Leo Perutz, un maître du jugement dernier.
S´il n´a jamais
atteint la réputation de ces grands écrivains que la littérature de langue
allemande a enfantés au vingtième siècle comme Franz Kafka, Thomas Mann, Ernst
Jünger, Robert Musil et quelques autres, Leo Perutz en est néanmoins un des
plus originaux et éclatants. La regrettée Linda Lê a écrit un jour que ce juif
de nationalité autrichienne, né à Prague –comme Franz Kafka - le 2 novembre
1882, se voulait, à la manière de Bruegel et de Goya, «un maître du jugement
dernier» -titre d´un de ses romans–choisissant l´Apocalypse comme seul sujet,
les ruines comme décor naturel, l´autodestruction comme unique moteur de ses
héros et l´enfer comme but de leurs errances.
Fils aîné de Benedikt Perutz, industriel prospère dans le
textile, Leonard Perutz, dit Leo Perutz, est issu d´une famille d´ascendance
juive-espagnole (peut-être Pérez en espagnol),établie depuis au moins 1730 dans
la ville de Rakovnik, en Bohême –Centrale, alors partie intégrante de l´empire
austro –hongrois (située aujourd´hui en Tchéquie). Essentiellement laïque, la
famille n´attribuait pas une importance primordiale à la religion. Partagé
entre sa passion pour la littérature et l´intérêt pour les mathématiques, il a
fini dans un premier temps par opter pour cette deuxième voie,quittant à l´âge
de 17 ans la ville de Prague pour suivre des études à Vienne, la capitale de
l´empire. Quoiqu´il ne soit pas aujourd´hui connu comme mathématicien, il a
quand même laissé des traces dans cette science exacte, surtout en tant
questatisticien : il a découvert une formule qui porte son nom, employée
pendant des années, pour déterminer les taux de mortalité. Il a également
publié un traité de bridge fondé sur le calcul des probabilités. En ce sens, il
a officié à Trieste dans la compagnie d´assurances italienne Assicurazioni
Generali –où Kafka a également travaillé pendant quelques mois dans les bureaux
de Prague – en tant qu´actuaire, un professionnel justement spécialiste de
l´application du calcul des probabilités et de la statistique aux questions
d´assurances, de prévention, de comptabilité et analyse financière associée et
de prévoyance sociale. Le mot actuaire provient du latin actuarius signifiant
un fonctionnaire qui faisait la tenue des livres comptables dans l´antiquité
romaine.
La capitale de l´empire austro-hongrois était à l´époque,à
l´instar de Londres, Berlin et surtout Paris, un foyer culturel de haute volée
en Europe, à l´avant-garde du monde intellectuel. Dans les traditionnels et cosmopolites
cafés viennois, on pouvait côtoyer des noms de la littérature comme Robert
Musil ou de la peinture comme Egon Schiele ou Gustav Klimt. Pourtant, la
première guerre mondiale –où Leo Perutz, appelé à servir sur le front de l´Est
a reçu une balle dans le poumon –a non seulement mis un terme à cette
effervescence culturelle, mais a surtout provoqué l´écroulement de l´empire des
Habsbourg, une communauté multiculturelle et multiethnique, qui a représenté la
fin de tout un monde que Stefan Zweig a excellemment décrit dans son magnifique
livre Le monde d´hier. Une fois rétabli, Leo Perutz a passé le reste de la
guerre à travailler dans le bureau de presse avant de se marier en 1918.
À cette époque, il avait déjà commencé de se consacrer à
sa véritable passion, la littérature pour laquelle –c´est le moins que l´on
puisse dire – il était particulièrement doué. Il a fréquenté Franz Kafka,
Bertold Brecht, Franz Werfel ou Alexander Lernet-Holenia et quelques noms
majeurs de la littérature universelle ont compté parmi ses admirateurs :
Jorge Luis Borges, Italo Calvino, Graham Greene, Hermann Broch ou le philosophe
Theodor Adorno, entre autres. Borges l´a qualifié de Kafka aventureux et avec
Adolfo Bioy Casares l´a sélectionné pour leur collection de livres policiers El
Séptimo Círculo (Le Septième Cercle). Robert Musil, pour sa part, l´a tenu pour
un des précurseurs de la fiction journalistique.
Pour Linda Lê qui, on l´a déjà vu plus haut, a su décrire
l´univers de Leo Perutz, l´ écrivain autrichien a peuplé son enfer de héros
négatifs qui ne participent de la vie que, pour en éprouver, sur le mode
dérisoire ou sur le mode tragique, l´horreur : «Dans le monde de Perutz,
il n´y a pas d´acquittés, seulement des condamnés. Ceux-là prennent deux
visages : ou bien, ils jouent les bouffons, offrant leur vie comme
divertissement au démiurge ricanant, à
l´exemple de Berl Landfahrer, l´éternel fiancé de la mouise (La nuit sous le
pont de pierre) ou du barbier de Paris qui se croit promis à une haute
destinée(Turlupin) ; ou bien ils se dressent contre ce Dieu qui «se
console des ennuis de l´éternité par l´exercice raffiné de ses vengeances. Leur
révolte fait d´eux des réprouvés, des hommes frappés d´un signe d´infamie tel
le cavalier suédois, portant au front la marque écarlate du gibet, tel Franz
Grumbach, le comte rebelle au visage lacéré (La troisième balle)».
Toujours est-il que dans ses aventures, souvent
rocambolesques, l´humour le dispute à l´invraisemblable. Les énigmes et les
rebondissements s´enchaînent avec en toile de fond un exotisme tapageur. Les
histoires, l´auteur les puise à toutes les sources du riche patrimoine européen,
dans des lieux et des temps qui nous paraissent hétéroclites, mais où la grande
Histoire est un décor vivant et un élément capital des narrations et où le
fantastique naît de l´étrangeté ambiante. Comme l´a écrit Marion van Renterghem
dans Le Monde : «Avec Alexander Lernet Holenia, dont il fut le maître et
l´ami, avec Kafka, Ernst Weiss ou Gustav Meyrink, l´auteur du Golem, qui furent
ses contemporains, Léo Perutz partage le goût pour le rêve et le cauchemar, ou
plutôt pour un monde toujours prêt à basculer, avec cette hésitation permanente
entre ce qui est logique et ce qui est absurde, entre ce qui est rêvé et ce qui
est vécu, entre ce qui est vivant et ce qui est mort, étant entendu que la mort
n´est pas là où l´on croit, mais partout». Toujours selon Marion van
Renterghem, il faudrait peut-être lire Perutz à l´endroit et à l´envers. À
l´endroit, pour le plaisir du suspense, de l´atmosphère envoûtante, et pour
trembler. À l´envers, pour voir se déployer à reculons son extraordinaire
construction romanesque et repérer tous les indicesqu´il met en place comme on
tient un destin, avec le scrupule d´un savant…ou d´un diable.
Son premier livre publié fut La Troisième Balle (1915 ;
en allemand Die dritte Kugel). Il s´agit d´une œuvre baroque, savamment
construite, où le réel et l´imaginaire se superposent. L´intrigue se déroule au
temps de la conquête espagnole en Amérique. À la conquête du trésor des
Aztèques, Cortez œuvre sans relâche pour la gloire de Charles Quint. Franz
Grumbach, Allemand luthérien, voue, par contre, une haine féroce aux
conquistadors et à leurs inquisiteurs. Ilchoisit son camp : ce sera celui
du roi Montezuma. Seul ou presque, rebelle sans arme, Grumbach s´en remet au
Diable qui le dote d´arquebuse et de trois balles.
Son troisième roman, Le Tour du Cadran (1918, Zwischen neun und neun),
fut son premier succès en librairie. Stanislas Demba est étudiant à Vienne. Il
dérobe trois livres à la bibliothèque dans le but de les revendre, mais le
troisième acheteur, suspicieux, appelle la police. Menotté, Demba s´échappe de
justesse en sautant par la fenêtre. Il s´ensuit une errance de vingt-quatre
heures au fil desquelles le jeune homme sillonne la ville en quête de secours
et d´argent. La police étant toujours à ses trousses, il doit redoubler
d´inventivité pour essayer de trouver une issue. Sa quête est pourtant frappée
du sceau de la fatalité, symbolisée par l´aiguille du cadran dont le tour sera
bientôt effectué. Ce roman a éveillé l´attention du cinéma. Dès 1920, la
société M.G.M a acquis les droits d´adaptation, mais sans pour autant réaliser
le film. En 1925, Friedrich Wilhelm Murnau a essayé en vain de racheter les
droits. Il n´est donc passé qu´indirectement à l´écran : en 1965, Alfred
Hitchcock a confié à François Truffaut que c´est Le tour du cadran qui lui
avait inspiré la scène des menottes dans The Lodger (Les cheveux d´or, en
français).
Le marquis de Bolibar (1920,Der Marques de Bolibar) est
le récit d´une autodestruction. Le spectre du marquis de Bolibar – un peu à
l´image du roi Duncan du Macbeth de Shakespeare –plane sur la ville de La
Bisbal et conduit une poignée d´officiers à causer leur propre perte et à
anéantir leur régiment pour l´amour d´une renoncule bleue tatouée sur le sein
d´une morte. Avec le marquis-espion comme passeur, nous sommes introduits dans
l´arrière –monde où les reprouvés se rangent sous la bannière de l´Antéchrist,
où les hommes à la dérive n´ont de choix qu´entre la superstition et un pacte
avec le Diable, où la liberté n´engendre que l´autodestruction, où les morts
règnent sur les vivants, où les voies du Démon, autant que celles du Seigneur,
sont impénétrables.
Dans Le maître du jugement dernier (1923, Der Meister des
Jüngsten Tages), tout commence dans la bonne société de Vienne, en 1909. Au
cours d´un récital privé, on découvre le corps sans vie du célèbre acteur Eugen
Bischoff. Les circonstances de sa mort sont assez mystérieuses. S´agit-il d´un
suicide provoqué ou d´un meurtre maquillé ? Un des suspects est le baron
von Yosh, un homme calculateur, rêveur, et notoirement amoureux de Dina,
l´épouse de Bischoff. Néanmoins, l´enquête menée en secret par Solgrub, membre du
petit cercle, bascule dans l´irrationnel. Ce roman peutêtre lu comme une
dénonciation du monde moderne qui anesthésie les sentiments violents, endort
l´imagination et tue le nerf de la peur.
Dans La neige de Saint-Pierre (1933, St Petri Schnee),
livre interdit par le régime nazi en Allemagne, l´intrigue se passe en 1932 où
Georg Friedrich Amberg, jeune médecin engagé par le baron von Malchin, quitte
Berlin pour le lointain village de Morwede. Sa tâche ne consiste pas à soigner
les paysans, elle s´avère bien plus difficile, car, dans le secret de son
laboratoire, le baron vient de découvrir la neige de Saint-Pierre, un
champignon parasite du blé capable d´agir sur les esprits comme une drogue et
dont il compte bien se servir pour restaurer la ferveur religieuse et le Saint
Empire romain germanique. Pourtant, la drogue, expérimentée sur les paysans de
Morwede et l´entourage du baron, les fera brandir le drapeau d´une toute autre
religion. La Neige de Saint-Pierre est le roman de la manipulation et du
pouvoir.
Le cavalier suédois (1936, Der schwedische Reiter) est le
livre que Leo Perutz considérait lui-même comme son livre le plus réussi. Au
tout début du dix-huitième siècle, l´armée suédoise défait les troupes russes
de Pierre Le Grand, assurant à son roi, Charles XII, de Suède, l´hégémonie sur
la Pologne et le Danemark. Or, il arrive qu´un déserteur, Christian von Tornfeld,
d´origine suédoise, et un simple voleur, vont se rencontrer un jour d´hiver
dans les plaines de Silésie, non loin de la frontière de Pologne. Christian von
Tornfeld, d´origine suédoise, a déserté l´armée polonaise et rêve de rejoindre
les rangs de Charles XII. Le voleur, quant à lui, veut échapper à la potence,
ainsi qu´aux forges de l´évêché (appelé aussi «l´enfer de l´évêque») un lieu où
le gîte est assuré mais où l´on mène une terrible vie de forçat. Tous deux vont
trouver refuge dans un moulin abandonné et hanté. Fruit du hasard et du pacte
avec un revenant, un plan machiavélique va germer dans l´esprit du voleur qui
l´amènera à usurper l´identité de son compagnon d´infortune et devenir de la
sorte «le cavalier suédois»…
En 1938, à la suite de l´Anschluss, Leo Perutz a pris la
décision de quitter l´Autriche. D´abord, il a vécu quelque temps à Venise avant
de rejoindre son frère en Palestine, encore
sous mandat britannique à l´époque. Il s´est d´abord installé à Tel Aviv
où il a repris son métier d´actuaire, mais son adaptation ne se sera pas
produite sous les meilleurs auspices. Il éprouvait une énorme nostalgie pour
l´Europe cosmopolite de l´empire multiculturel et multiethnique où il avait
grandi et qui s´est effritée après la Grande Guerre de 14-18. Anti
-nationaliste, on dit il n´était pas non plus à proprement parler un grand
enthousiaste du nouvel État d´Israël et qu´il regrettait même l´exode des
Arabes de Jérusalem, ville où il avait entre-temps déménagé en raison du
climat, plus frais que celui de Tel Aviv.
En 1951, il a récupéré la nationalité autrichienne et la
famille a passé le plus clair de son temps entre l´Autriche et le Proche
–Orient. En 1953, il a publié son premier livre après l´exil de 1938, La nuit
sous le pont de pierre (Nachts unter der steinernen Brücke). C´est à Bad Ischl,
une station thermale du sud de la Haute-Autriche, près de Salzbourg, que Leo
Perutzs´est éteint le 25 août 1957. En 1959, fut publié à titre posthume le
roman Le Judas de Léonard (Der Judas des Leonardo).
Auteur –culte, autrichien et peut-être même de ce fait
européen et cosmopolite, Leo Perutz reste un écrivain à découvrir. Jean-Pierre
Sicre, fondateur des éditions Phébus, a donné une définition du roman La Neige
de Saint-Pierre qui pourrait s´appliquer en quelque sorte à toute l´œuvre de
Leo Perutz : «Le souvenir de l´issue finale éclaire d´un jour neuf tel
passage apparemment anodin, tel geste d´abord inaperçu, telle parole à laquelle
on n´avait guère prêté attention et qui se relèvent au bout du compte comme les
pièces essentielles d´un puzzle diabolique. Comme si l´auteur cherchait à nous
faire entendre entre les lignes qu´une vie ne peut jamais être déchiffrée qu´à
la seule lumière de la «fin de partie» qui en aimante tout le cours d´une façon
invisible».
P.S- Les principaux titres de Leo Perutz sont presque
tous disponibles en français en édition de poche, surtout aux éditions Zulma et
Le Livre de Poche. Les traducteurs sont, selon le livre et l´éditeur, Jean-
Claude Capèle ou Odon Niox Château. Malheureusement, Le Tour du Cadran, traduit
par Jean-Jacques Pollet et publié en 2012 dans la collection Titres (Christian
Bourgois), n´est plus disponible.
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