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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

dimanche 29 mars 2020

Chronique d´avril 2020.



Le voyageur sans destin. 

Alors que les vieux démons semblent de retour en Europe avec l´inquiétante ascension de l´extrême-droite dans plusieurs pays, notamment en Allemagne avec Alternative für Deutschland (Alternative pour l´Allemagne), il est toujours réconfortant de constater que les maisons d´édition publient et rééditent toujours des livres -ou exhument même des manuscrits- qui permettent de maintenir vivante la mémoire de l´Holocauste et des horreurs de la seconde guerre mondiale. Entre les années vingt ou trente du siècle passé et le début du vingt-et-unième siècle, malgré les indiscutables dissemblances, il y a quand même un point commun : l´indifférence devant la montée des extrémismes. Ils sont nombreux ceux qui ne conçoivent pas l´histoire comme un éternel recommencement. Ils n´ont peut-être pas tort, puisque, à vrai dire, l´histoire ne se reproduit jamais, mais les circonstances historiques peuvent refaire les mêmes erreurs et nous restituer tristement la barbarie sous une nouvelle mouture.
En Allemagne en 2017, l´éditeur Klett-Cotta a retiré du limbe avec l´accord de la famille de l´auteur, et au prix d´un soigneux travail d´édition mené par Peter Graf, un magnifique roman intitulé Le voyageur (Der Reisende en allemand), un témoignage romanesque unique de la situation en Allemagne au moment de la Nuit de Cristal (« Reichskristallnacht » en allemand) du 9 au 10 novembre 1938. Ce jour-là et le lendemain, près de deux cents synagogues et lieux de culte ont été détruits, plus de sept mille commerces tenus par des juifs ont été saccagés, des citoyens de religion ou ascendance  juive ont été occis et d´autres déportés dans des camps de concentration. Les pogroms de la Nuit de Cristal ont été présentés par les responsables nazis comme une réaction spontanée de la population à la mort d´Ernst Von Rath, secrétaire de l´ambassade allemande à Paris, grièvement blessé deux jours plus tôt par Herschel Grynszpan, un juif polonais d´origine allemande. C´était bien entendu l´excuse puisque le pogrom avait été ordonné par les autorités allemandes, Hitler et Goebbels en tête.
Pour en revenir au manuscrit du roman Le voyageur, on le croyait disparu avec son auteur Ulrich Alexander Boschwitz, en octobre 1942, quand le navire anglais sur lequel il se trouvait fut torpillé par un sous-marin allemand près des Açores. Une première version de ce roman, sous le pseudonyme de John Grane, avait d´ailleurs vu le jour en Angleterre en 1939- sous le titre The Man Who Took Trains chez Hamish Hamilton, puis aux États –Unis en 1940-chez Harper sous le titre The Fugitive-, mais la version remaniée (le tapuscrit original) à laquelle l´écrivain travaillait au moment de sa mort figurait depuis la fin des années 1960 dans les archives de la littérature d´exil de la Bibliothèque nationale allemande à Francfort alors qu´on la croyait –tronquée- au Leo Baeck Institute-Center for Jewish History à New York.
Ulrich Alexander Boschwitz, d´origine juive, est né à Berlin le 19 avril 1915. Son père, décédé quelques semaines après la naissance d´Ulrich, était un négociant aisé qui s´était converti au christianisme. Ulrich et sa sœur Clarissa, aux côtés de leur mère l´artiste-peintre Martha Wolgast Boschwitz, ont donc baigné dans un milieu familial marqué par le protestantisme. Ulrich Alexander Boschwitz s´est rendu compte assez tôt de l´ambiance délétère qui rongeait son pays après l´irruption du nazisme. Les origines juives de la famille ont mis celle-ci en très mauvaise posture. Clarissa, prenant conscience de ses racines, a décidé d´adhérer dès 1933 au mouvement sioniste et de rejoindre un kibboutz en Palestine. En 1935, Ulrich Alexander a émigré avec sa mère, d´abord en Scandinavie (en Suède et en Norvège), puis à Paris où il a rédigé en 1938, à l´âge de 23 ans, poussé par les événements survenus lors de la nuit de Cristal, ce roman qui vous tient en haleine dès le début et qui met en scène la solitude et l´impuissance d´un homme qui en très peu de temps voit sa vie  -et celle de plein de gens autour-s´effondrer et basculer dans l´innommable.
Le héros s´appelle Otto Silbermann : négociant berlinois assez aisé, d´origine juive et fier d´être Allemand, il a combattu pendant la première guerre mondiale et y a obtenu la croix de fer. Même s´il ne fait pas juif, c´est difficile avec ce nom de passer inaperçu. On vient l´arrêter alors qu´il négocie en toute hâte la vente de sa maison. Parvenant à s´échapper par une porte dérobée, il essaye de se cacher le mieux qu´il peut, mais le destin va le mener, au gré de multiples aléas, à une odyssée ferroviaire qui semble n´avoir pas de fin: Berlin-Hambourg-Dortmund-Aix-la-Chapelle-la frontière belge-Berlin-Dresde-Berlin.
Dans les hôtels où il descend, dans les restaurants qu´il fréquente, dans les appels téléphoniques avec sa femme, sa sœur ou son fils (qui vit à Paris), il faut toujours être prudent, on ne sait jamais qui peut être derrière, qui peut être en train de surveiller sa démarche. À plus forte raison, dans les couloirs des trains, où, en plus, Otto Silbermann ne doit pas perdre de vue sa serviette avec 40.000 marks.
Dans son voyage en boucle, où il  prend, en quelque sorte, des allures de juif errant, il est amené à rencontrer dans les trains des officiers du Reich, mais aussi des citoyens anonymes sans aucun intérêt particulier, une femme qui le fascine et à fortiori des juifs, qui fuient comme lui-même. C´est le cas de Robert Lilienfeld qui lui donne l´adresse d´un individu, un certain Dinkelberg, qui fait passer des Allemands en Belgique. Quand Otto Silbermann se rend à l´adresse de Dinkelberg, il apprend que le passeur vient d´être arrêté. Trouvant un autre passeur, il parvient à franchir la frontière belge, mais, découvert par des gardes-frontières, il est renvoyé en Allemagne. Otto Silbermann ne sait plus à quel saint se vouer et sa quête devient quasiment interminable, mais les nazis sont aux aguets, il y en a à chaque coin de rue…
Certains chroniqueurs ont un peu rapproché ce roman des œuvres de Franz Kafka, les trains jouant en quelque sorte le rôle du tribunal dans Le Procès où Joseph K ne sait jamais de quoi on l´accuse. Ici, Otto Silbermann sait bel et bien de quoi on l´accuse : c´est d´être juif. Là où le roman d´Ulrich Alexander Boschwitz tient du Kafka- et peut-être à un moindre degré du Camus avant la lettre-c´est, j´en ai fait mention plus haut,   dans la solitude et l´impuissance de l´homme. Comme les personnages de Kafka, Otto Silbermann est incapable d´infléchir le cours de événements. Il circule librement, mais il éprouve tout le temps, à juste titre, le sentiment de la bête traquée puisque il ne peut rien ni contre le pouvoir totalitaire nazi, ni contre l´inertie, l´indifférence, la peur ou la lâcheté de la société allemande. Beaucoup lui tournent le dos, son associé Becker, son beau-frère qui au téléphone lui dit qu´il ne serait pas prudent de l´accueillir chez lui puisque cela risquerait de lui tailler des croupières, enfin, les propriétaires d´un hôtel où il était autrefois le bienvenu. Néanmoins, comme nous le rappelle l´éditeur Peter Graf dans sa postface, si le protagoniste du roman  permet à l´auteur de donner un visage aux victimes sans nom, il reflète aussi le déchirement intérieur d´Ulrich Alexander Boschwitz lui-même car «Otto Silbermann n´est pas un individu particulièrement sympathique- il lui arrive même de mépriser ses compagnons d´infortune-, pas plus que tous les Allemands qu´il croise tout au long de sa fuite absurde ne sont l´incarnation du mal. Il tombe sur les archétypes de représentants très divers de la société allemande : ceux qui se rendent activement coupables et commettent des crimes, ceux qui ne font que suivre le mouvement général, ceux qui, apeurés, courbent l´échine, d´autres, courageux, qui proposent leur aide compatissante. Voilà le regard qu´il porte sur ce pays et sur ses habitants, auxquels le relie encore un sentiment d´appartenance».
L´indifférence et l´hypocrisie, par exemple, n´étaient pourtant pas que le fait des citoyens allemands. À l´étranger, beaucoup rechignaient à accueillir ceux qui fuyaient un régime sordide et totalitaire, comme nous le rappelle toujours Peter Graf : «Au moment où les Juifs restés en Allemagne prennent brutalement conscience du fait que seul la fuite pourra encore les sauver, les portes se ferment les unes après les autres. L´entrée légale sur le territoire de pays européens tels que la France, l´Angleterre ou la Suisse devient pratiquement inaccessible aux Juifs. Les visas pour les États-Unis et les pays d´Amérique du Sud sont, eux aussi, quasiment impossibles à décrocher, sans même parler des coûts qu´engendrent une telle fuite. C´est précisément dans cette situation sans issue que se retrouve le personnage principal du roman, Otto Silbermann».
Ulrich Alexander Boschwitz n´a pas eu, lui non plus, la vie facile lorsque la guerre eut éclaté. Exilé avec sa mère en Angleterre, il fut déporté en juillet 1940, à  bord de l´ex-navire du transport de troupes Dunera, dans un camp d´internement australien. Les conditions à bord du navire étaient on ne peut plus déplorables. Plein d´émigrants juifs et politiques, mais aussi de prisonniers de guerre allemands et italiens, le navire est donc surpeuplé et l´équipage maltraitait et dépouillait les passagers. En 1942, ceux qui étaient prêts à rejoindre l´armée britannique et à combattre l´Allemagne nazie ont recouvré leur liberté parmi lesquels Ulrich Alexander Boschwitz qui, lui, voulait par-dessus le marché préserver son manuscrit. Néanmoins, à sa mort en 1942, le manuscrit ne fut pas tout de suite retrouvé. La première version était quand même disponible, mais aucun éditeur en Allemagne ne voulait, après la guerre, remuer le couteau dans la plaie, malgré les efforts du grand écrivain et humaniste Heinrich Böll, futur prix Nobel de Littérature (1972).
Heureusement, ce magnifique roman est aujourd´hui disponible aux descendants de ceux à qui il s´adressait à l´origine, les Allemands qui défendaient des valeurs humanistes.
Le voyageur d´Ulrich Alexander Boschwitz est décidément à classer parmi les meilleurs romans sur la vie en Allemagne à la veille de la seconde guerre mondiale.



Ulrich Alexander Boschwitz, Le voyageur, traduit de l´allemand par Daniel Mirsky, postface de Peter Graf, éditions Grasset, Paris, octobre 2019.
   

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