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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

lundi 28 février 2022

Chronique de mars 2022.

 


Jean-Marie Rouart ou la guerre des vaincus.

Est-ce que nous ne savons pas aimer ? Question peut-être idiote, diront certains. Question qui est, néanmoins, à l´ordre du jour quand il s´agit d´un livre de Jean-Marie Rouart. Un de ses livres, paru en 2002, ne s´intitule-t-il pas, au fait, Nous ne savons pas aimer ?

Issu d´une famille de peintres (dont Augustin Rouart, son père), Jean-Marie Rouart, né le 8 avril 1943 à Neuilly-sur-Seine, élu à l´Académie Française en 1997, au fauteuil de Georges Duby, a construit, au fil des ans, une œuvre (récompensée par plusieurs prix comme le Renaudot pour Avant-guerre ou l´Interallié pour Les feux du pouvoir) tissée autour de trois idées-maîtresses : l´amour, l´échec et le désespoir menant au suicide. À ce dernier sujet, il a consacré un excellent essai, Ils ont choisi la nuit, (publié une première fois en 1985 et repris en 2003 dans la collection Les cahiers rouges, chez Grasset). Jadis, du temps où vivre tenait du miracle, où il fallait disputer sa survie aux massacres, à la peste, à la famine, la foi avait construit en Europe un monde simple et ordonné où les mythes des grands héros positifs avaient été enfantés. Maintenant, voici venu le temps, écrit Jean-Marie Rouart, des héros négatifs : «enfants nocturnes de la fracture du siècle avec leurs beaux visages angoissés, héros brisés, infirmes, feux follets des décombres, ombres errantes de la décadence dont la frêle silhouette hante nos crépuscules (…) Plutôt que de relever de vieux mythes surannés, nous cherchons nos héros ailleurs, parmi les grands accidentés du siècle, dans les débris d´une grande voiture calcinée, dans la solitude d´un cimetière grec, dans la salle de réanimation d´un hôpital. Ce ne sont plus la mer, le soleil et le ciel qui nous donnent leurs héros, ce sont les poisons, les drogues et toutes les ivresses mortelles qui vomissent leurs grands spectres défigurés».Dans cet essai, on côtoie les ombres de Romain Gary, Stefan Zweig, Hemingway, Jack London, Drieu La Rochelle et même Napoléon qui avait voulu en finir en deux circonstances différentes de sa vie. À Napoléon, il a d´ailleurs consacré en 2012 une sorte de biographie sentimentale intitulée Napoléon ou la Destinée.

Dans un essai publié en 1998, intitulé La noblesse des vaincus, un peu dans la même veine du livre Ils ont choisi la nuit, Jean-Marie Rouart brosse le portrait de quelques écrivains qui ne tiennent leur grandeur que de la blessure, de l´échec, de la défaite, dont Musset, Aragon, Anaïs Nin, Cendrars, Casanova, Barrès, Byron ou Montaigne. Dans le texte d´ouverture en guise de préface, «La bannière noire des vaincus», il écrit : «J´ai toujours aimé les vaincus. Les vainqueurs m´ennuient. Ils ne me parlent pas. D´ailleurs, qu´ont-ils à nous dire ? Le succès, si riche en visages, est pauvre de mots. Il y a dans la victoire quelque chose de métallique, d´inhumain, d´implacable qui glace la sympathie. S´être donné tant de mal pour ressembler à une statue de square avec des lauriers de plâtre ! Et puis le succès n´apprend rien : c´est aussi bête que la chance, que l´argent, que l´amour partagé(…) Les grands conquérants n´aiment pas le succès. Ils le recherchent. Ils brûlent de l´atteindre, mais vite il les dégoûte : il les menace de sa stérile immobilité. Il ne satisfait que les ambitieux inférieurs». Plus loin, il ajoute : «La défaite est tellement plus intelligente. On pourrait passer da vie à la méditer. D´ailleurs que fait-on d´autre ? C´est auprès d´elle que l´on puise ses vraies ressources, que l´on sublime ses revanches. Sans cette halte forcée, il n´y a ni approfondissement ni introspection salutaire. Que faire de cette défaite ? C´est le point de départ de toute création, l´aiguillon de toute recherche métaphysique».

 Mais Jean-Marie Rouart est aussi un écrivain qui n´a cessé de s´interroger sur l´idée que l´on se fait de la France (voir Adieu à la France qui s´en va), parfois sombrant un peu, il est vrai, dans la mélancolie, mais en faisant le plus souvent preuve d´une énorme lucidité. Cette France qui s´en va est celle que l´on reconnaît à chaque coin de rue, surtout en province. La province pour lui a d´ailleurs toujours un goût d´été : «Ce village du Béarn, je l´identifiais à son odeur : une bonne grosse odeur aigrelette de fumier pourrissant au soleil, de bouses déposées dédaigneusement par les vaches maigres à longues cornes autour desquelles virevoltaient des mouches bleues, de fougères roussies au soleil qui se décomposaient lentement. À ces senteurs paysannes de fermentation et de bêtes, relevées par le suint âcre de brebis, il fallait ajouter les effluves fades et boueux d´un jeune gave qui dévalait de la montagne. Dans l´air doux, d´une douceur émolliente, tropicale, saturé d´humidité, résonnait le tintement de la cloche  de l´église. C´était un pays fait pour la sieste, la méditation, la pêche à la ligne. L´été, dans la maison familiale, les persiennes demeuraient fermées jusqu´au soir, tentant de filtrer l´air tiède. De fraîcheur, on n´en trouvait que dans la vaste cuisine dallée qui sentait la vieille soupe où un chat noir déambulait d´un air négligeant près du garde –manger. Voilà des siècles que ce village immuable se hâtait lentement vers son avenir». Ce livre, paru en 2003, qui mêle autobiographie et histoire, se penche sur une énigme : qu´est-ce que la France ? Ou plutôt : quelle est sa France, c´est-à-dire celle de Jean –Marie Rouart ? Sa France, de son aveu même, est «un jeu de miroirs avec la mémoire», et aussi une aptitude à l´universel toujours contrariée par des régressions identitaires, c´est une façon d´aimer, une manière agnostique de rester chrétien. Comme on nous le rappelle dans la quatrième de couverture, l´auteur a choisi dans ce livre de voyager par l´esprit dans l´éternité d´une nation où l´on a l´habitude de faire de la littérature avec l´histoire, et de la politique avec la littérature. Là-dessus, il sait bien de quoi il retourne. C´est que Jean-Marie Rouart -qui est également journaliste- a toujours eu une façon très particulière d´être chrétien et de droite, ce qui lui a valu pas mal d´ennuis. En 2003, alors qu´il dirigeait le Figaro littéraire, une polémique autour d´un article où il s´était insurgé contre les propos d´un certain général qui avait défendu la torture dans la guerre d´Algérie, avait poussé la direction du quotidien à se débarrasser de ce personnage encombrant, aux goûts étranges (dont la passion pour l´œuvre de Louis Aragon), voué aux gémonies, entre autres, par le courrier des lecteurs du journal...

En 2019, il a publié chez Plon le Dictionnaire amoureux de Jean d´Ormesson, un émouvant hommage sous forme de dictionnaire à un auteur français dont il fut un des meilleurs amis et qui est décédé en décembre 2017. En janvier 2021, trois ans après La vérité sur la comtesse Berdaiev, Jean-Marie Rouart a renoué avec le roman en publiant Ils voyagèrent vers des pays perdus et le moins que l´on puisse dire c´est qu´il s´agit d´un roman qui déroge un peu à la formule traditionnelle de l´auteur. C´est un roman picaresque derrière lequel se cache un conte philosophique où, plus sérieusement, l´auteur s´interroge sur l´Histoire et leurs folies, ainsi que sur certaines énigmes troublantes de la Résistance et de la Collaboration et également sur le temps qui fait l´Histoire et défait les amours.

Dans ce roman, Jean-Marie Rouart mêle non seulement histoire et fiction, mais en plus il donne à l´histoire des contours uchroniques. Rappelons les faits historiques survenus lors de la seconde guerre mondiale. Le 8 novembre 1942, les Alliés envahissent l´Afrique du Nord française. Craignant un débarquement dans le sud de la France, alors théoriquement libre (c´est –à-dire sous la coupe du gouvernement collaborationniste de Vichy), Hitler décide d´envahir la zone libre. Mussolini se joint à lui et la France est alors totalement occupée, dans la région des Alpes par l'Italie et dans tout le reste de la France par l'Allemagne. Imaginons alors que le maréchal Pétain eut quitté Vichy pour rejoindre Alger où les Américains viennent de débarquer. À Londres, après la consternation, c´est l´affolement. Le Général De Gaulle, qui a songé au suicide, décide de rassembler ses troupes et d´affréter un bateau de guerre surnommé «le cercueil flottant». C´est imaginatif et remarquablement écrit, mais c´est quand même un peu surfait, peut-être un des livres les moins réussis de l´auteur.

L´amour –souvent associé à la politique -est également un des thèmes les plus présents dans l´œuvre de Jean-Marie Rouart. Dans Avant-guerre, par exemple, prix Renaudot en 1983, on rencontre un petit groupe de jeunes gens, ambitieux et passionnés, qui passe des vacances sur la côte basque en 1933. Des couples se forment et se déchirent. Ces blessures ne seront jamais oubliées. Au fil des années, l'amour, la jalousie, la haine se réveillent : passions du cœur et choix politiques s'entremêlent et tissent la trame inextricable des destins. Ces hommes et ces femmes qui aiment, trompent et sont trompés vont affronter la guerre et l´Occupation. Vichy, Londres ou Alger, ils devront choisir : ils rencontreront la tragédie. Dans ce roman, Jean-Marie Rouart prétend répondre à une question qui le hante : «Qu´aurais-je fait si j´avais eu vingt ans en 1933 ?».

Le prochain livre de Jean-Marie Rouart paraît ces jours –ci chez Gallimard. Il s´intitule Mes révoltes et il nous est présenté comme l´interrogation du mystère de la destinée de l´auteur lui-même: « Il s'efforce de comprendre les épisodes et les drames qui l'ont confronté à autant d'échecs que de réussites, de bonheurs que de malheurs. Analysant les aléas d'une jeunesse hantée par l'idée de la déchéance, il se penche sur les coïncidences qui l'ont amené, à travers tant de vicissitudes, à se lier avec des hommes d'exception : Jean d'Ormesson, Raymond Aron, Michel Déon, Jacques Vergès ou François Mitterrand (…) Se sentant en permanence le jouet de forces obscures, il tire de son expérience le sentiment d'avoir bénéficié d'une forme de miracle. Peut-être ce parcours en dents de scie était-il étrangement écrit dans les étoiles».

Conjurant l´échec qui l´a toujours poursuivi, Jean-Marie Rouart a toujours trouvé le salut dans la littérature en général et dans le roman en particulier. Le roman qui donne toute la saveur à la grande Histoire. C´est ce que l´on pouvait déjà lire en filigrane dans son remarquable discours de réception à l´Académie Française le 12 novembre 1998 où il a affirmé ce qui suit sur l´apport du roman à l´Histoire«: il lui donne une chair, un climat, des saveurs. Il lui restitue la couleur chaude du sang, la fraîcheur délicate des baisers, la douceur de certaines nuits. Sans La Semaine sainte d’Aragon, nous n’aurions jamais eu cette sensation de la lourde pluie qui tombe sur la déroute de Louis XVIII lors de la fuite de Gand, tandis que les mousquetaires rouges pataugent dans la boue. Le roman apporte un contrepoint humain à la geste de l’histoire : dans Le Diable au corps, Radiguet nous montre derrière la tragédie de la guerre de 1914, l’adultère d’une femme qui initie un jeune homme à l’amour. Quand à Stendhal, dans La Chartreuse de Parme, il jette sur la sanglante épopée napoléonienne la lumière dorée d’un romanesque de l’aventure, de la passion, de l’Italie. Sans ce roman qui chevauche à côté de l’histoire, comme notre passé manquerait de vie ! Il lui manquerait les vagabondages, l’imagination, la poésie».

Jean-Marie Rouart est décidément une des plumes les plus mélancoliques et nostalgiques de la littérature française, peut-être parce que, paraphrasant le titre d´un de ses livres, il a passé sa jeunesse à l´ombre de la lumière.

 

 

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