La légende
Salinger.
Nous ignorons toujours comment se développe la légende autour d´un
écrivain. Si l´écrivain est par nature un être solitaire, s´il interprète
souvent le désarroi devant un monde conformiste, il s´avère qu´il y a des
écrivains qui ne sont pas aussi chatouilleux et qui ne rechignent point à
occuper le devant de la scène et à accorder à la presse avec un visible
enthousiasme toutes les interviews qu´on veuille bien leur solliciter, ils en
font même leurs choux gras. D´autres,
par contre, semblent en faire fi de ces entretiens plutôt mondains, en jouant
d´ordinaire à cache-cache avec la presse. Néanmoins, on se demande parfois si,
en donnant l´impression de mener une vie plutôt discrète, ces écrivains –là ne
veulent pas au bout du compte attirer eux aussi, d´une manière indirecte,
l´attention sur leurs écrits et pousser la presse à créer une légende autour de
leur personnalité et de leur œuvre. À vrai dire, dans la plupart des cas on ne
le saura jamais. Chaque écrivain a le droit de gérer (on de ne pas gérer) sa
carrière-si tant est qu´il s´agisse d´une carrière- comme bon lui semble.
Une des légendes les plus répandues dans le monde littéraire du vingtième
siècle est celle concernant l´écrivain américain Jerome David Salinger, plus
connu sous le nom abrégé de J.D.Salinger, l´auteur du brillant-et l´on dirait
mythique- roman The Catcher in the Rye, traduit en français sous le titre
L´Attrape-Cœurs, publié en 1951, par l´éditeur Little Brown and Company, mais dont
le protagoniste Holden Caufield avait déjà fait son apparition dans une
nouvelle, «Slight Rebellion of Madison», publiée précédemment dans le prestigieux
magazine The New Yorker. Le roman, malgré la contestation de certains milieux
américains plus puritains et susceptibles-le livre fut même un temps placé sur
la «Banned book list» (liste des livres bannis ou censurés)-, fut un pavé dans
la mare pour son langage (parfois cru et populaire), pour son humour ironique,
son atmosphère déprimante et pour le succès du personnage Holden Caulfield, un
adolescent en pleine crise. Le roman a vendu plus de soixante millions
d´exemplaires dès la date de sa parution jusqu´à ce jour. Il s´agit donc d´un
coup d´éclat qui a poussé l´auteur à publier davantage dans les années
suivantes : en 1953, le recueil de nouvelles Nine Stories (Nouvelles en
français) ; en 1961 le roman Franny and Zooey (Franny et Zooey) ; en
1963, un autre recueil de nouvelles Raise High the Roof Beam, Carpenters
(Dressez haut la poutre maîtresse, charpentiers). Ces parutions n´étaient
pourtant pas synonymes d´une engouement débordant vis-à-vis de sa carrière
littéraire. Il s´est de plus en plus renfermé sur lui-même et dès 1965, année
où il a publié dans le magazine The New Yorker, la nouvelle épistolaire Hapworth
16,1924, ce fut un silence quasiment sépulcral jusqu´à sa mort physique le 27
janvier 2010 dans le New Hampshire.
Cette année, on signale le centenaire de sa naissance. J.D.Salinger est né,
en effet, le 1er janvier 1919,
à New York, d´un père juif polonais et d´une mère catholique irlandaise,
quoiqu´il eût pensé jusqu´à la fin de son adolescence que sa mère était
également juive. Il a fréquenté l´Académie militaire Valley Forge, en
Pennsylvanie, qui lui a plus tard servi de modèle pour le collège Pencey Prep dans L´Attrape-Cœurs. Salinger
fut, à en croire les chroniques, un piètre étudiant ayant échoué dans des
examens de différentes écoles. En 1939, à l´âge de vingt ans, il a fait
toutefois une rencontre qui allait peut-être se révéler décisive dans sa vie.
En suivant des cours d´écriture à l´Université Columbia, il a connu Whit
Burnett, professeur et éditeur de Story Magazine qui a déniché un certain
talent de conteur chez le jeune Salinger. Dans le numéro de mars-avril dudit
magazine, Bernett a fait paraître la première nouvelle de J.D.Salinger, The
Young Folks (Les Jeunes Gars). Cette nouvelle retrace la vie de plusieurs
jeunes adultes égoïstes un peu à la dérive. Salinger et Bernett ont tenu une
correspondance pendant de nombreuses années, interrompue en raison d´un
différend autour d´un projet de recueil de nouvelles également nommé The Young
Folks. Cette brouille a étalé au grand jour la nature un tant soit peu
atrabilaire de Salinger qui aurait du mal non seulement à supporter les
critiques adressées à ses écrits, mais aussi à être contredit sous quelque
prétexte que ce fût, comme en a témoigné sa relation assez compliquée avec son
propre père. Quoi qu´il en soit, ses premières expériences littéraires dans
Story Magazine l´ont amené à penser qu´une carrière littéraire était on ne peut
plus concevable. En fait, la littérature serait un moyen de donner libre cours à la révolte et à l´anticonformisme qui
bouillait en lui.
Entre 1942 et 1945, Salinger a vécu intensément une nouvelle expérience,
celle de la guerre avec sa participation dans la seconde guerre mondiale où il
a intégré la 4ème division d´infanterie américaine. Il a fait partie
d´un groupe de tout premiers soldats à pénétrer dans les camps de concentration
libérés et, à la fin de la guerre, il fut hospitalisé pour soigner un stress
post –traumatique. Pendant ce temps, il n´a pas cessé de publier des nouvelles
dans des magazines comme Collier´s ou le Saturday Evening Post. Enfin, à la fin
des années quarante, il a commencé à faire parler de lui en collaborant dans le
magazine The New Yorker. La parution de sa nouvelle «A perfect day for bananafish»
(«Un jour rêvé pour le poisson banane») lui a valu des commentaires fort élogieux
de la critique qui l´a tenue pour l´une des plus populaires que le prestigieux
magazine new-yorkais eût jamais publiées.
Enfin, en 1951, comme on l´a vu plus haut, l´ouragan The Catcher in the Rye
(L´Attrape-Cœurs) a tout balayé sur son passage. Se servant apparemment
d´éléments autobiographiques- ce qu´il n´a pourtant jamais confirmé- Salinger a
composé avec Holden Cauldfield, un jeune de seize ans, un des personnages les plus mythiques de la
littérature américaine du vingtième siècle. Sa liberté de ton et les thèmes
abordés- dont la prostitution, l´obsession de la sexualité ou le décrochage
scolaire- ont choqué plus d´un, mais ont, par contre, créé une indiscutable
empathie avec nombre de jeunes adolescents. Le style est parlé, plein de tics
de langage, des tournures familières et vulgaires avec un peu d´argot américain (american
slang), drôle, d´un humour décalé, un véritable défi pour un traducteur, ce qui
explique qu´en France les deux
traductions existantes n´aient pas fait l´unanimité –le font-elles jamais au
fait ?-, la première (de Jean-Baptiste Rossi, alias Sébastien Japrisot, en
1953) plus fidèle à l´esprit du livre par sa tonalité juvénile, la seconde
(celle d´Annie Saumont en 1986), plus respectueuse de la forme.
On ne sait pas à vrai dire à qui Holden Caulfield s´ adresse dans
L´Attrape-Cœurs. Cette interpellation étonnante, ce «vous» qui s´adresse
apparemment au lecteur est direct et sans fioritures. Pourtant, au fur et à
mesure que l´on avance dans le livre, on s´aperçoit que ce «vous» est
quelqu´un assez mystérieux, un expédient
dont l´auteur se sert de façon à créer un effet de suspense. Le lecteur devine
que la réponse ne sera fournie qu´à la fin du roman. C´est en quelque sorte la chronique d´un
désastre annoncé, du naufrage d´un adolescent. C´est peut-être également un
pied de nez à une Amérique bigote et conservatrice.
Les livres suivants n´ont pas atteint la notoriété de L´Attrape –Cœurs,
mais les personnages témoignent du même malaise et du même désarroi entrevus
dans ce coup d´éclat. Les thèmes ne varient pas beaucoup et à partir de juin
1965, date de la parution da la nouvelle citée plus haut, il a cessé de
publier, vivant reclus à Cornish, dans le New Hampshire. Néanmoins, il n´a
jamais vraiment vécu caché des regards du monde. Même s´il n´accordait pas
d´interview, on n´ignorait pas où il habitait, ni certains détails de sa vie
familiale. Il ne s´agissait donc pas à proprement parler d´une situation
similaire à celle de Thomas Pynchon, un autre écrivain américain mystérieux
dont on connaît très peu de photos. À en
croire certaines rumeurs, il aurait eu l´intention de publier de nouveaux
écrits dans les années soixante-dix, mais il se serait ravisé. Le magazine
Newsweek a rapporté en 1978 qu´il aurait affirmé, lors d´un banquet en
l´honneur de l´un de ses amis de l´armée, qu´il venait de terminer un long
roman se déroulant pendant la seconde guerre mondiale, mais ce livre, n´a
jamais vu le jour de son vivant.
Salinger aurait écrit un jour qu´il avait la conviction assez subversive
qu´un écrivain devrait suivre son inclination, s´il voulait rester dans
l´anonymat et l´ombre. On peut spéculer sur les raisons qui ont poussé Salinger
à cesser de publier, mais, à vrai dire, on ne le saura peut-être jamais. Et
s´il ressentait tout simplement qu´il n´avait plus rien de nouveau à
dire ? Certes, il n´a jamais cessé d´écrire, mais était-il satisfait de ce
qu´il était en train de rédiger? Et si, au bout du compte, Salinger n´était
qu´un éternel adolescent qui voulait que la postérité ne retienne de lui que le
personnage mythique d´Holden Caulfield ?
On sait du moins qu´il était très chatouilleux sur sa vie privée et sur
l´intérêt porté à son œuvre. Lorsqu´il a appris que l´auteur anglais Ian
Hamilton avait l´intention de publier sa biographie en incluant des lettres
qu´il avait écrites à d´autres auteurs ainsi qu´à des amis il a intenté un
procès en justice pour empêcher la publication de l´ouvrage. La biographie a
fini par paraître avec le contenu des lettres paraphrasé. Le verdict de la cour
fut on ne peut plus éloquent : quelqu´un possède-t-il physiquement une
lettre, son contenu appartient toujours à celui qui l´a rédigée.
En l´absence d´interviews et de livres publiés, c´est la vie privée de
Salinger qui a fait jaser. L´écrivaine Joyce Maynard -qui eut une relation avec
Salinger alors qu´elle n´avait que dix-huit ans et lui cinquante-trois- a
raconté dans son autobiographie parue en 1998 At home in the world : a
memoir (Et devant moi, le monde) sa vie aux côtés de Salinger, en mettant
notamment en exergue son tempérament irascible et son goût prononcé pour les
jeunes filles. En 2000, ont éclaté au grand jour les tensions entre l´écrivain
et sa fille Margaret Ann (fille qu´il a eue avec sa deuxième épouse,
Claire Douglas) à la suite de la
parution du livre Dream Catcher : a memoir, où Margaret Ann a brossé un
portrait au vitriol de son père où elle l´a dépeint comme un être maniaque qui
n´avait que de rares rapports sexuels avec sa mère, contrôlant sa vie et
l´empêchant de rencontrer ses amis et ses connaissances. Salinger n´a rien fait
pour arrêter la publication mais n´a plus jamais adressé la parole à sa fille.
Par contre, il a toujours été en bons termes avec son fils, l´acteur Matt
Salinger.
C´est d´ailleurs Matt Salinger qui vient d´annoncer dans une interview
accordée au grand quotidien britannique The Guardian- neuf ans après la mort de
son père, survenue le 27 janvier 2010, à l´âge de 91 ans, des suites d´une
opération de sa hanche cassée en 2009- que des inédits de J.D.Salinger seront
publiés dans les prochaines années : «Mon père n´a pas cessé d´écrire, il
avait un bloc-notes près de chaque chaise, à la maison». Matt Salinger et la
veuve de son père Colleen O´Neill sont en train de rassembler tous les papiers
disponibles et ont l´intention de les faire paraître au plus tôt.
Cette annonce fait venir de l´eau à la bouche des admirateurs de J. D.
Salinger. Toujours est-il qu´il faut savoir en quel état se trouvent ces
inédits dont parle son fils. Sont-ils vraiment prêts ? Sont –ils terminés
ou inachevés ? Salinger les aura tous révisés ? Je ne suis pas contre
la publication d´inédits post- mortem, surtout quand il s´agit, comme dans le
cas de Salinger, d´un auteur qui n´a rien publié dans les quarante-cinq ans
précédant sa mort. Néanmoins, l´expérience nous dit que publier des inédits à
titre posthume n´est pas toujours synonyme de réussite. Bien au
contraire : cela se solde souvent par une énorme frustration des lecteurs
enthousiastes et risque même, en dernier lieu, de ternir l´image de l´écrivain.
Les exemples récents de L´original de
Laura de Vladimir Nabokov ou de certains inédits de Roberto Bolaño sont là pour
nous le prouver à satiété.
On va donc attendre la parution de ces inédits et, à la fin, on verra bien
si l´énigme J.D.Salinger finira par s´estomper ou, si, inversement, le mystère
se corsera encore davantage…
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