Jean -Pierre Duprey, le solitaire intempestif.
Vers la fin de l´année 1948, André Breton reçoit un manuscrit qui lui a été
envoyé aux bons soins de La Dragonne, librairie-galerie où la mouvance
surréaliste avait, en quelque sorte, élu domicile. Ce manuscrit est signé
Jean-Pierre Duprey, un inconnu de dix-huit ans qui avec sa jeune femme (plus
âgée que lui, quand même) Jacqueline Sénard, rencontrée sur une plage normande,
vivote dans un taudis, rue de Crimée. Le manuscrit a tellement ébloui André
Breton que le grand poète surréaliste s´empresse de lui répondre en
reconnaissant son génie, s´engageant à lui trouver un éditeur et lui demandant
de le contacter au plus tôt. Il y a une phrase de Breton à la fin de la lettre
qui est, pourtant, un tant soit peu énigmatique : «Vous êtes certainement
un grand poète, doublé de quelqu´un d´autre qui m´intrigue…». Breton aurait-il
flairé dans les écrits de Duprey le tempérament turbulent et atrabilaire qui
avait caractérisé le poète dès l´adolescence où il s´était fait renvoyer de
plusieurs établissements scolaires, se brouillant même à vie avec son
père ? Toujours est-il que cette aubaine, dont Duprey fait aussitôt état à
sa mère qu´il aime éperdument, va changer sa vie, mais pour quelque temps à
peine puisque sa nature inconstante le détournera bientôt de la poésie. En
fait, en 1953, il se tourne vers la peinture et la sculpture, et ce n´est qu´en
1959 qu´il renoue avec ses anciennes amours littéraires. Cette année, celle de
sa mort, est riche en rebondissements. Il se fait notamment arrêter après avoir
uriné sur la flamme du soldat inconnu, en guise de protestation contre la
guerre d´Algérie. Le 2 octobre, après avoir envoyé à André Breton son ultime
manuscrit (La fin et la manière), il se pend à une poutre de son atelier.
Qui était vraiment ce météore qui a traversé la littérature française et
qui est mort assez jeune pour pouvoir y laisser, en dépit de son indéniable
talent, une trace indélébile ?
Né à Rouen le 1er
janvier 1930, Jean-Pierre Duprey était issu de la bourgeoisie locale (son père
étant médecin). Il a vécu une enfance difficile, solitaire et révoltée,
ponctuée de déséquilibres psychiques et de crises répétées d’anorexie,
accompagnées de fortes fièvres qui lui ont occasionné un déséquilibre
psychique. Jean-Pierre Duprey a connu des problèmes d’intégration autant sur le
plan familial que sur le plan scolaire. Un évènement a aggravé la situation,
un évènement qui l´a traumatisé à l’âge de quatorze ans : « Les
enfants sont des morts qui partent pour la vie ». Cet événement a trait
aux bombardements des aviations anglaises et américaines sur la ville de Rouen.
L´ objectif était la destruction des ponts, des abords de la Seine afin de
désorganiser les Allemands en vue du débarquement allié. Malgré la
désertion par les habitants du centre-ville (proche de la Seine) au profit des
hauteurs, on a dénombré des centaines de victimes et de disparus sous les
décombres parmi la population civile. « Je suis mort et pourtant bien
vivant », a écrit Jean-Pierre Duprey qui a rapporté plus tard à François
Di Dio qu’il fut alors mobilisé, avec les autres élèves de sa classe, pour
participer aux opérations de sauvetage. Il a confié dans son carnet
intime : « Je suis épuisé d’avoir passé la journée à refaire des
morts entiers avec des morceaux pour pouvoir les enterrer ».
Son âme tourmentée
s´est répercutée sur ses écrits rassemblés dans Derrière son double –œuvres
complètes qui regroupe évidemment plein de textes publiés après la mort de
l´auteur.
Derrière son double
est paru pour la première fois en 1950 à 330 exemplaires aux éditions du Soleil
Noir de François Di Dio. Aujourd´hui il y a deux éditions disponibles, chez Christian Bourgois(1991) et chez
Gallimard dans la collection «Poésie» qui a été publiée en 1999. Il s´agit, bien
entendu, d´une édition revue et augmentée de Derrière son double suivi de Spectreuses
(1964) ; La Fin et la Manière (1965) ; la pièce de théâtre La Forêt
Sacrilège et autres textes (La forêt sacrilège dont Breton a inséré un
extrait dans sa célèbre Anthologie de l´humour noir) ; L´Ombre
Sagittaire ; Le Temps en blanc ; Premiers Poèmes, Réincrudation
(1970) et encore des appendices, le tout assorti d´une préface de Breton, datant de 1950
et de postfaces de Julien Gracq, Alain Jouffroy et André Pieyre de Mandiargues.
Le génie de Duprey,
écrit André Breton pour le présenter au sein de son anthologie, « est de
nous offrir de ce noir un spectre qui ne le cède pas en diversité au spectre
solaire… Ici l’humour couve sous la cendre (« Et c’est dans un même ordre
que les choses se passèrent, après que l’on eut noyé la mer et enterré la
terre ; le feu étant brûlé, l’air disparut dans la fumée du nouveau feu
réengendré de tout cela. ») La lampe de la présence est plutôt de nature à
nous dérober le vrai Duprey, prince du royaume des Doubles, sous des apparences
d’ailleurs très séduisantes… »
Le poète et essayiste Christophe
Dauphin a écrit un jour dans un essai publié dans la revue Les Hommes sans
épaules que Jean-Pierre Duprey était l’archange de
la jeunesse révoltée et personnifiait mieux que quiconque la dualité déchirante
qui existe entre le rêve et la réalité. Son œuvre, toujours selon Christophe
Dauphin, est le territoire élu du mythe, de l’angoisse existentielle, du
Merveilleux et du surréel le plus sombre, incarnant une remarquable et douloureuse
alchimie des deux faces de l’artiste, le noir et le feu, et il en donne des
exemples : «Quand j’aurai
l’âge de la poussière je sortirai de mon enveloppe, je mangerai le ciel, je
boirai l’ombre des pierres, j’avalerai jusqu’à ma propre écorce, car les tombes
ont l’âge de la nuit.». C’est que Duprey, écrit encore Christophe
Dauphin, «est posté au bord de ce précipice où coule l’eau noire de la nuit. Il
n’a eu de cesse d’interroger la nature de l’amour comme ses maux ou son univers
intérieur. La couleur noire, comme pour fusionner le rire et la
mort : Écoutez-moi, je
fonce ! – J’enfonce la nuit dans ma tête à coups de couteau – À coups de
marteau, de grosse masse de barre rouge – Je l’enfonce et la ressors toute
fumante – Comme un court-circuit sans étincelles».
Pour André Pieyre
de Mandirgues, Duprey était comme un oiseau sur la branche, sa solitude était
fort visible y compris dans les quelques photographies qui nous restent de
lui:«Duprey était un homme qui n´était d´aucune façon, ou presque, au monde
extérieur. Je crois n´avoir jamais connu personne qui fût aussi
merveilleusement «détaché». Qu´il ait tout lâché, dans un moment où la vie
s´acharnait contre lui avec une férocité particulièrement ignoble, nous avons
eu beaucoup de tristesse, peu de surprise. L´œuvre de ce très grand poète ne
nous avait-elle pas déjà montré que la mort lui était familière autant que la
vie ? Les inédits qu´ils nous a laissés, plus bouleversants encore que ce
que nous avions lu, confirment absolument ce que nous pensions de lui». Ce
témoignage d´André Pieyre de Mandiargues, on peut le trouver dans la postface
de l´édition Gallimard citée plus haut.
De la lave torrentielle de mots que constitue l´œuvre immense de ce poète
qui a vécu si peu (vingt-ans), nous choisissons, pour terminer, quelques lignes
du poète, peut-être prémonitoires, «Défense de la mort» : «…à cause de toi
mon cher pendu, mon demi-frère, mon compagnon d´angoisse, j´ai renié le déjà
vu, le déjà fait, le déjà connu. As-tu su au moins d´où venaient ces filigranes
de plaisir, ces dorures de fil blanc, ces papiers d´argent dont on parle
tant ? Tu es mort sans le savoir, tu as bien fait, la misère est grande
ici-bas aux hommes ce cœur…».
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