
qui suit : «Nous chanterons les grandes foules agitées par le travail, le
plaisir ou la révolte ; les ressacs multicolores et
polyphoniques des révolutions dans les capitales modernes ; la vibration nocturne des arsenaux et des chantiers sous leurs violentes
lunes électriques ; les gares gloutonnes avaleuses de serpents qui fument ; les usines suspendues aux nuages par les ficelles de leurs fumées ; les ponts aux bonds de gymnastes lancés sur la coutellerie diabolique des
fleuves ensoleillés ; les paquebots aventureux
flairant l’horizon ; les locomotives au grand
poitrail, qui piaffent sur les rails, tels d’énormes chevaux d’acier bridés de
longs tuyaux, et le vol glissant des aéroplanes, dont l’hélice a des
claquements de drapeau et des applaudissements de foule enthousiaste».
Ce geste destructeur du futurisme
qui a configuré, en quelque sorte, l´acte de naissance des avant-gardes
artistiques du vingtième siècle contenait déjà en germe, d´ une manière encore
floue, voire contradictoire, quelques préceptes qu´épouseraient plus tard le
fascisme. Ceci dit, il serait à tout le moins abusif d´assimiler
automatiquement futurisme et fascisme. On était d´ailleurs en 1909, avant donc
la première guerre mondiale, à un moment où le fascisme tel qu´il a été conçu
ou interprété dans les années vingt notamment par Mussolini n´était pas encore,
bien entendu, à l´ordre du jour. À l´époque de la parution du Manifeste, les
futuristes et Marinetti en particulier avaient d´autres chats à fouetter.
Toujours en 1909, Marinetti annonçait son premier Manifeste Politique où il
déclarait : «Nous, futuristes, appelons tous les jeunes génies d´Italie à
une lutte à outrance contre les candidats qui pactisent avec les vieux et les
prêtres». Ce manifeste fut rendu public aux alentours du mois de mars, donc peu
après «Le Manifeste Futuriste». Toujours au mois de mars, il se rendait à
Trieste, alors un grand port autrichien, pour y lire son «Discours aux Triestins»
où il proclamait : «En politique, nous sommes aussi loin du socialisme
internationaliste et antipatriotique-exaltation ignoble des droits du ventre-
que du conservatisme peureux et clérical».
En 1910, il fondait le Parti National Italien et le 11 octobre 1913, il publiait, à l´occasion
des élections, le Programme Politique Futuriste cosigné par Boccioni, Carrà et
Russolo.
De Filippo Tommaso Marinetti, on
sait que la postérité a surtout retenu son «Manifeste Futuriste», aussi bien que
ses frasques, ses anathèmes iconoclastes, ses proclamations où il voulait faire
table rase du passé, ses appels à la guerre contre l´Autriche, son irrédentisme
italien. Elle a par contre rangé au tiroir des oubliettes un livre fort
intéressant, écrit directement en français, que Marinetti a publié en 1912 et
qui ne fut jamais réédité jusqu´en septembre 2017. On ne peut que saluer les
Presses Universitaires de Paris Nanterre pour nous l´avoir retiré des limbes.
Il s´agit du roman politique (onze chapitres) en vers libres Le Monoplan du
Pape. Nationaliste et belliciste, il s´agit de l´histoire d´un pilote d´avion
(Marinetti lui-même) qui, mandaté par son père l´Etna, file vers Rome, capture
le Saint Pontife, le suspend à son monoplan et prêche sa guerre dans le ciel
d´Italie avant de s´inviter à la grande boucherie de la bataille moderne.
Cette édition est agrémentée des dessins de Fredde Rotbart et d´une
excellente préface, sous forme d´étude critique, intitulée «L´homme en feu»
sous la plume de Jean Demerliac. Ce travailleur indépendant qui a publié des
œuvres sur Melville et Jules Verne, nous rappelle que Marinetti, sur la
question de la guerre, est redevable des idées de Georges Sorel exprimées dans
son essai Réflexions sur la violence. Après avoir pris ses distances d´avec
l´anarchisme institutionnel et syndicalisé dès 1909, Marinetti s´est cherché
une voie alternative où il pût donner libre cours à son argumentaire.
L´anarchisme et le fascisme quoique dissemblables dans l´ idéologie et les
objectifs – et aussi quant au principe d´autorité, essentiel chez les fascistes
et négligeable chez les anarchistes- se rejoignaient néanmoins dans l´antiparlementarisme.
Par contre, quant à la guerre, si les anarchistes et les socialistes ne la
concevaient pas comme instrument d´opposition à la bourgeoisie, tel n´était pas
le cas de Georges Sorel qui, selon les paroles de Jean Demerliac, ne dédaignait pas l´expédient d´une bonne guerre pour
secouer la bourgeoisie et arrêter son processus d´«abrutissement». Pour lui,
«une grève générale (pouvait) très bien devenir une bataille napoléonienne».
Première édition de 1912 |
Jean Demerliac signale qu´il est
des formulations assez voisines de celles de Sorel dans Le monoplan du pape.
Pourtant, les deux pensées divergent en des points essentiels tant et si bien
que Sorel était resté fidèle au marxisme. Certes, il s´en démarquait un peu
dans la mesure où il estimait que la lutte prolétarienne ne devait pas mener à
l´abolition des différences de classe et à la paix, mais à « reconsolider la
division en classes» et perpétuer ainsi une lutte qui- nous signale encore Jean
Demerliac-, à ses yeux et en bon lecteur
de Nietzsche qu´il était, était non seulement bonne, mais éternelle et
civilisationnelle. Jean Demerliac est on ne peut plus clair quant à ce qui
sépare Marinetti dans Le monoplan du pape de Georges Sorel : «Chez Sorel,
la guerre n´est bonne qu´à «rendre à la bourgeoisie quelque chose de son
énergie», à la différence de la violence prolétarienne qui, elle et elle seule,
est «une chose très belle et très héroïque» (in Réflexions sur la violence).
C´est l´inverse que l´on observe dans Le Monoplan du Pape où la guerre
nationale est héroïsée et magnifiée, sur le dos en quelque sorte de la lutte
des classes. On remarque d´ailleurs que l´aviateur adresse toutes ses
mercuriales aux politiciens et aux syndicalistes devant des foules de
déclassés qu´il prend à parti. Son arme
idéologique favorite n´est pas la promesse de lendemains qui chantent, mais au
contraire le «dégoût du lait des promesses». On le voit très bien dans le chant
des «Syndicats pacifistes», quand l´aviateur invective les orateurs
syndicalistes devant une foule
silencieuse de miséreux, un véritable parti de damnés de la terre, mais que, de
manière insolite, Marinetti a préféré représenter sous les traits de
«chiffonniers mal nourris avec des arlequins, incessamment colonisés par la
vermine» dans un tableau digne de Jules Vallès. Quel intérêt peut bien revêtir
une grève générale pour ces gueux, ces ramasseurs de mégots vêtus de
haillons ? Que leur ont apporté les luttes du mouvement ouvrier et que
peuvent-ils donc bien attendre ? »
Livre politique, Le Monoplan du
Pape est avant tout une œuvre expérimentale où le langage choisi, la poésie,
est la concrétisation du message futuriste que Marinetti a renchéri en décembre
1909 dans sa «Préface futuriste» à Revolverate de Gian Pietro Lucini : une
poésie libre, affranchie de tous les liens traditionnels, rythmée à la
symphonie des discours politiques en plein air, à la musique des usines, des
automobiles, des aéroplanes dans le ciel. C´était, selon Marinetti, «l´unique
affaire digne d´enflammer la génération succédant à celle qui fit la Patrie sur
les campagnes du sang» (c´est-à-dire, la génération qui a lutté pour
l´unification de l´Italie). Pour Jean Demerliac, c´était le signe, toutes
proportions gardées et avec des nuances, d´un retour à la poésie politique de
Victor Hugo «à cette différence que le roman aspire à une synthèse qui n´a
guère d´équivalent, ni chez Hugo, ni dans les manifestes. Les «tableaux de
bataille» sont non seulement dynamiques, mais transfigurés et synthétisés par
la perspective aérienne».
Dédicacé à «Trieste, notre belle poudrière»,
ce roman en vers libres commence par un chapitre intitulé «En volant sur le
cœur de l´Italie» où l´on peut parfois humer des relents rimbaldiens notamment
dans les vers «Enfin je fais escale dans les golfes pourprés/ de ce grand
continent aérien (en fait, c´était Rimbaud qui parlait des «Golfes d´ombre» et
des «pourpres» dans Voyelles), mais aussi des imprécations contre Rome, symbole
du pouvoir politique et du pouvoir ecclésiastique : «Mais quel est ce
relent écoeurant de caveau ?/ j´ai
peine à lire et je me penche, le nez sur ma boussole/ Cette molle puanteur
tombale c´est Rome/ma capitale !Ah !bah !Taupinière
géante/monceau de paperasses grignotées lentement/ par des milliers de rats et
de tarets…/Coupoles !Ventres gonflés de colosses flottants/dans les
vapeurs violettes du soir !je les vois presque tous percés d´un clocher
d´or/poignard droit vibrant encore dans sa blessure sonore/sur le funèbre
maçonnement des ténèbres !...».
Un peu plus loin, il est beaucoup
question de la lune : «la lune a beau vous caresser en vous narguant/de
ses longs persiflages de lumière…/la lune a beau montrer le coude reluisant/de
son rayon lascif, pour découvrir/la nudité dormante et respirante des
fleuves…/Ô lune triste, somnolente et passéiste/que veux-tu que je fasse de ces
flaques de déluge ?». Cette omniprésence de la lune-que l´on voit en
d´autres chapitres du roman- traduit son obsession en tant que thème futuriste.
Comme on nous l´explique en note de bas de page, l´introduction de la lumière
artificielle signifiait pour les futuristes la mise à mort de la lune, icône du
romantisme et du symbolisme. Ce thème important du futurisme a trouvé son
illustration picturale dans La Lampe à arc, huile sur toile de Giacomo Balla.
Dans la voracité futuriste de
tout bousculer, de tout refaire, de tout reconstruire sous de nouvelles
perspectives, on tombe dans ce livre sur des volcans, de tonnantes statues, des
abîmes, des montagnes, des trains, des musées, les réservoirs du romantisme,
des femmes, des tapettes, des charognes, des moucherons politiciens ou les
syndicats pacifistes. Pourtant, le but de cette longue imprécation, outre la
capture du pape, c´est la «dévaticanisation» réelle aussi bien que celle des
esprits. Le Vatican vu comme un laboratoire de catastrophe générale (2) :
«Ô Vatican, tes prêtres musiciens/peuvent bien entr´ouvrir la grande écluse/des
orgues pleines de terreur et d´amertume irréparable/pour que la cataracte
inondante de leurs sons/en pleurs me couvre et me submerge/loque
misérable !...»Et ensuite : «Ô grandes orgues catholiques/ enflez,
enflez la délirante marée de nostalgie/dont vous voulez noyer notre fiévreuse
humanité/pour qu´elle y flotte, innombrable cadavre/à la dérive, vers le néant
des paradis !»
Roman politique, certes, Le
Monoplan du Pape est pourtant essentiellement une œuvre qui vaut pour le côté
fortement expressif des images qu´elle renferme. Comme l´écrit Jean Demerliac
dans la préface citée plus haut : «Comme celles de Maistre (3), les images
de Marinetti cherchent avant tout à choquer et à ébranler les convictions du
lecteur et du monde social. Elles sont performatives et on ne saurait
facilement les enfermer dans une idéologie spécifique (4). Paradoxalement, ce
sont elles qui sauvent Le Monoplan du Pape d´une réduction à une pensée cocardière
ou fasciste. Certes, elles nous permettent encore d´assigner ce roman politique
à l´anarchisme et à une «propagande par le fait», mais elles nous renvoient
plutôt à une performance dont, sous l´évidence de messages nationalistes,
irrédentistes et fascistes avant la lettre, la signification politique demeure
finalement assez indéchiffrable».
Quoi qu´il en soit, Le Monoplan
du Pape(5), indépendamment du message qui le sous-tend, est un livre
révolutionnaire et anticonformiste. Au bout du compte, le but de la littérature
n´est-il pas aussi celui de bousculer les consciences et de provoquer
l´indignation ?
(1) Marinetti est mort à Bellagio(Italie)
le 2 décembre 1944.
(2)J´emprunte le titre d´un essai de Maurice G.Dantec (1959-2016) :
Laboratoire de catastrophe générale-Le théâtre des opérations 2, journal
métaphysique et polémique 2000-2001(éditions Gallimard, 2001).
(3)Joseph de Maistre (1753-1821), comte, homme politique, magistrat et
écrivain français, considéré comme un des représentants les plus emblématiques
de la pensée contre-révolutionnaire.
(4) Jean Demerliac cite en bas de page l´essai de Ivan Jaffrin «Joseph de
Maistre face à l´usurpation de la Souveraineté : la performance d´une
indignation», in Dix-huitième siècle 1/2008(nº 40), p. 561-578.
(5)Le moment de l´écriture et de la parution du Monoplan du pape, le pape qui officiait était Pie X. Une simple curiosité puisque Marinetti visait essentiellement le pape en tant que symbole.
(5)Le moment de l´écriture et de la parution du Monoplan du pape, le pape qui officiait était Pie X. Une simple curiosité puisque Marinetti visait essentiellement le pape en tant que symbole.
Filippo Tommaso
Marinetti, Le Monoplan du Pape, roman en vers libres, texte présenté par Jean
Demerliac, illustré par Fredde Rotbart, éditions des Presses Universitaires de Paris-Nanterre,
Paris, septembre 2017.
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