L´esprit singulier
de Catherine Colomb.
L´écrivain, journaliste et enseignant suisse vaudois Jeanlouis
Cornuz(1922-2007), en évoquant en 1966, dans le numéro de printemps de la Revue
neuchâteloise, sa compatriote Catherine Colomb, décédée le 13 novembre
1965,soulignait on ne peut mieux la modernité et l´originalité indiscutables de
l´œuvre de cette écrivaine majeure des lettres suisses –et, il faut le dire,
sans aucune hésitation, de la littérature de langue française- à laquelle la
postérité semble vouloir accorder, ne serait-ce que timidement, la notoriété
qu´elle n´a pas eue de son vivant. Certes, au crépuscule de sa vie, elle a
atteint un certain succès, surtout après la parution de son roman Le temps des
anges chez Gallimard, en 1962, grâce aux efforts incessants de Jean Paulhan qui
lui vouait dès les premiers temps une admiration sans bornes. De toute façon,
un succès encore insuffisant étant donné la vraie dimension de son œuvre
romanesque, parmi les plus audacieuses et novatrices de sa génération. Pour en
revenir aux paroles de Jeanlouis Cornuz, elles illustrent le rôle d´avant-garde
que Catherine Colomb aurait eu d´une certaine manière devant le surgissement
quelques années plus tard du Nouveau Roman : «Et c´est ainsi que dès 1942,
Catherine Colomb a créé ce que nous goûtons sous «l´appellation contrôlée» de
nouveau roman. Dix ans avant Simon, avant Butor ou avant Cayrol. Seule, à petit
bruit, sans jamais écrire de «Voie pour le roman futur», ni condamner le roman
traditionnel».
Ce rôle de précurseur d´un important courant littéraire français ne fait
pas pour autant de Catherine Colomb à proprement parler une figure de proue de
ce courant-là parce que comme nous le rappelle si bien Daniel Maggetti
directeur de l´édition du volume Tout Catherine Colomb, les œuvres complètes de
l´écrivaine vaudoise que les éditions Zoé ont publiées en novembre dernier,
Catherine Colomb, puisant dans les lectures les plus diverses et coupée du monde
universitaire après son mariage, a pu se forger une œuvre originale : «Sa
position décalée vis-à-vis du monde littéraire et du contexte
intellectuel(…)fait qu´elle n´est soumise à aucun conditionnement lourd,
échappant aux modes comme à l´imitation. Avançant à l´écart des sentiers
battus, elle allie les références classiques aux trouvailles inactuelles et
fait s´alterner les textes consacrés et les potins de la chronique mondaine et
du Gotha. N´ayant personne à qui elle devrait faire allégeance, elle peut se
jouer des hiérarchies symboliques et des bienséances : ainsi, pour s´en
tenir au seul aspect lexical, peu d´œuvres de son temps osent recourir comme la
sienne au langage vaudois le plus terrien, et il n´y en a pas davantage qui se
lancent sans crier gare dans le métissage des idiomes européens(…) Le même
principe de circulation et de non-exclusivité des repères, parfois ludiques,
s´observe dans le réseau des renvois intertextuels, où sont convoquées des
gloires comme Goethe, Dickens, Lewis Carroll ou Anatole France, et des Vaudois
oubliés tels Juste Olivier ou Frédéric Monneron».
Applaudie par Gustave Roud, Philippe Jaccottet-«la plus belle œuvre
romanesque depuis Ramuz» a-t-il affirmé
un jour-, l´œuvre de Catherine Colomb, souvent comparée pour la recherche
formelle à celles de Virginia Woolf ou de Marcel Proust (1), est donc aujourd´hui reconnue en Suisse
romande -et un peu moins en France- comme l´une des plus singulières du
vingtième siècle, à la fois par sa
polyphonie, par son originalité stylistique, par son esthétique romanesque qui
allie d´ordinaire ironie et lyrisme.
En France, le critique Jean Paulhan compte, on l´a vu, parmi ceux qui ont
perçu dès ses premiers livres l´exceptionnel talent de l´écrivaine vaudoise. Il
a essayé de convaincre Gaston Gallimard que l´on était devant «une romancière
de génie». C´est par ces paroles qu´il s´exprime dans une lettre datée du 2
août 1951. Pourtant, le grand éditeur parisien, dans la meilleure tradition de
la frilosité littéraire française devant tout ce qui est nouveau, ne voulait
pas déroger aussi facilement aux canons qui faisaient la renommée de sa
prestigieuse maison d´édition. Il a donc fallu, comme je l´ai écrit plus haut,
attendre 1962 et le Temps des anges, son quatrième roman pour que Gallimard
ouvre ses portes à l´œuvre de Catherine Colomb. Mais qui était au fait cette
figure majeure des lettres suisses dont l´exigence, la hardiesse et, il est
vrai, l´hermétisme, ont forcé l´admiration et, en même temps, déboussolé pas
mal de lecteurs ?
Catherine Colomb est en effet le nom de plume de Marie-Louise Colomb, née
le 18 août 1892 au château de Saint-Prex, troisième enfant de Victor –Arnold
Colomb, qui avait interrompu des études de médecine après la mort de son père
et se consacrait à la gestion du domaine viticole familial, et de Jeanne Champ
–Renaud qui allait mourir en couches
avec sa fille Suzanne-Paulette à laquelle elle venait de donner naissance, cinq
ans plus tard. Après le décès de sa mère, Catherine Colomb fut accueillie à
Begnins dans sa famille maternelle. En 1910, après avoir obtenu son
baccalauréat à l´Ecole supérieure de jeunes filles à Lausanne, elle est partie
en Allemagne, ayant séjourné d´abord à Potsdam, puis à Weimar. Elle y a donné
des leçons de français, a peaufiné ses connaissances de la langue et de la
littérature allemandes, et a commencé à écrire des articles pour La Tribune de
Lausanne, journal auquel elle n´a cessé de collaborer, quoiqu´irrégulièrement,
jusqu´en 1920. En 1912, elle est rentrée en Suisse, mais l´année suivante
nouveau séjour à l´étranger, certes plus court que le précédent, mais tout
aussi enrichissant, surtout les mois passés en Angleterre où elle est descendue
chez Philip et Ottoline Morrell. Avec Mme Morrell, Catherine Colomb a entretenu
une correspondance régulière et amicale qui ne s´est achevée qu´avec la mort de
la dame anglaise en 1938. De retour à Lausanne, elle s´est brièvement arrêtée à
Paris-ville qui ne l´a pas vraiment impressionnée- pour revoir son cousin Paul
Ancrenaz qui s´y était établi. Cette année-là -1913-, elle s´est inscrite comme
étudiante régulière à la Faculté des Lettres de l´Université de Lausanne et la
Tribune de Lausanne a publié une de ses fictions, un conte, le 25 décembre. En novembre
1916, elle a obtenu sa licence ès lettres modernes et jusqu´à son mariage avec
l´avocat Jean Reymond en 1921, elle a fait des traductions, donné des leçons
privées, fait des remplacements au collège et préparé une thèse de doctorat
portant sur le parcours et l´œuvre de
Béat Louis de Muralt. Cette thèse, intitulée «Béat Louis de Muralt. Voyageur et
fanatique», Catherine Colomb a fini par ne pas la soutenir, découragée par les
observations de Henri Vuilleumier, un des membres les plus éminents de l´académie
lausannoise, professeur d´exégèse de l´Ancien Testament et d´histoire
ecclésiastique, à qui le directeur de thèse Paul Sirven avait soumis le
texte. Âgé de 70 ans, le professeur
vaudois ne pouvait qu´être décontenancé par un texte très éloigné des normes
qu´il prônait concernant la recherche en théologie et pourtant la thèse de
Catherine Colomb –qui signait à l´époque Marie Colomb- que les éditions Zoé ont
cru bon, à juste titre, de reproduire dans cette nouvelle édition de ses œuvres
complètes (la précédente, publiée chez L´Âge d´Homme remontait à 1993), est
d´une énorme limpidité et contient force détails sur la vie et l´œuvre de
l´écrivain suisse Béat Louis de Muralt(1665-1749), un des noms les plus
représentatifs du piétisme en Suisse. Le piétisme était un important mouvement
religieux protestant fondé par Philipp Jacob Spener (1635-1705), un pasteur
luthérien alsacien fixé à Francfort-sur-le-Main qui répondait à la demande
d´une plus grande piété. Les piétistes étaient connus pour la sévérité de leur
morale et leur aversion pour les plaisirs mondains, un peu à l´instar d´autres
courants protestants comme les quakers et les méthodistes, et aussi, dans le
cadre de la religion catholique, par exemple, les quiétistes.
Toujours est-il que cet essai de Catherine Colomb a une approche plus
moderne, loin de l´académisme plutôt classique qui plaisait à Henri
Vuilleumier. En plus, on y voit déjà en filigrane - dans ce que l´on peut
considérer, sans aucune connotation péjorative, comme une œuvre de jeunesse -
les caractéristiques qui feront la richesse de son œuvre future. Auguste
Bertholet l´a justement affirmé dans sa présentation du texte : «Comme
elle le fera plus tard dans ses romans, Marie Colomb intègre les curiosités
glanées dans les sources aux propos qu´elle tient, en leur conférant le statut
de micro-récits aussi éloquents que plaisants. La fascination pour les traces
du passé, caractéristique de son esthétique, affleure déjà dans ces pages où
les objets et les circonstances de la vie quotidienne, tout comme les anecdotes
pittoresques retenues, ne sont pas les vecteurs d´un discours ou d´un bilan à
prétention générale sur les événements, mais les moyens de dévoiler leur
pouvoir et leur impact à l´échelle de l´individu. Publier «Béat Louis de Muralt.
Voyageur et fanatique», c´est rendre justice à un travail qui a profondément
contribué à façonner la posture intellectuelle et esthétique de Catherine
Colomb, dont le génie propre transparaît
dans le portrait de Muralt qu´elle croque dans ce premier grand texte».
L´œuvre de Catherine Colomb n´est pas très vaste, mais elle traduit –comme
on peut lire dès la quatrième de couverture de Tout Catherine Colomb- l´univers
d´une romancière profondément originale dont la quête formelle est
indissociable de ses préoccupations existentielles. Outre un ensemble
d´articles publiés dans la presse et le texte sur sa thèse de doctorat, elle
comprend six romans dont deux inédits qui n´avaient jamais vu le jour du vivant
de l´écrivaine. Ces deux romans inédits sont Des noix sur un bâton (1935-1936),
sorte de parodie des stéréotypes du roman sentimental, et Les Malfilâtre
(1961-1965), roman inachevé, mêlant deux intrigues et divers lieux et époques.
Le premier roman Pile ou Face-que l´on peut qualifier encore de
traditionnel dans la forme alors que le suivant, Châteaux en enfance, est
résolument novateur là-dessus - fut publié en 1934, sous le nom de Catherine
Tissot, et le début nous laisse déjà entrevoir l´étrangeté qui se cache
derrière son univers romanesque : «Dix-huit heures. Les demi-dieux en
vestons descendent dans les rues ; ils rentrent chez eux, s´assoient à
table, et le geste de déplier leur serviette suffit pour faire apparaître la pomme de terre paysanne, l´endive
hollandaise, l´aubergine provençale, le café de Java». Les personnages de ses romans
se cherchent une voie dans l´univers où ils se meuvent, mais ils semblent tous
être reliés par un fil, une continuité temporelle ou peut-être ne serait-ce
qu´un temps indéfini dans un monde lui-même indéfini et incohérent. Châteaux en enfance (1945), Les esprits de la
terre (1953) et Le temps des anges (1962) traduisent le déclin des
propriétaires vignerons de la Côte et les blessures de l´enfance. La mémoire
est naturellement au centre de son œuvre, mais comme l´écrit Daniel Maggetti
dans sa présentation de Châteaux en enfance, peut-on faire confiance à ce qui
émane de la mémoire lorsqu´on a l´ambition de transmettre des éléments du
passé ? Le doute qui entoure toute reconstitution mémorielle est incarné
dans le roman, ajoute Daniel Maggetti, par une jeune fille qui y surgit dès la
première page, en train de broder, prise
de malaise et qui n´a pas la consistance d´un vrai personnage. Il y a même
indécision concernant son nom : Jenny, Sophie, Eugénie, Louise ?
Ainsi, le roman est-il en tension entre la volonté de saisir une figure pour la
commémorer et la menace d´une dérive due à l´apparition simultanée et
immaîtrisable de personnages, de situations et de propos autres. Et Daniel
Maggetti poursuit un peu plus loin : «Dans Châteaux en enfance, les enjeux
mémoriels sont l´objet constant d´une interrogation provoquée par l´échec
programmé de toute évocation qui prétendrait à l´exactitude et à la fidélité
objective. Bien qu´aisée, quoique foisonnante, celle que Jean-Luc Seylaz
appelle «la mémoire romancière»(2), à savoir celle qui permet d´échafauder une
intrigue, n´est pas un témoin fidèle ; quant à la «mémoire du cœur» qui
vise à ressaisir des moments chargés d´affects mais impalpables, elle est par
définition une source de frustrations répétées».
Malgré un certain regain d´intérêt
ces dernières années, Catherine Colomb reste encore une inconnue pour nombre de
lecteurs, y compris pour les plus attentifs et exigeants. Peut-être l´écrivaine
vaudoise était-elle consciente que son œuvre dérogeait aux canons les plus à la
mode. En 1964, un an avant sa mort, lors de l´Exposition nationale, elle a
affirmé, se prêtant en quelque sorte au jeu de l´ironie, que lire ses ouvrages
n´était pas à proprement parler une partie de plaisir : «Catherine Colomb?
Elle est vraiment impossible à comprendre. Il y a un tel fouillis de
personnages… À la quinzième page, on ferme le livre, on renonce. Mais bien sûr.
Savez-vous pourquoi? Elle ne se comprend pas elle-même. Elle écrit au hasard,
sans plan, sans but.».
On ne peut donc que saluer Zoé et tous ceux, Daniel Maggetti en tête, qui
ont collaboré, de par leurs remarquables textes de présentation, à cette
édition très fouillée de l´œuvre complète d´une exceptionnelle écrivaine
suisse, une œuvre parmi les plus originales que la littérature de langue
française ait connues au vingtième siècle.
(1)Catherine Colomb a fait part de l´engouement avec lequel elle avait
découvert l´œuvre de Marcel Proust dans une lettre à Ottoline Morrell le 12
décembre 1925.
(2)Jean –Luc Seylaz in «Une seule blessure», revue Écritures 3, 1967, page
169, d´après la référence qu´en fait Daniel Maggetti lui-même.
Tout Catherine Colomb, textes établis, annotés et présentés par Auguste
Bertholet, Valérie Cossy, Anne-Lise Delacrétaz, François Demont, Claudine
Gaetzi, José- Flore Tappy et Daniel Maggetti, directeur de l´édition, 1680
pages, éditions Zoé, Genève, novembre 2019.
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