Tristesse et
beauté: le Japon de Yasunari Kawabata.
Parfois les titres des livres d´un écrivain traduisent la quintessence de
son œuvre voire l´image que l´on se fait du pays auquel il appartient. Certes,
nombre de pays s´appuient sur un mythe et les étrangers souvent les imaginent
au travers d´une foule de poncifs que la réalité peut démentir assez aisément.
Toujours est-il qu´il y a d´ordinaire là-dessus une part de vérité aussi ténue
soit-elle. Lorsque vous entendez le mot Japon, vous pensez presque
automatiquement à une civilisation où le respect et les bonnes règles de
propreté se cultivent dès l´enfance –il suffit de voir la façon civilisée dont
ils nettoient les gradins après les matchs de football, comme on l´a vu encore
une fois lors de la dernière Coupe du Monde -, mais aussi un pays avec un taux fort
élevé de suicides (en baisse quand même depuis des années) et une tristesse qui
semble imprégner la vie quotidienne. Cette tristesse est-elle néanmoins aussi
réelle que cela ? Et comment se traduit-elle dans la littérature
japonaise ? Or, la littérature japonaise est aussi riche et variée que
celle des autres grands pays et pourtant si l´on s´en tient par exemple aux
livres de Yasunari Kawabata, c´est vrai qu´il y a une certaine tristesse qui se
dégage de ses romans, contes ou
nouvelles. Cette réalité tire peut-être sa source de la vie même de l´auteur.
Né à Osaka le 11 juin 1899 –année fertile littérairement où sont nés aussi
Michaux, Hemingway, Nabokov ou Borges –, Yasunari Kawabata, prix Nobel de
Littérature en 1968, était obsédé par la quête du beau, la solitude et la mort.
Né pendant l´ère Meiji, il était le deuxième enfant (après sa sœur Yoshiko)
d´une famille prospère et cultivée. Pourtant, le malheur est tôt venu frapper à
sa porte. Son père, médecin et fin lettré –amateur de poésie chinoise et de
peinture – est mort de tuberculose en janvier 1901 et sa mère lui a emboîté le
pas un an plus tard, décédée de la même maladie, Henri Michaux ayant d´ailleurs
écrit dans Un barbare en Asie que le Japon était l´endroit au monde où il y
avait le plus de tuberculeux. Cette douleur a, cela va sans dire, laissé des
traces chez le futur écrivain qui dans les Lettres à ses parents écrit :
«Je ne sais même pas à quel âge vous avez disparu». Chacune de ces lettres se
termine par la même phrase : «Reposez en paix, vous qui êtes morts sans
avoir laissé à votre unique fils aucun moyen de se souvenir de vous». En fait,
il ne conservait de son père que des photos qu´il finirait par perdre et de sa
mère même pas le plus petit portrait. Dans son livre de 1999 sur les cinq
écrivains cités plus haut nés en 1899, intitulé Paysages originels (éditions du
Seuil), Olivier Rolin nous fait savoir que Yasunari Kawabata semblait ne pas
pardonner à ses parents d´avoir fait de lui, en l´abandonnant, «un homme
complètement tordu». Dans une des Lettres, il écrit : La peur et la honte
que vous avez semées dans mon cœur d´enfant y sont restées profondément
enracinées(…) J´éprouvais un dégoût presque hystérique lorsque j´étais obligé
d´écouter les autres me parler de vous».
À la mort de sa mère, Yasunari
Kawabata fut recueilli par ses grands-parents paternels, mais sa grand-mère est
morte en 1906, sa sœur en 1909, et son grand-père en 1914. Ce grand-père était
d´ailleurs une figure atypique qui est souvent évoquée dans sa future
autobiographie en miettes L´Adolescent. Personnage «infantile et fou», auteur
d´un traité sur l´importance de la géomancie dans la construction d´une maison,
son grand-père appliquait ses intuitions de géomancien en détruisant des maisons
qu´il reconstruisait ensuite avant de vendre pour trois fois rien les terres
qu´il possédait. C´est donc avec ce grand-père ruiné, aveugle, grabataire, que
Kawabata a passé son adolescence – avant de se trouver seul au monde à l´âge de
15 ans -, une expérience qui a procuré au futur auteur une indiscutable matière
romanesque. En effet, il avait installé, au chevet de son grand-père –qui,
aveugle, ne s´en était nullement aperçu – un tabouret au bord duquel était fixé
une chandelle. C´est sur ce tabouret qu´il a pris des notes sur l´agonie de son
grand –père qui ne voyait et ne soupçonnait rien. Ce récit – L´Adolescent – est
marqué par l´opposition entre la figure sombre de son grand-père et celle,
lumineuse, de Kiyono, le bel adolescent qui partageait avec Kawabata sa chambre
d´internat, un jeune choyé par des parents respectables. Dans ce récit, il
confesse que son enfance triste a été marquée par la peur de mourir jeune.
Comme l´écrit Olivier Rolin dans l´ouvrage cité plus haut, «lui qui sera obsédé
par la beauté, si amoureux de la vigueur animale de la jeunesse, sa propre
enfance se déroule sous l´empire insistant de la maladie et de la mort».
Olivier Rolin ajoute qu´il y a une inclination morbide dans l´œuvre de Kawabata
à telle enseigne qu´il ressemble à un ordonnateur de pompes funèbres. Dans La
Danseuse d´Izu, il y a le deuil d´un enfant mort, dans Ossements, il raconte la
crémation de son grand-père, dans Nuée d´oiseaux blancs, l´histoire tourne
autour des obsèques d´une amante, enfin, dans Récits de la paume de la main, il
est souvent question de mort et de rites mortuaires, comme dans le récit
Maquillage qui débute ainsi : «La fenêtre des toilettes de notre maison
donne sur les toilettes du funerarium de Yanaka». À ce sujet, Olivier Rolin écrit
encore: «La mort, ce sont des rites, mais surtout des corps devenus purs
objets. Il y a chez Kawabata une présence insistante du cadavre, et du devenir
-cadavre : beaucoup de la perversité des Belles endormies tient évidemment
à ce rapport entre des quasi-mortes et des bientôt morts, de très jeunes filles
assommées de somnifères et des
vieillards sur le point de trépasser. Et la façon dont est observé, touché,
retourné, le corps inerte des «belles» n´est pas très différente de celle dont
on use, dans les salles d´anatomie, avec les cadavres».
S´il y a donc une ambiance de tristesse dans les fictions de Kawabata, elle
va souvent de pair avec la beauté, même s´il s´agit le plus souvent d´une
beauté pernicieuse. Le titre d´un de ses romans les plus connus est justement
Tristesse et beauté. Dans son livre d´essais Tu écriras sur le bonheur,
anthologie de textes de critique littéraire, l´écrivaine franco-vietnamienne
Linda Lê, récemment décédée, réserve une place de choix à Yasunari Kawabata.
Sur Tristesse et beauté, elle écrit : «Dans les parties de chasse
amoureuse que met en scène Kawabata, les femmes sont des biches qui soupirent
après leur éventreur, devancent l´hallali et se jettent dans la mort avec une
volupté convulsive. Mais au-dessus de ce charnier de biches assassinées plane
un vol de bébés vautours, une nuée de jeunes filles ardentes et vengeresses,
qui fondent sur la masse des hommes, choisissent leur proie et plantent leurs
serres novices dans les entrailles de celui qui croyait être un chasseur de
bonne fortune». Linda Lê caractérise ainsi on ne peut mieux l´atmosphère
maladive mise en scène par l´écrivain japonais. Elle ajoute : «Chez
Kawabata, les beautés élégiaques, qui se laissent dépouiller, abandonner,
prostituer, éviscérer par amour, préparent en silence l´avènement des beautés
pernicieuses, ces petits démons qui exécuteront autour du mâle la danse de la
mort. Dans Tristesse et beauté, la mort esquisse ses premiers pas pendant que
sonnent les cloches de fin d´année dans le monastère de Kyoto. Oki, le romancier vieillissant, cherche à revoir un
ancien amour. Elle avait seize ans, lui plus de trente. Au lendemain de la
rupture, elle avait trouvé refuge chez les fous, lui dans l’écriture d’un roman
qui devait lui apporter argent et gloire. En sortant de chez les fous, elle
choisit de ne plus se donner qu’à l’art et devint peintre renommé. Un quart de
siècle plus tard, il tente de renouer avec le passé. Mais le destin a placé aux
côtés de la femme peintre une élève de dix-sept ans, diaboliquement belle et
diaboliquement dévouée à son professeur.».
Dans un autre grand livre de Kawabata, Le grondement de la montagne, un
vieil homme entend ou croit entendre un rugissement venu du cœur de la terre
qu´il perçoit comme la révélation de sa fin prochaine. Seules les splendeurs fugitives de la nature, les arabesques
émouvantes des oiseaux et la silhouette blanche et délicate de sa jeune
belle-fille parviennent à le distraire de son obsession et de son angoisse. Avec ce roman, l’écrivain confronte son
personnage, hanté par la vieillesse, la mort, le rêve impossible d’un érotisme
lumineux, aux grands moments de sa vie, à ses déceptions, à ses échecs, à
l’écoulement des saisons ou à la beauté éphémère d’un cerisier en fleur par un
matin d’hiver.
Enfin, éloquente à plus d´un titre est la Correspondance de Kawabata avec
Yukio Mishima, l´écrivain du sang, de l´éclat, de l´éros. Si, en principe, ils
étaient bien différents, il y avait néanmoins des caractéristiques personnelles
qui les rapprochaient et une phrase prononcée par Kawabata lui-même en est
l´illustration suprême : «Tout
artiste qui aspire au vrai, au bien et au beau comme objet ultime de sa quête
est fatalement hanté par le désir de forcer l’accès difficile du monde des démons,
et cette pensée, qu’elle soit apparente ou dissimulée, hésite entre la peur et
la prière.». L´écrivaine Diane de Margerie nous aide à déchiffrer cette
énigme : «C’est peut-être là, dans les enfers, que les deux écrivains se
rencontrent le mieux et il n’est pas défendu de penser que, pudique et retenu,
Kawabata a secrètement trouvé en Mishima un double allant à l’extrême qui n’a
pas manqué, parfois, de le révéler à lui-même. »
Toujours est-il que Yukio Mishima a mis fin à ses jours le 25 novembre 1970
et Yasunari Kawabata en a fait de même
le 16 avril 1972, à moins de deux ans d´intervalle, accentuant ainsi une
étrange ressemblance…
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire