Macedonio
Fernández: le génie de l´inachèvement.
«Macedonio Fernández écrivit- Ricardo Piglia nous le rappela –en une langue
qui n´existe pas, en marge du discours. Il se retrouva devant le désarroi du
langage, devant l´inquiétude portée par des paroles rongées, une esthétique qui
s´amenuise, enfin obligé lui-même de redéfinir un monde. D´aucuns définirent cela
comme étant de l´avant-garde. L´écriture de Macedonio n´en est qu´un
présage : la littérature est la forme privée d´exprimer une société
utopique. Les papiers de Macedonio Fernandez sont les archives de cette société
utopique». C´est par ces paroles que débute l´excellente introduction qu´a fait
Fernando Rodriguez Lafuente pour la collection Letras Hispánicas des éditions
Catedra du Musée du Roman de l´Éternelle (Museo de la Novela de la Eterna, en
espagnol), œuvre originale, atypique et inclassable de l´écrivain argentin
Macedonio Fernandez.
Jorge Luis Borges (1899-1986) l´appelait son maître et tenait celui qui
avait été un ami de son père (Jorge Borges) pour l´homme le plus extraordinaire
qu´il eût jamais connu. Dans une chronique littéraire du Monde, publiée le 22
octobre 1993(reprise par le recueil de 1996, Une passion en toutes lettres), à
l´occasion de la parution en français de l´ouvrage cité plus haut, Hector
Bianciotti (1930-2012), auteur argentin qui maniait somptueusement la langue
française, écrivait que le but de Macedonio était l´identification de la
réalité avec l´expérience la plus intime de la conscience et «tout convaincu
qu´il fût que la sensibilité ne renseigne que sur elle-même, et que si l´on
croit que l´émotion renseigne sur ce qui la provoque on n´est pas un artiste,
mais un métaphysicien, il ne peut s´empêcher d´être et l´un et l´autre –même si
la seule chose qui lui tînt vraiment à cœur
ne consista en rien d´autre que dans l´art et l´amour». Se heurtant à
deux faits inéluctables, la souffrance et la mort, et convaincu que l´on trouve
toujours la mort avant la vérité, il rêvait d´être l´Artiste qui «se soucie
même de l´ombre des choses pour que le jour ne les abîme pas» et vit dans une
«semi-clarté», à «mi-veille» sans reconnaître complètement les événements et
les états puisque, en dehors de la passion, la probabilité dominante est la
souffrance.
Déjà dans une chronique précédente (du 10 avril 1992), publiée aussi dans
le prestigieux quotidien parisien, lors de la parution de Papiers de
Nouveauvenu et Continuation du Rien (Papeles del Reconvenido y Continuación de
la Nada), Hector Bianciotti rappelait le début du texte intitulé «Autobiographie»
- inclus dans ce volume- qui ne compte pas plus de trente lignes :
«L´univers ou la réalité et moi naquîmes le 1er juin 1874, et il est
facile d´ajouter que les deux naissances se produisirent près d´ici et dans une
ville Buenos Aires. Il y a un monde pour chaque naître, et le pas naître n´a
rien de personnel, mais signifie tout simplement que le monde n´est pas. Naître
sans le trouver n´est pas possible : on n´a jamais vu un moi se retrouver
sans monde à la naissance, ce qui m´induit à croire que c´est nous-mêmes qui
apportons la Réalité qui s´y trouve, et qu´il n´en resterait rien si
effectivement nous mourions, comme certains le craignent».
Docteur en droit, Macedonio Fernández –né, on l´a vu, le 1er
juin 1874 et décédé le 10 février 1952- n´a exercé sa profession de juriste que
pendant quelques années. En 1897, l´année où il a obtenu son doctorat, il a
fondé avec Julio Molina y Vedia et Arturo Mascari une colonie anarchiste au
Paraguay qui a duré le temps que durent normalement ces utopies. S´étant marié plutôt
jeune à Elena de Obieta (dont les échos nous parviennent dans son œuvre sous le
nom d´Elena Bellamuerte), il est devenu veuf en 1920 et a confié ses quatre
enfants à sa famille. Depuis lors, il a entamé une vie d´errance et d´écriture habitant
de petits appartements ou de petites chambres de pensions plutôt modestes. Il
est passé maître dans l´art de ne rien faire et de rester solitaire, ne vivant
que pour penser et écrire, mais n´emportant jamais les manuscrits lorsqu´il
changeait d´adresse. Macedonio Fernández fréquentait les jeunes écrivains ou
amis de Borges –proches pour la plupart du mouvement ultraïste- qui le vénéraient
et qui se réunissaient dans le Café Royal, le Keller, une confiserie du
quartier Once ou d´autres lieux où les «tertulias», les célèbres cercles d´intellectuels,
animaient les soirées de la capitale argentine. De ces salons littéraires
faisaient partie, outre Borges, Oliverio Girondo, Leopoldo Marechal, Raul Scalabrini
Ortiz et même parfois Ricardo Güiraldes. Ses calembours, ses anecdotes, ses
histoires cocasses enchantaient les interlocuteurs de ce personnage atypique qui
proposait un renouveau littéraire contre la tradition réaliste. De ces soirées,
de ces boutades dont Macedonio Fernández avait le secret, d´aucuns ont gardé
des souvenirs particulièrement hilarants, comme l´époque où il a présenté le
projet de devenir président de l´Argentine-une candidature que certains amis
ont promue à travers une pétition lancée dans le quotidien Crítica- une tâche
assez facile, selon lui, s´inspirant du fait que le nombre de ceux qui se
proposaient d´ouvrir un bureau de tabac ou une pharmacie était de loin
supérieur aux postulants à la présidence de la République.
En 1928, est paru son premier livre Tout
n'est pas veille lorsqu'on a les yeux ouverts (No todo es vigilia de los ojos
abiertos), une collection de réflexions métaphysiques, de paradoxes
humoristiques, de textes déjà publiés dans des revues. C´était un livre de
nature à déboussoler le lecteur qui se demande si l´auteur veut bien se moquer
de lui, le pousser à la réflexion, ou démontrer une thèse doctrinale. Le livre
introduit dans un conte ou un poème quelque énoncé philosophique et des accents
humoristiques. D´après Fernando Rodríguez Lafuente, dans l´introduction citée
plus haut : «Ce livre établit un dialogue intermittent avec le lecteur qui
vise à justifier les digressions continues dont le but n´est autre que celui de
pousser le lecteur lui-même à découvrir les idées qui s´expriment au fur et à
mesure qu´elles se produisent. Cet ensemble d´idées et de procédés, en guise de
brouillon, de papiers détachés écrits par un personnage de roman(…), qui
interfère dans l´argumentation de l´auteur, qui investit et quitte l´ouvrage,
manifeste déjà le monde idéologique très particulier de Macedonio(…).En somme,
le livre représente une ébauche de la littérature du rien qui configurera les
paramètres esthétiques de Macedonio et dont la caractéristique serait de faire
croire au lecteur qu´au moyen de la littérature, il est possible de se
soustraire à la mort».
Papiers de Nouveauvenu (Papeles de Reciénvenido) est son deuxième livre. Il
fut publié en 1929 dans la prestigieuse collection «Cuadernos del Plata,
dirigée par l´écrivain mexicain Alfonso Reyes qui était à l´époque ambassadeur
de son pays en Argentine. Le livre a paru à l´instigation de Borges devant le désintérêt
de Macedonio Fernández. Borges a lui-même revu les preuves et s´est occupé de
l´édition. Encore une fois, nous sommes devant un livre hybride qui rassemble
des articles, des essais, des soties. Cette hétérogénéité traduit la volonté de
l´auteur de bousculer les genres littéraires, d´appeler à la fantaisie,
d´abolir la succession temporelle. Comme le souligne encore Fernando Rodríguez
Lafuente : «C´est, ce que Macedonio dénomme «la fête de l´intellection»
associée à la «Théorie de l´humour» où il cherche la création d´un humour
d´inspiration intellectuelle par le biais de mécanismes associatifs du langage,
jeux de mots, insertion de variantes en modèles fixes, équivoques, polysémies,
néologismes(…)Macedonio poursuit une confrontation radicale entre réalité et
irréalité. Aussi utilise-t-il la digression narrative en tant qu´instrument de
distanciation devant la lecture ; digression, fragment, plaisanterie sont
trois caractéristiques de sa prose. Il s´agit de présenter un schéma
argumentatif solide qui puisse établir sa propre cohérence interne à travers
les textes humoristiques puisque, en chacun d´entre eux, perce un désir
désespéré d´immortalité-la clé ontologique de toute l´œuvre littéraire de Macedonio-
et une volonté intrépide de détruire les éléments matériels qui donnent un sens
à la mort (…)Macedonio prie le lecteur de se maintenir attentif et de ne pas se
distraire, si jamais il s´endort, ou pire encore, qu´il change alors de livre».
Quant à celui que l´on considère communément –outre sa poésie complète-
comme son ouvrage le plus emblématique, Le Musée du Roman de l´Éternelle (Museo
de la Novela de la Eterna) qui, d´après Hector Bianciotti, l´on saurait
difficilement apprécier si l´on n´a pas lu d´abord Papiers de Nouveauvenu suivis de Continuation
du Rien, c´est un ensemble de prologues
ou de préfaces, écrits pendant plusieurs années-successivement mis à l´écart et
repris plus tard -,que l´on pourrait qualifier de fiction ou journal intime,
méditatif et raisonneur livre d´heures ou théorie de la littérature. Tout porte
à croire que c´était le livre pour lequel il éprouvait un attachement
particulier car, comme l´écrivait encore Hector Bianciotti, «en dépit de ses
innombrables déménagements de pensions en garnis, la masse de feuillets
retrouvés l´accompagna toujours, avec son rasoir intermittent, son poncho, et
cette guitare amie sur laquelle il jouait, de sa main lente, des morceaux de
son invention pour tenir compagnie à ses pensées. Schopenhauer, dit-on, jouait
chaque jour toutes les partitions de Rossini connues à l´époque dans leur
version pour flûte, mais, lui, pour oublier sa philosophie». Ce Musée du Roman
de l´Éternelle, ajoutait Hector Bianciotti, est un de ces livres qu´il suffit
d´ouvrir à n´importe quelle page pour y puiser du réconfort, sourire,
s´étonner, rire par instants aux éclats, être saisi par quelque sentence à la
saveur antique, et qui trouvera sans peine le chemin de notre mémoire pour s´y
nicher durablement. Ouvrage, à l´instar de tous ceux que Macedonio a produits,
quasiment intraduisible, exigeant du traducteur un labeur de recréateur, voire
de jongleur, étant donné que jongler avec les mots était en quelque sorte le
plaisir auquel le génie argentin se livrait lui-même.
Jorge Luis Borges a écrit un jour que le meilleur de Macedonio Fernandez était
sa conversation. Mieux que de le lire, il fallait plutôt l´avoir connu. La
tradition orale joue néanmoins un rôle important dans son œuvre. Ricardo Piglia
(1940-2017) qui a consacré un livre à Macedonio Fernández sous la forme d´un
dictionnaire, qui a pensé à lui en écrivant son roman La ville absente (La
ciudad ausente), et qui a fait un documentaire sur cet auteur atypique, a écrit
dans son livre Des Formes brèves (Formas breves, inédit en français) que chez
Macedonio l´oralité n´est jamais lexicale, elle se joue dans la syntaxe et le
rythme de la phrase et que Macedonio est l´auteur argentin qui écrit le mieux
le langage parlé depuis le poète José Hernández(1834-1886), auteur du Martín
Fierro, inspiré par le gaucho, figure populaire argentine. Ricardo Piglia met
aussi l´accent sur le caractère novateur de la prose de Macedonio : « La
pensée négative chez Macedonio Fernández. Le rien : toutes les variantes
de la négation (paradoxes, nonsense ; antiroman, antiréalisme). Surtout la
négativité linguistique : le plaisir hermétique. L´idiolecte, la langue
cryptée et personnelle. Création d´un nouveau langage comme utopie maximale :
écrire en une langue qui n´existe pas». Des caractéristiques qui le
rapprochaient un peu de l´écrivain italien Carlo Emilio Gadda. En fait de
rapprochements, Ricardo Piglia nous laisse une courte note intéressante sur
Macedonio et le célèbre écrivain polonais
Witold Gombrowicz qui a passé une vingtaine d´années en Argentine :
«Jusqu´à l´arrivée de Witold Gombrowicz en Argentine, on pourrait dire que
Macedonio n´avait personne à qui parler sur l´art de faire des romans.
Trans-Atlantique, roman argentin, est déjà un roman «macédonien» (aussi bien
que Ferdydurke). À partir de Gombrowicz, on peut lire Macedonio. Mieux que ça,
Gombrowicz nous fait lire Macedonio».
Macedonio Fernández est, sans l´ombre d´un doute, une figure incontournable
de l´histoire de la littérature argentine, mais est-il un mythe ? En 1995,
dans le documentaire sur Macedonio cité plus haut, réalisé par Ricardo Piglia,
le poète Ricardo Zelarayán (1922-2010) affirmait là-dessus : «On a
peut-être fait un mythe du personnage, ce qui a involontairement desservi
Macedonio puisque cela a empêché la lecture attentive de son œuvre et, l´œuvre
de Macedonio, il faut la lire attentivement. Notre écrivain le plus fameux,
Borges, y a contribué lui aussi, à telle enseigne qu´une rumeur courait que
Macedonio était une création de Borges». Il y a, entre autres, des lignes de Borges qui
entérinent en quelque sorte l´avis de Ricardo Zelarayán. On les trouve dans
Livre de Préfaces (Prólogos con un prólogo de prólogos) :«Pour Macedonio,
la littérature était moins importante que la pensée et la publication moins que
la littérature, c´est-à-dire, presque rien. Milton ou Mallarmé cherchaient la
raison de leur vie dans la rédaction d´un poème ou peut-être d´une page ;
Macedonio voulait comprendre l´univers et savoir qui il était ou s´il était
quelqu´un. Ecrire et publier étaient pour lui des choses subalternes. Au –delà
du charme de son dialogue et de son amitié, Macedonio nous proposait l´exemple
d´un mode intellectuel de vivre (…) Macedonio était un homme tourné vers la
contemplation qui condescendait parfois à écrire et très rarement à publier». D´autre part, l´écrivain German García, qui en
1967, à l´âge de 22 ans, avait écrit un livre rassemblant des témoignages de
ceux qui avaient fréquenté Macedonio Fernández, déclarait dans le documentaire
déjà cité que notre atypique auteur écrivait, au fond, pour ne pas devenir fou.
Dans une lettre à Borges, Macedonio Fernández a écrit : «Emancipons-nous
de l´impossible, de tout ce que nous cherchons et croyons parfois qui n´existe
pas, et pire encore, qui ne peut pas exister». Poète, romancier, conteur, essayiste,
philosophe, Macedonio Fernández a tout rassemblé sous la même bannière, celle
d´une littérature singulière. Une littérature qui cultivait l´inachèvement,
comme si chaque inachèvement n´était que la promesse d´une expérience toujours
renouvelée, d´un futur inachèvement un peu plus parfait que le précédent. Et si
au bout du compte Macedonio Fernández n´était-il lui-même qu´une sorte de
métaphore de la littérature ?
Livres de Macedonio Fernández traduits en français (malheureusement presque
tous épuisés en ce moment) :
Elena Bellemort et autres textes, traduit par Silvia Baron Supervielle,
éditions José Corti, Paris, 1990.
Papiers de Nouveauvenu et continuation du Rien, traduit par Silvia Baron
Supervielle, éditions José Corti, Paris 1992 (épuisé).
Musée du Roman de l´Eternelle, traduit et préfacé par Jean-Claude Masson, éditions
Gallimard, Paris, 1993(épuisé).
Cahiers de tout et de rien, traduit par Silvia Baron Supervielle et
Marianne Million, éditions José Corti, Paris, 1996 (épuisé).
Tout n´est pas vieux quand on a les yeux ouverts, traduit par Christian
David, éditions Rivages, Paris, 2004 (épuisé).
Pour ceux qui comprennent bien la langue espagnole, voici le lien pour regarder le documentaire de Ricardo Piglia cité dans la chronique:
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