Vivre sous l´Occupation.
Pendant l´Occupation de l´Europe par les troupes hitlériennes, les
ressortissants des pays occupés n´ont pas tous réagi d´une manière courageuse
et héroïque. C´est très réconfortant, voire romantique, de considérer qu´il y
avait un résistant à chaque coin de rue, que les nazis étaient quotidiennement
victimes d´embuscades tendues par les vaillants peuples opprimés. Certes,
nombre d´entre eux ont sacrifié leur vie, ont lutté clandestinement contre les
occupants, ont été sauvagement torturés et n´ont pas livré leurs compagnons à l´ennemi. D´autres ont
caché ceux qui étaient pourchassées, fussent-ils des Juifs, des communistes,
des socialistes, des catholiques, bref des patriotes de toutes obédiences qui
ne supportaient pas de voir leur pays anéanti sous la botte nazie. Quoi qu´il
en soit, on n´ignore pas que si beaucoup de gens ont été passifs et n´ont pas
rechigné devant les exactions des forces hitlériennes, d´autres sont encore
allés plus loin en collaborant honteusement avec l´ennemi, flétrissant leur
propre honneur.
On connaît fort bien ce qui s´est passé en France sous l´égide du régime de
Vichy: la rafle de Vel d´Hiv, en étant -entre autres épisodes sanglants et
avilissants- une triste illustration. De
même, en ex-Yougoslavie avec les massacres perpétrés par les Oustachis croates à
l´encontre des Serbes, des Tziganes ou des Juifs, ou encore en Roumanie avec le
carnage des Juifs à Iasi, sans oublier, par exemple, le gouvernement pronazi de
Vidkun Quisling en Norvège, tristement soutenu par le grand écrivain Knut
Hamsun qui s´était vu décerner en 1920 le Prix Nobel de Littérature.
La Belgique a connu elle aussi son lot de collaborateurs. À l´issue de la
seconde guerre mondiale, 80.000 Belges environ ont été jugés coupables de
collaboration avec l´ennemi. Dès avant la guerre, Le Rex de León Degrelle et la
Ligue Nationale Flamande (en néerlandais Vlaams Nationaal Verbond ou VNV)
étaient des partis d´inspiration fasciste qui, pendant l´Occupation, ont
collaboré avec l´ennemi.
J´évoque la Belgique puisque les éditions Stock ont publié en début d´année
dans son excellente collection La Cosmopolite un très beau roman de l´écrivain
belge d´expression néerlandaise Jeroen Olyslaegers intitulé Trouble (Wil dans
l´édition originale). Dans la quatrième de couverture on nous donne un tuyau
sur le sujet du roman, illustré par la phrase «Anvers 1940». Il s´agit donc
d´une intrigue qui se déroule dans la deuxième ville belge –située en zone
flamande-, la ville de Rubens et de Van Dyck pendant l´Occupation, la ville qui
a connu un pogrom en 1941.
L´auteur, Jeroen Olyslaegers, est né en 1967 à Mortsel dans la province
d´Anvers. Il écrit des pièces de théâtre et des romans. Avec Trouble, il a
décroché deux importants prix en Belgique, le Fintro-le plus prestigieux des prix
littéraires décernés en Belgique- et le Ferdinand Bordewijk.
Le narrateur est le personnage principal Wilfried Wils qui dans sa
vieillesse, victime d´une fracture de la hanche, raconte son histoire, en guise
de mémoires, à un arrière petit-fils. Si plusieurs choses le tourmentent au
crépuscule de sa vie, comme les souvenirs de sa femme Yvette, déjà décédée, ou
de sa petite- fille Helde qui s´est suicidée rongée para la came, c´est la
période de la seconde guerre mondiale, et donc de l´Occupation, qui est
naturellement au cœur de l´intrigue.
Wils est un flic poète –qui a écrit, sous son nom de plume Angelo, un poème
intitulé «Confessions d´un comédien»-, tiraillé entre l´amitié avec son camarade
de métier Lode (qui deviendra d´ailleurs son beau-frère), un farouche
résistant, et Barbiche Teigneuse, son ancien professeur, anti -sémite et collaborationniste. Le personnage est
plein d´ambiguïtés, comme nombre de citoyens à l´époque à Anvers : «Chacun
pour soi. Nous pillions à la bouche de l´enfer, nous vivions des temps
tragiques et faisions comme si tout était normal» se souvient Wils qui devient « auxiliaire de police »
quand l’occupation allemande en Belgique s´est amorcée, en 1940, afin
d’échapper au travail obligatoire en Allemagne. Perçu comme un salaud, on ignore parfois de quel côté
il penche. D´autres ne se faisaient même pas de souci et vivaient leur vie
comme bon leur semblait. Sa tante Emma, sœur de sa mère, en est l´exemple
frappant : travaillant comme domestique chez des juifs cossus, elle finit
par devenir la maîtresse de Gregor, un officier nazi, elle qui avait déjà
fricoté avec un banquier divorcé dans les années vingt sous les yeux
bienveillants de ses parents (à la fin, elle nous réserve encore une surprise).
Les juifs étaient, cela va sans dire, une des cibles privilégiées des nazis
et par extension des collabos. Outre l´étoile jaune cousue sur leur veste dès
juin 1942, ils ont toujours été en proie au pire : l´humiliation,
l´ignominie, les rafles et, à la fin, la déportation. La police belge, jouant
parfois le rôle de faire-valoir face aux autorités allemandes qui occupaient le
pays, agissait selon la conscience de chacun de ses agents. Les rafles sont
particulièrement violentes : «Des portes sont enfoncées à coups de pied.
Un père et une mère sont traînés au-dehors par des hommes du SD (Service de
police militaire). Derrière eux apparaissaient les enfants en pleurs et deux
vieux décrépits pouvant à peine marcher(…) Les gens hurlent et pleurent. Les
cris des enfants transpercent le vacarme. Certains sont tirés dans la rue par
les cheveux. Pendant ce temps-là, nous faisions toujours comme si nous
agissions en simples flics. Nous fermons les rues et assurons la surveillance
comme lors d´une compétition sportive. L´effet est grotesque (…) Certains se
laissent emmener comme des zombies, jouant un rôle passif en pyjama dans leur
propre cauchemar(…) Un homme vomit sur sa chaise tandis qu´il est traîné par
deux Feldgendarmes. Une femme court derrière une mère et ses deux enfants en
larmes avec un manteau supplémentaire. Huée par les Boches, elle reçoit une
paire de gifles lorsqu´elle s´oppose en poussant les hauts cris. Comme elle
refuse de céder, elle aussi est embarquée avec les juifs dans un camion. Le
regard qu´elle nous lance est lourd de signification».
Rongé par les problèmes de conscience qui taraudaient son esprit, Wils, qui
hésitait à prendre part aux rafles et aux lynchages, se sentait impuissant : «Une pensée me traverse
l´esprit comme un refrain lancinant : «Si ceci est possible, si tout ceci
est possible, si des gens en uniforme peuvent rouer de coups de pied des
enfants, assener à des femmes des coups de masse dans le visage, frapper des
hommes jusqu´à les estropier, pour les pousser vers un camion de déménagement
arborant un nom bien de chez nous, un nom flamand…Si tout cela est possible…Nous
qui sommes là en tant que…quoi ? En tant qu´assistants dans un monde à
l´envers où le blanc devient noir, lors d´une nuit éclairée comme un jour
infernal, en tant qu´infirmiers prêtant main-forte à des médecins qui parlent
allemand et qui combattent en uniforme un virus humain à coups de poing, de
pied, de menaces et de vociférations, parmi les pleurs, les plaintes, la peur,
répandant sang, merde et vomi dans la rue…Si tout cela est possible, tout ne
devient –il pas possible ?Tout ne devient-il pas possible ?»
Dans ce roman, écrit dans une langue populaire mais lyrique, souvent drôle
-les Belges, contrairement aux Français, ont un sacré talent pour se moquer
d´eux-mêmes, tout à leur honneur !-, l´auteur brosse des portraits très
impressionnants sur des figures importantes dans l´intrigue comme les
personnages déjà cités Lode, le flic résistant qui cache le juif Chaim Lizke
dans un sous-sol, Barbiche Teigneuse, le professeur idéologue, ou encore
l´avocat Omer Verschueren.
Au moment de la parution de Trouble en Belgique et aux Pays-Bas, le
quotidien néerlandais De Volkskrant a écrit que ce roman était la preuve qu´il
était encore possible d´ajouter une œuvre majeure à l´écrasante quantité de
livres déjà écrits sur la guerre. En effet, ce roman ne se présente pas comme
un réquisitoire. Il met en exergue la vie des Belges sous les coups de boutoir
de la dure réalité quotidienne pendant l´Occupation où parfois on essayait tout
simplement de survivre. Comme partout, il y a eu des collabos, des résistants
et les autres qui ont vécu sous des équilibres instables et plongés dans une
permanente ambiguïté. À la fin de la guerre, on ne pouvait pas s´encombrer de
questions sur la responsabilité de tout un chacun pendant l´Occupation. D´ailleurs,
comment quelqu´un-pendant ou après la guerre- peut-il se racheter ? Par
l´art ? Par la mort ? Wils ébauche une réponse, mais ces
interrogations ne sauraient, à vrai dire, apporter de réponse: «…rien n´est
sacré, tout est mouvant et rien n´est jamais vrai. La mort fige la vie d´un
artiste, bien carré dans son œuvre désormais intouchable, ses penchants
aussitôt légendaires et ce que ses amis disent de lui. La mort épargne la
honte, les choix qu´on regrette ou pas. La mort est surtout avide de beauté lorsqu´elle
s´abat sur un jeune poète. Celui qui vit trop longtemps a de fortes chances de
finir aux yeux de tous comme un has been ou un salaud».
Dans un entretien accordé en mars à Virginie Bloch-Lainé pour le quotidien
français Libération, Jeroen Olyslaegers évoque la genèse de ce roman. Issu
d´une famille de petits –bourgeois intellectuels épris d´arts, il a eu un
grand-père engagé dans les Waffen –SS qui en parlait sans regrets. Il a fallu
plusieurs années pour qu´il reconnaisse finalement, peu avant sa mort, son
erreur colossale. Cette histoire familiale est en quelque sorte le point de
départ du roman, mais ce qui en a vraiment déclenché l´écriture ce fut une
rencontre avec l´historien Herman Van Goethem, de l´Université d´Anvers, qui
l´a invité à lire et à commenter avec des étudiants le témoignage d´un policier
sur la première rafle en ville, pendant la guerre, le 15 août 1942. Dans
ce témoignage, le policier raconte avoir
pénétré dans une maison dont toute la famille juive s´était suicidée. Or,
l´auteur s´est rendu compte que la maison était située dans la rue où il
habitait. En en parlant avec sa mère, il a appris qu´une de ses tantes était la
bonne de cette famille juive et après la tragédie elle y a habité avec son
amant, un officier SS…
Paru en janvier, Trouble est assurément un des meilleurs romans publiés en
France dans la rentrée d´hiver 2019 et Jeroen Olyslaegers décidément un
écrivain à suivre.
Jeroen Olyslaegers, Trouble,
traduit du néerlandais (Belgique) par Françoise Antoine, éditions Stock, Paris,
janvier 2019.
2 commentaires:
Obrigaste-me a ler tudo. Fantástico o teu texto, e fantástico deve ser o romance. A ler.
Obrigado pelo teu comentário, Manuel!
Abraço!
Fernando
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