Passeport pour «l´aventure
révolutionnaire comme castration».
«C´était au temps où, chassé de ce Parti auquel j´avais donné ma vie, je me
trouvais désert et comme déraciné…». Cette phrase, que l´on peut lire dans le
roman- ou recueil de nouvelles ?-Faux passeports, traduit ce que fut le
désarroi, l´angoisse et le désespoir des déçus du communisme. Il n´est jamais
d´ailleurs inutile de rappeler qu´en français on a le même mot pour le
participe passé du verbe «partir» et pour le nom exprimant l´association de
personnes possédant des idées politiques communes. Or, le verbe partir a
toujours fait bon ménage avec le parti communiste, en France, en Belgique, ou
ailleurs.
Le roman Faux passeports –dont la collection Espace Nord (Impressions
Nouvelles, Fédération Wallonie-Bruxelles) vient de faire paraître une nouvelle
édition- a remporté le prix Goncourt en 1937, au moment où en Union Soviétique
les procès de Moscou battaient leur plein. Il était signé Charles Plisnier, un
Belge, le premier écrivain ne possédant pas la nationalité française à obtenir
le prix le plus prestigieux des lettres françaises.
Né le 13 décembre 1896 à Ghlin, une commune intégrée plus tard dans la
ville de Mons, Charles Plisnier était d´origine ouvrière par sa mère –qui
travaillait dans une usine de confections – et bourgeoise par son père, un
intellectuel populaire. Inscrit en droit à l´Université Libre de Bruxelles, il
s´est fixé dans la capitale où il est devenu docteur en droit au barreau de la
Cour d´Appel. Si l´un de ses combats majeurs fut celui de la plume- le moyen
privilégié pour l´expression de ses idées, en écrivant d´abord des poèmes et un
essai Réformisme ou Révolution (1921)-, un autre combat l´a accaparé pendant
les années vingt : le communisme auquel il a adhéré avec un énorme
engouement. Admirateur de la révolution russe, il a participé à cette époque à
de divers congrès communistes en Belgique et à l´étranger. D´autre part, il a
beaucoup plaidé la cause des ouvriers dans des procès où il a naturellement
officié en tant qu´avocat. Néanmoins, convaincu de trotskisme, il fut exclu du
parti communiste belge lors du congrès d´Anvers en 1928 alors qu´il était
membre du Praesidium juridique international.
Déçu par le cours des événements, il n´a jamais cessé pour autant de mener
un combat pour la justice et le sort des opprimés. Il a rallié le Parti Ouvrier
Belge, de tendance socialiste ou social-démocrate et s´est ensuite converti au
catholicisme sans avoir renié ses convictions socialistes. Ce parcours un tant
soit peu hors norme a fait de Charles Plisnier, selon son neveu, le poète
Charles Bertin, «un hérétique pour la majorité de ses contemporains». Après la
seconde guerre mondiale, en 1945, il a participé au Congrès National Wallon où
il a défendu sans ambages le rattachisme ou réunionisme, courant irrédentiste
au sein du mouvement wallon qui prônait l´incorporation de la Wallonie dans le
territoire français. Néanmoins, à la fin de sa vie, si l´on en croit sa Lettre
Ouverte à ses concitoyens (publiée à titre posthume), il préconisait une
solution fédéraliste tant pour la Belgique que pour l´Europe. Il est décédé à
Bruxelles, à l´âge de 55 ans, le 17 juillet 1952.
Après l´expulsion du parti communiste, il a repris sa plume, mise en
quelque sorte sous le boisseau pendant les années enthousiastes de ses
engagements politiques. Il prenait l´écriture très au sérieux sans une once de
dilettantisme. Pour lui, écrire, de son propre aveu, n´était pas un jeu.
C´était, disait-il, le suicide d´un être qui se détruit pour s´accomplir. En
moins de six ans, il a publié onze titres, surtout des poèmes aux accents
quelque peu surréalistes. Pourtant, c´est dans le roman qu´il s´est
véritablement taillé un succès, d´abord avec Mariages, en 1936, puis avec Faux passeports
en 1937.
Si Faux passeports est présenté comme un roman, on peut s´interroger si
l´on n´est pas plutôt devant un recueil de nouvelles puisque le livre est
divisé en cinq histoires qui racontent le vécu de cinq personnages différents. Toujours
est-il que, selon la perspective, on peut le tenir pour un roman dans la mesure
où il y a un fil conducteur qui relie toutes les histoires : la lutte pour
l´idéal communiste, l´incapacité de mener à bout ce combat, et les contradictions
entre l´idéologie et l´aspiration individuelle des combattants et militants
communistes. En plus, quoique les histoires soient différentes elles semblent
des pièces d´un même puzzle racontées par un seul narrateur. Le narrateur peut
d´ailleurs être perçu comme le vrai personnage, dans l´ombre il est vrai (sauf
dans le dernier chapitre), de l´intrigue. Il évoque tous les personnages comme
des souvenirs de son expérience en tant que militant communiste. Le livre a
d´ailleurs un sous-titre éloquent : Souvenirs d´un agitateur.
Dans la première histoire, Maurer, le narrateur reçoit une visite d´une
bourgeoise espagnole, Pilar Guilhen y Arlaga, qu´il avait autrefois connue à
Genève, lors d´un congrès d´étudiants socialistes, une emmerdeuse qui déclarait
la guerre aux centristes, aux défaitistes, aux conciliateurs. Pilar lui demande
ses services en tant qu´avocat pour sortir de prison Santiago Maurer, un
anarcho-syndicaliste, son amant. Pilar avait tout sacrifié pour l´amour de
Maurer, mais bien qu´il l´aimât aussi, elle n´était rien d´autre, pour lui,
qu´une «parvenue de la misère» comme il y a de nouveaux riches. Comme l´a si
bien écrit le grand écrivain belge Pierre Mertens, dans la postface de l´œuvre
(un texte de 1991 repris pour cette édition) : «Sacré Plisnier ! En
1937, il nous décrit déjà l´aventure révolutionnaire comme castration». Dans un
roman où les femmes sont, en général, plus héroïques que les hommes, comme on
le constate aussi avec Carlotta dans la troisième histoire, l´exception semble
en être Ditka, l´héroïne de la deuxième histoire, non qu´elle manque de
courage, mais la mutilation physique dont elle fait l´objet et son destin
funèbre la placent dans le rôle de celles qui ont donné leur corps pour la
révolution. Si la quatrième histoire, «Corvelise», nous raconte l´aventure
édifiante d´un sosie qui pousse la ressemblance à son héros jusqu´à mourir à sa
place, la dernière- qui est aussi la plus longue – nous dépeint le terrible
sort d´un dirigeant communiste haut placé, Iégor, qui est victime des procès de
Moscou et du système qu´il a servi avec la ferveur ou -on dirait ironiquement
mais non sans raison- la foi du révolutionnaire. Le narrateur-qui sort plutôt
de l´ombre dans cette dernière histoire -, qui s´est souvent affronté à Iégor,
essaie à tout prix de le sauver en arguant qu´il déjeunait avec lui dans l´hôtel
Bristol à Salzbourg au moment où, d´après la confession d´Iégor lui-même,
celui-ci rencontrait Trotski à Oslo. Un rendez-vous où Trotski lui aurait
ordonné de déchaîner la terreur sur les maîtres de Moscou. Le narrateur clame à
la supercherie, à un coup monté, à des pièces à conviction fabriquées, mais le
seul témoin de leur déjeuner- auquel il
a rendu visite- le dément et lui affirme qu´il a dû rêver…C´est qu´un vrai
communiste se doit de tout sacrifier à l´intérêt du parti, s´il le faut en
avouant des crimes qu´il n´a pas commis. La clé de cette fidélité aveugle
d´Iégor au parti on l´avait déjà décelée avant son procès lorsqu´il avait
justifié devant le narrateur, la condamnation et l´exécution de
Korochenko : «Le parti n´est pas plus une maison que ne l´est l´Église. Il
y a les maisons du parti, comme il y a les maisons de l´Église. Comme l´Église,
le parti figure une communauté de chair et d´esprit. On appartient au parti
comme les cellules vivantes appartiennent au corps vivant. Lui appartenir,
est-ce assez dire ? Non, on le forme ; on est lui. Qu´il existe ainsi
un peu par vous interdit d´oublier une seconde, une fraction d´instant, qu´on
lui doit tout, tout, tout, exactement. La vie, camarade ? La vie, oui. Et
plus que la vie : la conscience qu´on a de la vie, l´idée qu´on se forme
de soi. Vous appelez cela la dignité de l´homme, l´honneur de l´âme ?
Soit. On doit cela au parti».
Pierre Mertens affirme, dans la postface citée plus haut, que ce récit est
un des tout premiers à décoder les mécanismes des procès de Moscou et le rituel
délétère des «aveux spontanés», des êtres revendiquant une abjection
imaginaire, une extravagance dans le sadomasochisme : «Il y aurait donc un
héroïsme qui consisterait à accepter pour soi-même l´iniquité absolue ? De
l´avoir cru, des milliers d´hommes se sont offerts au couteau au sacrificateur.
On se croirait transporté chez les Mayas ou des Aztèques livrés à un cérémonial
conjuratoire». Pierre Mertens attire
aussi l´attention sur l´anticipation remarquable que Charles Plisnier a su
entrevoir : «Mais cela se passe au vingtième siècle, sur un autel
contemporain, et un écrivain belge nous en parle dès 1937, à une époque où
l´Europe s´autorise l´aveuglement sur tous les périls qui la menacent…Chapeau
bas devant pareille «anticipation !»».
Si le communisme a pu survivre, en Urss et plus tard dans les pays de
l´Europe de l´Est c´est aussi, parmi beaucoup d´autres choses, par le maniement
de la langue de bois où les staliniens en particulier excellaient, comme nous
le rappelait Predrag Matvejevitch (1932-2017) en 1996 dans son essai Le monde
«ex» : «On pouvait reconnaître les staliniens à leur manière de parler et
de gesticuler(…)Sûre d´elle-même, la langue de bois semble rassurante. Elle
préfère le général au particulier, se soucie plus du quantitatif que du qualitatif.
Elle n´est nullement gênée par ses répétitions, qui l´aident à convaincre, par
ses accumulations, qui semblent la confirmer. Son vocabulaire est restreint, et
le jugement en est relatif. Ses métaphores sont élémentaires («les ingénieurs
des âmes») et des conclusions réductives. Cette langue ignore l´ironie. Elle
remplace cette dernière par la caricature. Elle substitue au reproche ou au
refus la menace ou la vitupération».
La question de l´ironie est assez pertinente. En effet, l´ironie fut un des
moyens dont certains se sont servis pour éluder la répression et la censure
dans les régimes totalitaires. Certes, d´ironie (et d´humour) il n´est point de
trace dans Faux passeports et Charles Plisnier ne vivait pas sous un régime
totalitaire, mais si je mentionne ici l´ironie c´est parce qu´elle est au cœur
de l´œuvre de l´écrivain franco-tchèque Milan Kundera. Or, en 2012,
Pierre-Étienne Vandamme, de l´Université Catholique de Louvain, a écrit un
essai fort intéressant dans La Revue Générale (nº 3 -148ème année)
intitulé «La modernité insoupçonnée de Charles Plisnier-relecture de Faux
passeports à la lumière de Milan Kundera».
Si, comme l´affirme Pierre-Étienne Vandamme, Kundera établit un lien entre
lyrisme, poésie et terreur, qui ne s’applique sans doute pas à la production
poétique de Plisnier, ses réflexions sur le roman apportent par contre un
éclairage nouveau sur ce qui, chez l´écrivain belge, est latent, non théorisé,
à savoir le pouvoir – voire la fonction – critique du roman, dont Faux
Passeports constitue un exemple paradigmatique. Selon Pierre-Étienne Vandamme,
le roman rechigne à livrer un message positif, une conclusion univoque et
stable. Cette incertitude, à en croire Milan Kundera, résulterait du rire du
romancier qui, ne prenant rien trop au sérieux, met tout en question, n’a pas
peur de dévaster le champ de nos illusions, de nos croyances, de nos
convictions. Le choix de l´ironie-écrit Kundera dans L´art du roman-se justifie
parce qu´il nous prive des certitudes en dévoilant le monde comme ambiguïté et
en témoignant de la légèreté de l´être. Pourtant, comme le souligne encore Pierre-Étienne
Vandamme : «Ce rire absolu, radicalement relativiste, du romancier
franco-tchèque, très fécond sur le plan de la critique et donc, à ses yeux, du
roman, s’avère intenable d’un point de vue éthique, où l’on ne peut manquer de
prendre certaines valeurs au sérieux. Or, si son retour de l’idéologie
communiste s’accompagne d’un soupçon radical porté sur la politique, il n’en va
pas de même pour Plisnier qui, lui, poursuit la lutte pour la justice, la
liberté, l’équité, la démocratie, autant de valeurs « sacralisées » et prises
au sérieux. C’est sur ce terrain que se joue l’opposition majeure entre ces
deux écrivains, incarnant les deux grandes postures intellectuelles radicales
qui traversent la modernité occidentale : l’universalisme et le relativisme,
positions qui, contrairement à ce qu’on est tenté de penser en première
analyse, ne s’épuisent pas dans leur antagonisme radical, mais se complètent
plutôt, étant toutes deux intenables isolées l’une de l’autre. »Plus loin,
l´universitaire belge ajoute quelques réflexions sur la figure et l´œuvre de
Charles Plisnier: «Sa conversion tardive au christianisme ne résulta nullement
d’une crainte du doute, d’un besoin de sécurité, d’un sursaut dogmatique. Il
s’agissait plutôt d’une nouvelle incarnation de cette foi critique qui
nourrissait son engagement pratique. Et c’est sans doute là que réside tout
l’intérêt que revêt encore l’œuvre de Plisnier : dans l’articulation périlleuse
de la pensée – donc du doute – et de l’action».
D´une incomparable modernité quatre-vingts ans après sa parution, Faux
passeports est le roman de la destruction d´une espérance collective, une
espérance qui a nourri, de par le monde, les rêves de milliers d´ouvriers et de
travailleurs exploités, une espérance qui s´est malheureusement effondrée dans
le sang et dans la terreur. De cette plaie, il en reste néanmoins le souvenir de
quelques hommes épris de justice et pétris d´humanisme qui, comme Charles
Plisnier, ont immortalisé de leur plume la mémoire de ceux qui ont cru aux
lendemains qui finalement n´ont pas chanté.
Charles Plisnier, Faux Passeports, postface de Pierre Mertens, collection
Espace Nord, Impressions Nouvelles, Fédération Wallonie-Bruxelles, septembre
2019.
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