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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

dimanche 29 janvier 2023

Chronique de février 2023.

 


Tristesse et beauté: le Japon de Yasunari Kawabata.

Parfois les titres des livres d´un écrivain traduisent la quintessence de son œuvre voire l´image que l´on se fait du pays auquel il appartient. Certes, nombre de pays s´appuient sur un mythe et les étrangers souvent les imaginent au travers d´une foule de poncifs que la réalité peut démentir assez aisément. Toujours est-il qu´il y a d´ordinaire là-dessus une part de vérité aussi ténue soit-elle. Lorsque vous entendez le mot Japon, vous pensez presque automatiquement à une civilisation où le respect et les bonnes règles de propreté se cultivent dès l´enfance –il suffit de voir la façon civilisée dont ils nettoient les gradins après les matchs de football, comme on l´a vu encore une fois lors de la dernière Coupe du Monde -, mais aussi un pays avec un taux fort élevé de suicides (en baisse quand même depuis des années) et une tristesse qui semble imprégner la vie quotidienne. Cette tristesse est-elle néanmoins aussi réelle que cela ? Et comment se traduit-elle dans la littérature japonaise ? Or, la littérature japonaise est aussi riche et variée que celle des autres grands pays et pourtant si l´on s´en tient par exemple aux livres de Yasunari Kawabata, c´est vrai qu´il y a une certaine tristesse qui se dégage  de ses romans, contes ou nouvelles. Cette réalité tire peut-être sa source de la vie même de l´auteur.

Né à Osaka le 11 juin 1899 –année fertile littérairement où sont nés aussi Michaux, Hemingway, Nabokov ou Borges –, Yasunari Kawabata, prix Nobel de Littérature en 1968, était obsédé par la quête du beau, la solitude et la mort. Né pendant l´ère Meiji, il était le deuxième enfant (après sa sœur Yoshiko) d´une famille prospère et cultivée. Pourtant, le malheur est tôt venu frapper à sa porte. Son père, médecin et fin lettré –amateur de poésie chinoise et de peinture – est mort de tuberculose en janvier 1901 et sa mère lui a emboîté le pas un an plus tard, décédée de la même maladie, Henri Michaux ayant d´ailleurs écrit dans Un barbare en Asie que le Japon était l´endroit au monde où il y avait le plus de tuberculeux. Cette douleur a, cela va sans dire, laissé des traces chez le futur écrivain qui dans les Lettres à ses parents écrit : «Je ne sais même pas à quel âge vous avez disparu». Chacune de ces lettres se termine par la même phrase : «Reposez en paix, vous qui êtes morts sans avoir laissé à votre unique fils aucun moyen de se souvenir de vous». En fait, il ne conservait de son père que des photos qu´il finirait par perdre et de sa mère même pas le plus petit portrait. Dans son livre de 1999 sur les cinq écrivains cités plus haut nés en 1899, intitulé Paysages originels (éditions du Seuil), Olivier Rolin nous fait savoir que Yasunari Kawabata semblait ne pas pardonner à ses parents d´avoir fait de lui, en l´abandonnant, «un homme complètement tordu». Dans une des Lettres, il écrit : La peur et la honte que vous avez semées dans mon cœur d´enfant y sont restées profondément enracinées(…) J´éprouvais un dégoût presque hystérique lorsque j´étais obligé d´écouter les autres me parler de vous».

  À la mort de sa mère, Yasunari Kawabata fut recueilli par ses grands-parents paternels, mais sa grand-mère est morte en 1906, sa sœur en 1909, et son grand-père en 1914. Ce grand-père était d´ailleurs une figure atypique qui est souvent évoquée dans sa future autobiographie en miettes L´Adolescent. Personnage «infantile et fou», auteur d´un traité sur l´importance de la géomancie dans la construction d´une maison, son grand-père appliquait ses intuitions de géomancien en détruisant des maisons qu´il reconstruisait ensuite avant de vendre pour trois fois rien les terres qu´il possédait. C´est donc avec ce grand-père ruiné, aveugle, grabataire, que Kawabata a passé son adolescence – avant de se trouver seul au monde à l´âge de 15 ans -, une expérience qui a procuré au futur auteur une indiscutable matière romanesque. En effet, il avait installé, au chevet de son grand-père –qui, aveugle, ne s´en était nullement aperçu – un tabouret au bord duquel était fixé une chandelle. C´est sur ce tabouret qu´il a pris des notes sur l´agonie de son grand –père qui ne voyait et ne soupçonnait rien. Ce récit – L´Adolescent – est marqué par l´opposition entre la figure sombre de son grand-père et celle, lumineuse, de Kiyono, le bel adolescent qui partageait avec Kawabata sa chambre d´internat, un jeune choyé par des parents respectables. Dans ce récit, il confesse que son enfance triste a été marquée par la peur de mourir jeune. Comme l´écrit Olivier Rolin dans l´ouvrage cité plus haut, «lui qui sera obsédé par la beauté, si amoureux de la vigueur animale de la jeunesse, sa propre enfance se déroule sous l´empire insistant de la maladie et de la mort». Olivier Rolin ajoute qu´il y a une inclination morbide dans l´œuvre de Kawabata à telle enseigne qu´il ressemble à un ordonnateur de pompes funèbres. Dans La Danseuse d´Izu, il y a le deuil d´un enfant mort, dans Ossements, il raconte la crémation de son grand-père, dans Nuée d´oiseaux blancs, l´histoire tourne autour des obsèques d´une amante, enfin, dans Récits de la paume de la main, il est souvent question de mort et de rites mortuaires, comme dans le récit Maquillage qui débute ainsi : «La fenêtre des toilettes de notre maison donne sur les toilettes du funerarium de Yanaka». À ce sujet, Olivier Rolin écrit encore: «La mort, ce sont des rites, mais surtout des corps devenus purs objets. Il y a chez Kawabata une présence insistante du cadavre, et du devenir -cadavre : beaucoup de la perversité des Belles endormies tient évidemment à ce rapport entre des quasi-mortes et des bientôt morts, de très jeunes filles assommées de  somnifères et des vieillards sur le point de trépasser. Et la façon dont est observé, touché, retourné, le corps inerte des «belles» n´est pas très différente de celle dont on use, dans les salles d´anatomie, avec les cadavres».  

S´il y a donc une ambiance de tristesse dans les fictions de Kawabata, elle va souvent de pair avec la beauté, même s´il s´agit le plus souvent d´une beauté pernicieuse. Le titre d´un de ses romans les plus connus est justement Tristesse et beauté. Dans son livre d´essais Tu écriras sur le bonheur, anthologie de textes de critique littéraire, l´écrivaine franco-vietnamienne Linda Lê, récemment décédée, réserve une place de choix à Yasunari Kawabata. Sur Tristesse et beauté, elle écrit : «Dans les parties de chasse amoureuse que met en scène Kawabata, les femmes sont des biches qui soupirent après leur éventreur, devancent l´hallali et se jettent dans la mort avec une volupté convulsive. Mais au-dessus de ce charnier de biches assassinées plane un vol de bébés vautours, une nuée de jeunes filles ardentes et vengeresses, qui fondent sur la masse des hommes, choisissent leur proie et plantent leurs serres novices dans les entrailles de celui qui croyait être un chasseur de bonne fortune». Linda Lê caractérise ainsi on ne peut mieux l´atmosphère maladive mise en scène par l´écrivain japonais. Elle ajoute : «Chez Kawabata, les beautés élégiaques, qui se laissent dépouiller, abandonner, prostituer, éviscérer par amour, préparent en silence l´avènement des beautés pernicieuses, ces petits démons qui exécuteront autour du mâle la danse de la mort. Dans Tristesse et beauté, la mort esquisse ses premiers pas pendant que sonnent les cloches de fin d´année dans le monastère de Kyoto. Oki, le romancier vieillissant, cherche à revoir un ancien amour. Elle avait seize ans, lui plus de trente. Au lendemain de la rupture, elle avait trouvé refuge chez les fous, lui dans l’écriture d’un roman qui devait lui apporter argent et gloire. En sortant de chez les fous, elle choisit de ne plus se donner qu’à l’art et devint peintre renommé. Un quart de siècle plus tard, il tente de renouer avec le passé. Mais le destin a placé aux côtés de la femme peintre une élève de dix-sept ans, diaboliquement belle et diaboliquement dévouée à son professeur.». 

Dans un autre grand livre de Kawabata, Le grondement de la montagne, un vieil homme entend ou croit entendre un rugissement venu du cœur de la terre qu´il perçoit comme la révélation de sa fin prochaine. Seules les splendeurs fugitives de la nature, les arabesques émouvantes des oiseaux et la silhouette blanche et délicate de sa jeune belle-fille parviennent à le distraire de son obsession et de son angoisse. Avec ce roman, l’écrivain confronte son personnage, hanté par la vieillesse, la mort, le rêve impossible d’un érotisme lumineux, aux grands moments de sa vie, à ses déceptions, à ses échecs, à l’écoulement des saisons ou à la beauté éphémère d’un cerisier en fleur par un matin d’hiver. 

Enfin, éloquente à plus d´un titre est la Correspondance de Kawabata avec Yukio Mishima, l´écrivain du sang, de l´éclat, de l´éros. Si, en principe, ils étaient bien différents, il y avait néanmoins des caractéristiques personnelles qui les rapprochaient et une phrase prononcée par Kawabata lui-même en est l´illustration suprême : «Tout artiste qui aspire au vrai, au bien et au beau comme objet ultime de sa quête est fatalement hanté par le désir de forcer l’accès difficile du monde des démons, et cette pensée, qu’elle soit apparente ou dissimulée, hésite entre la peur et la prière.». L´écrivaine Diane de Margerie nous aide à déchiffrer cette énigme : «C’est peut-être là, dans les enfers, que les deux écrivains se rencontrent le mieux et il n’est pas défendu de penser que, pudique et retenu, Kawabata a secrètement trouvé en Mishima un double allant à l’extrême qui n’a pas manqué, parfois, de le révéler à lui-même. »

Toujours est-il que Yukio Mishima a mis fin à ses jours le 25 novembre 1970 et  Yasunari Kawabata en a fait de même le 16 avril 1972, à moins de deux ans d´intervalle, accentuant ainsi une étrange ressemblance…

   

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