La voix intérieure de Gertrud Kolmar.
La dame
qui a écrit ces vers- qui ne verraient le jour qu´après la guerre, en 1947-
s´appelait Gertrud Kolmar, elle était cousine de Walter Benjamin, et, comme
tant d´autres juives allemandes, elle est morte à Auschwitz en 1943. Les vers
que vous avez lus ont été écrits à un moment où l´Allemagne était déjà livrée
depuis quatre ans à la barbarie nazie et Gertrud Kolmar pressentait d´ailleurs que sa vie ne serait
pas des plus tranquilles. Elle n´a pas néanmoins voulu – contrairement à ses
sœurs et ses frères- quitter l´Allemagne puisqu´elle refusait d´abandonner son
père (veuf depuis la mort de sa femme en 1930), un juriste, au régime nazi, une
préoccupation qui ne contredit nullement d´ailleurs la tradition juive de
veiller toujours au bien-être de ses parents, quoique la famille fît partie de
la bourgeoisie plutôt assimilée. Dans les derniers temps avant la déportation,
ils étaient tous les deux déjà soumis aux diktats nazis, étant donné que dès
1938 ils ont été délogés de leur maison à Finkenkrug et ont été assignés à résidence dans un
appartement collectif pour juifs. Gertrud fut astreinte au travail obligatoire
et elle fut finalement arrêtée à Charlottenbourg en 1943, étant assassinée plus
tard à Auschwitz. Son père avait déjà été déporté en 1942 à Theresienstadt où
il est mort en février 1943.
Dans un siècle
qui a engendré une foule de poétesses juives de langue allemande comme Nelly
Sachs, Rose Ausländer, Elsa Lasker-Schüler ou Ingeborg Bachmann, Gertrud
Kolmar est, parmi elles, la plus secrète et la plus méconnue tant et si bien
que, hors d´Allemagne, son œuvre, contrairement à celles de ses consœurs, est
quasiment inconnue, malgré les efforts qu´une poignée d´amants de ses écrits
ont déployés, surtout en France, pour que lumière se fasse sur son œuvre. Après
la seconde guerre mondiale, autour de 450 poèmes, miraculeusement sauvés par sa
sœur Hilde, témoignent de la profondeur et de l´originalité de ses vers. Comme
on peut lire dans le très beau dossier qui lui est consacré sur le site
«Esprits nomades»* : «Cette fille renfermée, si peu bavarde nous laisse
juste une empreinte. Presque pas de photos d’elle, pas de vie remarquable, pas
d’amitiés littéraires, des peines enfouies, la douleur jamais refermée d’avoir
dû avorter sous la pression familiale, et ce choc de découvrir chez un autre
être aimé toute la littérature de mort et d’antisémitisme nazi. Gertrud Kolmar
glisse entre les doigts comme le sable du malheur. Souvent on se demande, mais
qui était donc Gertrud Kolmar ? En effet si peu de traces sont parvenues
jusqu’à nous. Tant de violence cachée, d’images mélangeant la naïveté de la
jeune fille enclose et la noirceur de la femme délaissée dans ses textes
sinueux et complexes qui sont autant de journaux intimes. Gertrud est en fait
un écrivain totalement posthume».
Gertrud Kolmar était une femme déterminée et courageuse. Né en 1894 à
Berlin, son nom de famille était effectivement Chodziesner, de la ville natale
de son père en Poméranie, dont la traduction en allemand donne justement
Kolmar. Elle a signé de ce nom, donc, dès ses premiers écrits. Passionnée de
littérature et de culture française, elle a composé en 1935 Cécile Renault un
drame sur la Révolution française et auparavant elle avait déjà écrit un
recueil de poèmes sur Robespierre et la révolution française. Elle avait aussi
suivi des cours à l´Université de Dijon. Dans une lettre à Walter Benjamin en
1934, elle a cité sa généalogie littéraire qui comprenait Rilke, Werfel, John
Milton, mais aussi, inévitablement, des Français comme Valéry et Leconte de
L´Isle. Pourtant, si ces écrivains ont véritablement influencé Gertrud Kolmar,
il en reste très peu de traces dans son œuvre, ce qui est tout à son honneur.
En effet, en lisant les œuvres de Gertrud Kolmar, soit la poésie, soit la
prose, on reconnaît une voix intérieure, celle qui rend singuliers les grands
écrivains.
Les textes
en prose de Gertrud Kolmar : Mère juive, Lettres et Susanna, entre autres -témoignent on ne peut
mieux de son talent éclectique.
Le roman Mère juive fut écrit en 1930, peu après la mort de
sa mère et l´action se passe à Berlin en 1920.Ursa, la fille de Martha Wolf,
une jeune veuve juive, disparaît et n´est retrouvée que le lendemain, inanimée.
On s´aperçoit, dès les premiers instants qu´elle a été violée. Quelques jours
plus tard, incapable de supporter l´agonie interminable de sa fille, Marthe,
elle –même l´empoisonne. Puis, pour survivre aux souvenirs, elle cherchera à
venger son enfant. C´est le roman du désespoir et une fable préludant
l´avènement de la barbarie nazie.
Enfin, Susanna est le dernier texte
de Gertrud Kolmar, rédigé au cours de l´hiver 1939. L´histoire tourne autour
des souvenirs d´une rencontre entre une gouvernante et son élève, une jeune
fille belle, mais troublée mentalement et obligée de renoncer à l´amour fou
qu´elle nourrit pour un homme. Un magnifique récit d´un monde en perdition.
Le monde poétique
de Gertrud Kolmar est unique. Comme nombre de critiques l´ont signalé, il ne
faut pas espérer y trouver l’écho de l’horreur nazie, mais celle plus
universelle de l’horreur du monde. Sa poésie est un flux et les images
embarquées sur ce fleuve ne sont pas là comme passagers décoratifs, mais comme
témoins de la course de la vie.
Dans un texte académique de 2007, intitulé «Les
univers intérieurs de Gertrud Kolmar : à propos de Welten (1937)», Laurent
Cassagnau, de l´École Normale Supérieure de Lyon, dissèque l´univers poétique
de cette voix singulière de la littérature allemande. En guise de synthèse,
l´académicien écrit ce qui suit : «Ces univers imaginaires dans lesquels
on ne trouve pas de références explicites à la persécution nazie sont situés
pour la plupart dans un «ailleurs» à la fois spatial et temporel, occidental et
«oriental», intérieur et extérieur. Peut-on dire pour autant que Kolmar «se
réfugie» dans un univers irréel de création littéraire ? Si le sujet aime
se présenter comme entrant dans l´espace même qu´il a construit, cet espace est
toutefois marqué par la mélancolie et l´angoisse, de sorte que s´ouvre souvent
un deuxième espace, un «ailleurs de l´ailleurs» qui n´est pas moins ambigu. On
est en quelque sorte en présence d´un «Autre» de l´utopie qui vient jeter son
ombre sur le lieu premièrement construit. Les mondes imaginés, à la beauté de
pierre mais désertés par les humains, peuvent certes faire signe vers l´Être
pur mais sont également associés à la mort ou à la disparition du sujet.
L´écriture apparaît non pas comme une simple conduite de fuite devant les
événements contemporains, mais comme l´exploration d´un espace littéraire qui
est aussi un «ailleurs» intérieur ou extérieur dans lequel le sujet affronte sa
propre mort».
Elsa
Lasker-Schüler disait: «Trois poèmes au moins de Gertrud ont éclairé ma
vie : La ville, Nostalgie ardente, les jardins de l’été. Je les connais
mot à mot et je me blottis dans eux. »
Quant à Nelly
Sachs, elle lui a pour sa part dédié un poème: « Gertrud Kolmar tu voyais les
pensées partir en cercles/comme des images sur une tête/là où se lèvent les
étoiles/et tu n’as pas eu l’étoile aveugle du temps devenu vieux/Là où pour
nous c’était encore le soir/toi tu voyais déjà l’éternité ».
Jacques Lajarrige, traducteur de Mondes, a intitulé
sa postface : « Un cycle arraché aux ténèbres». Arrachons donc aux
ténèbres, nous les lecteurs, l´œuvre de Gertrud Kolmar.
*www.espritnomades.net
P.S- Les livres de Gertrud Kolmar traduits en
français sont disponibles chez plusieurs éditeurs comme Seghers, Christian
Bourgois, Circé, L´Harmattan et Farrago.
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