Le tragique du quotidien selon Katherine Mansfield.
Dans un court essai publié en 1990 et aujourd´hui épuisé –mais dont on peut lire les premières pages en PDF sur le Net-, intitulé Katherine Mansfield, qui êtes-vous ?, Michel Dupuis écrit dans l´avant-propos : «Ce que la figure de Katherine Mansfield perd «en sainteté d´image pieuse, elle le gagne certainement en tragique-le tragique du quotidien, celui de la mémoire pressée par le temps de la maladie, qui secrète dans l´écriture ces perles rares, inégales, un jour abandonnées à tous».
Katherine Mansfield est morte tuberculeuse le 9 janvier 1923 à Fontainebleau où elle s´était installée un an avant dans l´institut que le docteur Gurdiieff avait fondé dans cette ville française et sa vie brève –elle n´avait que trente-quatre ans quand elle eut poussé son dernier souffle-n´a pas été marquée par la joie mais plutôt par la mélancolie et la dépression. Ces sentiments percent dans ses écrits à commencer par l´évocation du jour de sa naissance, le 14 octobre 1888, à huit heures du matin, un jour d´orage d´après son livre de souvenirs alors que si l´on en croit les journaux de l´époque il faisait beau.
Kathleen Beauchamp (Mansfield étant le nom de sa grand-mère) a donc vu le jour en 1888, à Wellington, en Nouvelle-Zélande, où elle a passé son enfance avant de partir à Londres à l´âge de quatorze ans pour suivre des cours au Queen´s College. Après un court retour au pays natal en 1906, elle a une nouvelle fois regagné l´Angleterre où en 1909 elle a épousé un professeur de chant, George Bowden, un premier mariage, suite à un coup de foudre, qui s´est soldé par un cuisant échec. Six ans plus tard, elle s´est toutefois remariée, cette fois-ci à John Middleton Murry, un homme fin et cultivé, proche du groupe littéraire de Bloomsbury, dont faisaient partie entre autres, le peintre Roger Fry, l´économiste John Maynard Keynes et surtout Virginia Woolf à qui Katherine Mansfield est souvent comparée, notamment pour l´utilisation commune du «stream of consciousness» ou monologue intérieur. Toujours est-il que Virginia Woolf a parlé un jour de Katherine Mansfield comme du seul écrivain dont elle eût été jalouse.
Quoique moins orageuse que son premier mariage, la liaison de Katherine Mansfield avec John Middleton Murry ne fut pas non plus une partie de plaisir. Puis, femme à la santé fragile, ses séjours en Bavière, en Italie, en Suisse et en France l´éloignaient de toute relation stable. Quoi qu´il en soit, elle a eu encore une liaison avec l´écrivain français Francis Carco pendant qu´elle était encore la compagne de John Middleton Murry. Ce fut une relation troublante, inaboutie, un amour voué au désastre, comme il le disait lui-même, une expérience sentimentale qui l´aura marqué jusqu’à la fin de ses jours. Il a prêté son appartement à Katherine Mansfield au moment où il effectuait son service militaire à Gray, près de Besançon. De son propre aveu, elle lui a donné toute l'inspiration pour son roman Les Innocents, paru en 1916. L'année suivante, elle a brossé de lui un portrait sinistre à travers le narrateur cynique et désabusé Raoul Duquette dans sa nouvelle «Je ne parle pas français».
Katherine Mansfield était une femme passionnée qui charmait tous ceux qui avaient la chance de faire sa connaissance. Lorsqu´elle a vécu à Londres avec son mari John Middleton Murry, elle s´est liée d´amitié avec D.H.Lawrence et sa femme Frieda. D.H.Lawrence s´est d´ailleurs inspiré de la figure de Katherine Mansfield pour son personnage Gudrun de son roman Women in Love (Femmes Amoureuses), publié en 1920.
Son activité littéraire, plus ou moins intense, ne s´amenuisait pas malgré les ennuis de santé qui la rongeaient. Pourtant la maladie sévissait et le 9 janvier 1923 Katherine Mansfield est morte des suites de sa tuberculose à l´Institut Gurdjieff, situé au Prieuré d´Avon, près de Fontainebleau. Elle fut inhumée au cimetière d´Avon, dans le département de Seine-et-Marne.
Sa santé fut toujours précaire et la mélancolie de son existence s´est accentuée en 1915 lors de la mort de son frère Leslie. Ses écrits se sont alors plutôt tournés vers les souvenirs de son enfance en Nouvelle-Zélande. Néanmoins, selon la plupart de ses biographes, la mélancolie à un moment donné aurait été remplacée par le désespoir, puis par un renouveau spirituel, surtout dans les mois précédant sa mort. Ils étayent leurs propos dans la décision de Katherine Mansfield d’intégrer une communauté composée en majeure partie de Russes désillusionnés et exilés du fait du bolchevisme, formant un groupe désireux de se soumettre au mysticisme douteux de Gurdjieff. Un tel état de fait répugnait au pragmatisme anglo-saxon. Quoi qu´il en soit, elle voulait non seulement gagner de l´argent pour couvrir ses frais médicaux, mais aussi évaluer sa propre expérience de vie et définir de façon satisfaisante sa réalité elle-même, comme l´affirme Vincent O´Sullivan, un des préfaciers de ses Lettres. Dans ses carnets, on trouve un extrait qui illustre on ne peut mieux son état d´esprit (traduction d´Anne Mounic) : « Le monde tel que je le connais ne m’est d’aucune joie et j’y suis inutile. Les gens n’y existent presque pas. Je vois ce monde comme un songe et ses habitants comme des dormeurs. Je n’ai connu que des moments d’éveil, mais c’est tout. Je veux trouver un monde où ces moments forment une unité. Y parviendrai-je ? Je ne sais pas. Je ne m’en soucie guère. Ce qui m’importe, c’est d’essayer d’apprendre à vivre - vivre vraiment - et en lien avec toute chose - pas isolément (cet isolement est pour moi mortel.)».
Katherine Mansfield a excellé dans la nouvelle, genre que les anglo-saxons dénomment «short stories». En 2006, les éditions Stock ont publié un volume rassemblant toutes ses nouvelles de celle que l´on peut tenir pour une des voix les plus lumineuses de la littérature en langue anglaise du siècle précédent. Certains nous diraient que les écrits de Katherine Mansfield, trop intimes, très portés vers la nature, auraient considérablement vieilli. Or, à notre avis, ils n´ont pas pris une ride. Des portraits de personnages aux magnifiques paysages dépeints, le tout servi par un style poétique, mais sans fioritures, d´une étonnante acuité et d´un esprit d´observation percutant, l´écriture de Mansfield nous tient toujours en haleine.
D´aucuns ont beaucoup rapproché les nouvelles de Katherine Mansfield de celles d´Anton Tchekhov, un auteur auquel elle aurait toujours voulu ressembler comme en témoignent d´ailleurs sa Correspondance et son Journal. Françoise Darnal-Lesne en a fait une étude très intéressante intitulée : Peut-on parler d'influence de Tchekhov sur la poétique de Mansfield ? Réflexions sur "Jour de fête" (1888) et "Bliss" (1918), Portraits croisés d'Ol'ga et de Berthé», texte de l'intervention faite au Colloque international British-French Association, tenu à l´ Université de Paris X - Nanterre en avril 2009.
L´histoire est essentiellement la même, à quelques différences près. Dans «Jours de fête», il s'agit d'une réception qui a lieu dans une propriété et dure une journée, une garden-party, tandis que dans Bliss, c'est une dinner-party, ce qui circonscrit la diégèse à quelques heures. Curieusement, Ol´ga, le personnage féminin de la nouvelle «Jour de fête» de Tchekhov, et Berthé, la femme qui joue le rôle de protagoniste dans Bliss, la nouvelle de Katherine Mansfield, se rejoignent dans une symétrie des contraires. Comme l´écrit Françoise Darnal-Lesne :«Dans la mise en place des portraits, à la mélancolie tchékhovienne d'Ol'ga se substitue le "bliss", la félicité de Bertha, dans un mot à mot presque parfait dès les premières lignes des textes respectifs, attitude que les deux femmes se doivent de cacher sous peine de faillir à la loi sociale». Et plus loin : «La description minutieuse de leurs activités tout à la foi prosaïques et mondaines sert de fond au développement de la tension essentielle des deux nouvelles - à un paroxysme de mensonge va s'affronter un autre paroxysme, celui d'une vérité que les deux femmes attendent secrètement et dont l'arrivée les frappe de plein fouet à la fin des nouvelles : un accouchement difficile pour l'une suivie de la mort de l'enfant et le départ de son époux, la liaison qu'entretiennent son mari et sa meilleure amie, pour l'autre…».
D´autres caractéristiques rapprochent les deux textes : des récits écrits avec de longs monologues intérieurs extériorisés à la troisième personne par les narrateurs respectifs, la longueur et le rythme des phrases, la même typologie de personnages. Quoi qu´il en soit, si Tchekhov a inspiré Katherine Mansfield, elle n´en a pas moins créé un univers personnel à nul autre pareil. Comme l´écrit encore Françoise Darnal-Lesne, cette fois- ci en guise de conclusion : «je dirais que si on peut affirmer que Mansfield est "sortie" du "Manteau" de Tchekhov, elle y a ajouté des broderies très personnelles, et si vous me permettez de continuer à filer la métaphore, je dirais que Mansfield a "customisé" le "manteau" Haute couture tchékhovien non pour en faire une copie, mais pour créer un nouveau modèle Haute couture, lui aussi…».
Katherine Mansfield a donc inventé un art propre à elle seule et c´est à ce signe-là que l´on reconnaît un grand écrivain.
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