Jean-Marie Rouart ou la guerre des vaincus.
Est-ce que nous ne savons pas aimer ? Question peut-être idiote,
diront certains. Question qui est, néanmoins, à l´ordre du jour quand il s´agit
d´un livre de Jean-Marie Rouart. Un de ses livres, paru en 2002, ne s´intitule-t-il
pas, au fait, Nous ne savons pas aimer ?
Issu d´une famille de peintres (dont Augustin Rouart, son père), Jean-Marie
Rouart, né le 8 avril 1943 à Neuilly-sur-Seine, élu à l´Académie Française en 1997, au fauteuil de Georges Duby, a construit, au fil des ans, une
œuvre (récompensée par plusieurs prix comme le Renaudot pour Avant-guerre
ou l´Interallié pour Les feux du pouvoir) tissée autour de trois
idées-maîtresses : l´amour, l´échec et le désespoir menant au suicide. À
ce dernier sujet, il a consacré un excellent essai, Ils ont choisi la nuit,
(publié une première fois en 1985 et repris en 2003 dans la collection Les
cahiers rouges, chez Grasset). Jadis, du temps où vivre tenait du miracle, où
il fallait disputer sa survie aux massacres, à la peste, à la famine, la foi
avait construit en Europe un monde simple et ordonné où les mythes des grands
héros positifs avaient été enfantés. Maintenant, voici venu le temps, écrit
Jean-Marie Rouart, des héros négatifs : «enfants nocturnes de la fracture
du siècle avec leurs beaux visages angoissés, héros brisés, infirmes, feux
follets des décombres, ombres errantes de la décadence dont la frêle silhouette
hante nos crépuscules (…) Plutôt que de relever de vieux mythes surannés, nous
cherchons nos héros ailleurs, parmi les grands accidentés du siècle, dans les
débris d´une grande voiture calcinée, dans la solitude d´un cimetière grec,
dans la salle de réanimation d´un hôpital. Ce ne sont plus la mer, le soleil et
le ciel qui nous donnent leurs héros, ce sont les poisons, les drogues et
toutes les ivresses mortelles qui vomissent leurs grands spectres défigurés».Dans
cet essai, on côtoie les ombres de Romain Gary, Stefan Zweig, Hemingway, Jack
London, Drieu La Rochelle et même Napoléon qui avait voulu en finir en deux
circonstances différentes de sa vie. À Napoléon, il a d´ailleurs consacré en
2012 une sorte de biographie sentimentale intitulée Napoléon ou la Destinée.
Dans un essai publié en 1998, intitulé La noblesse des vaincus, un peu dans
la même veine du livre Ils ont choisi la nuit, Jean-Marie Rouart brosse le
portrait de quelques écrivains qui ne tiennent leur grandeur que de la
blessure, de l´échec, de la défaite, dont Musset, Aragon, Anaïs Nin, Cendrars,
Casanova, Barrès, Byron ou Montaigne. Dans le texte d´ouverture en guise de
préface, «La bannière noire des vaincus», il écrit : «J´ai toujours aimé
les vaincus. Les vainqueurs m´ennuient. Ils ne me parlent pas. D´ailleurs,
qu´ont-ils à nous dire ? Le succès, si riche en visages, est pauvre de
mots. Il y a dans la victoire quelque chose de métallique, d´inhumain,
d´implacable qui glace la sympathie. S´être donné tant de mal pour ressembler à
une statue de square avec des lauriers de plâtre ! Et puis le succès
n´apprend rien : c´est aussi bête que la chance, que l´argent, que l´amour
partagé(…) Les grands conquérants n´aiment pas le succès. Ils le recherchent.
Ils brûlent de l´atteindre, mais vite il les dégoûte : il les menace de sa
stérile immobilité. Il ne satisfait que les ambitieux inférieurs». Plus loin,
il ajoute : «La défaite est tellement plus intelligente. On pourrait
passer da vie à la méditer. D´ailleurs que fait-on d´autre ? C´est auprès
d´elle que l´on puise ses vraies ressources, que l´on sublime ses revanches.
Sans cette halte forcée, il n´y a ni approfondissement ni introspection
salutaire. Que faire de cette défaite ? C´est le point de départ de toute
création, l´aiguillon de toute recherche métaphysique».
Mais Jean-Marie Rouart est aussi un
écrivain qui n´a cessé de s´interroger sur l´idée que l´on se fait de la France
(voir Adieu à la France qui s´en va), parfois sombrant un peu, il est
vrai, dans la mélancolie, mais en faisant le plus souvent preuve d´une énorme
lucidité. Cette France qui s´en va est celle que l´on reconnaît à chaque coin
de rue, surtout en province. La province pour lui a d´ailleurs toujours un goût
d´été : «Ce village du Béarn, je l´identifiais à son odeur : une
bonne grosse odeur aigrelette de fumier pourrissant au soleil, de bouses
déposées dédaigneusement par les vaches maigres à longues cornes autour
desquelles virevoltaient des mouches bleues, de fougères roussies au soleil qui
se décomposaient lentement. À ces senteurs paysannes de fermentation et de
bêtes, relevées par le suint âcre de brebis, il fallait ajouter les effluves
fades et boueux d´un jeune gave qui dévalait de la montagne. Dans l´air doux,
d´une douceur émolliente, tropicale, saturé d´humidité, résonnait le tintement
de la cloche de l´église. C´était un
pays fait pour la sieste, la méditation, la pêche à la ligne. L´été, dans la
maison familiale, les persiennes demeuraient fermées jusqu´au soir, tentant de
filtrer l´air tiède. De fraîcheur, on n´en trouvait que dans la vaste cuisine
dallée qui sentait la vieille soupe où un chat noir déambulait d´un air
négligeant près du garde –manger. Voilà des siècles que ce village immuable se
hâtait lentement vers son avenir». Ce livre, paru en 2003, qui mêle
autobiographie et histoire, se penche sur une énigme : qu´est-ce que la
France ? Ou plutôt : quelle est sa France, c´est-à-dire celle de Jean
–Marie Rouart ? Sa France, de son aveu même, est «un jeu de miroirs avec
la mémoire», et aussi une aptitude à l´universel toujours contrariée par des
régressions identitaires, c´est une façon d´aimer, une manière agnostique de
rester chrétien. Comme on nous le rappelle dans la quatrième de couverture,
l´auteur a choisi dans ce livre de voyager par l´esprit dans l´éternité d´une
nation où l´on a l´habitude de faire de la littérature avec l´histoire, et de
la politique avec la littérature. Là-dessus, il sait bien de quoi il retourne.
C´est que Jean-Marie Rouart -qui est également journaliste- a toujours eu une
façon très particulière d´être chrétien et de droite, ce qui lui a valu pas mal
d´ennuis. En 2003, alors qu´il dirigeait le Figaro littéraire, une polémique
autour d´un article où il s´était insurgé contre les propos d´un certain
général qui avait défendu la torture dans la guerre d´Algérie, avait poussé la
direction du quotidien à se débarrasser de ce personnage encombrant, aux goûts
étranges (dont la passion pour l´œuvre de Louis Aragon), voué aux gémonies,
entre autres, par le courrier des lecteurs du journal...
En 2019, il a publié chez Plon le Dictionnaire amoureux de Jean d´Ormesson,
un émouvant hommage sous forme de dictionnaire à un auteur français dont il fut
un des meilleurs amis et qui est décédé en décembre 2017. En janvier 2021,
trois ans après La vérité sur la comtesse Berdaiev, Jean-Marie Rouart a renoué
avec le roman en publiant Ils voyagèrent vers des pays perdus et le moins que
l´on puisse dire c´est qu´il s´agit d´un roman qui déroge un peu à la formule
traditionnelle de l´auteur. C´est un roman picaresque derrière lequel se cache
un conte philosophique où, plus sérieusement, l´auteur s´interroge sur
l´Histoire et leurs folies, ainsi que sur certaines énigmes troublantes de la
Résistance et de la Collaboration et également sur le temps qui fait l´Histoire
et défait les amours.
Dans ce roman, Jean-Marie Rouart mêle non seulement histoire et fiction,
mais en plus il donne à l´histoire des contours uchroniques. Rappelons les
faits historiques survenus lors de la seconde guerre mondiale. Le 8 novembre
1942, les Alliés envahissent l´Afrique du Nord française. Craignant un
débarquement dans le sud de la France, alors théoriquement libre (c´est –à-dire
sous la coupe du gouvernement collaborationniste de Vichy), Hitler décide
d´envahir la zone libre. Mussolini se joint à lui et la France est alors
totalement occupée, dans la région des Alpes par l'Italie et dans tout le reste
de la France par l'Allemagne. Imaginons alors que le maréchal Pétain eut quitté
Vichy pour rejoindre Alger où les Américains viennent de débarquer. À Londres,
après la consternation, c´est l´affolement. Le Général De Gaulle, qui a songé
au suicide, décide de rassembler ses troupes et d´affréter un bateau de guerre
surnommé «le cercueil flottant». C´est imaginatif et remarquablement écrit,
mais c´est quand même un peu surfait, peut-être un des livres les moins réussis
de l´auteur.
L´amour –souvent associé à la politique -est également un des thèmes les
plus présents dans l´œuvre de Jean-Marie Rouart. Dans Avant-guerre, par
exemple, prix Renaudot en 1983, on rencontre un petit groupe de jeunes gens,
ambitieux et passionnés, qui passe des vacances sur la côte basque en 1933. Des
couples se forment et se déchirent. Ces blessures ne seront jamais oubliées. Au
fil des années, l'amour, la jalousie, la haine se réveillent : passions du cœur
et choix politiques s'entremêlent et tissent la trame inextricable des destins.
Ces hommes et ces femmes qui aiment, trompent et sont trompés vont affronter la
guerre et l´Occupation. Vichy, Londres ou Alger, ils devront choisir : ils
rencontreront la tragédie. Dans ce roman, Jean-Marie Rouart prétend répondre à
une question qui le hante : «Qu´aurais-je fait si j´avais eu vingt ans en
1933 ?».
Le prochain livre de Jean-Marie Rouart paraît ces jours –ci chez Gallimard.
Il s´intitule Mes révoltes et il nous est présenté comme l´interrogation du
mystère de la destinée de l´auteur lui-même: « Il s'efforce de comprendre
les épisodes et les drames qui l'ont confronté à autant d'échecs que de
réussites, de bonheurs que de malheurs. Analysant les aléas d'une jeunesse
hantée par l'idée de la déchéance, il se penche sur les coïncidences qui l'ont
amené, à travers tant de vicissitudes, à se lier avec des hommes d'exception :
Jean d'Ormesson, Raymond Aron, Michel Déon, Jacques Vergès ou François
Mitterrand (…) Se sentant en permanence le jouet de forces obscures, il tire de
son expérience le sentiment d'avoir bénéficié d'une forme de miracle. Peut-être
ce parcours en dents de scie était-il étrangement écrit dans les étoiles».
Conjurant l´échec
qui l´a toujours poursuivi, Jean-Marie Rouart a toujours trouvé le salut dans
la littérature en général et dans le roman en particulier. Le roman qui donne
toute la saveur à la grande Histoire. C´est ce
que l´on pouvait déjà lire en filigrane dans son remarquable discours de
réception à l´Académie Française le 12 novembre 1998 où il a affirmé
ce qui suit sur l´apport du roman à l´Histoire«: il lui donne
une chair, un climat, des saveurs. Il lui restitue la couleur chaude du sang,
la fraîcheur délicate des baisers, la douceur de certaines nuits. Sans La
Semaine sainte d’Aragon, nous n’aurions jamais eu cette sensation de la
lourde pluie qui tombe sur la déroute de Louis XVIII lors de la fuite de Gand,
tandis que les mousquetaires rouges pataugent dans la boue. Le roman apporte un
contrepoint humain à la geste de l’histoire : dans Le Diable au corps,
Radiguet nous montre derrière la tragédie de la guerre de 1914, l’adultère
d’une femme qui initie un jeune homme à l’amour. Quand à Stendhal, dans La
Chartreuse de Parme, il jette sur la sanglante épopée napoléonienne la lumière
dorée d’un romanesque de l’aventure, de la passion, de l’Italie. Sans ce roman
qui chevauche à côté de l’histoire, comme notre passé manquerait de vie ! Il
lui manquerait les vagabondages, l’imagination, la poésie».
Jean-Marie Rouart est décidément
une des plumes les plus mélancoliques et nostalgiques de la littérature
française, peut-être parce que, paraphrasant le titre d´un de ses livres, il a
passé sa jeunesse à l´ombre de la lumière.
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