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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

lundi 29 juillet 2024

Chronique d´août 2024.

  


Joseph Joubert, un faux calme admirablement nerveux.

Sur lui, son ami François-René de Chateaubriand a écrit dans son œuvre monumentale Mémoires d´Outre –Tombe qu´il était «un égoïste qui ne s´occupait que des autres». Ce faux calme admirablement nerveux - Charles Dantzig dixit – dont on signale cette année le bi- centenaire de la mort fut plutôt parcimonieux dans ses écrits qui n´ont été publiés qu´à titre posthume grâce justement à son ami Chateaubriand. En somme, Joseph Joubert –c´est de lui qu´il s´agit – nous a laissé une œuvre peu abondante composée par des pensées, des essais, des maximes et une correspondance, donc à peine quelques volumes qui néanmoins sont le fruit d´un moraliste de grande envergure. D´après João B. Ventura, ancien lecteur de Langue et Culture Portugaise à la Sorbonne (Paris III), on peut appeler Joubert, faute de meilleure définition, un «moraliste sans rancune» ou «moraliste sans morale». Pour Maurice Blanchot, il était un des tout premiers écrivains résolument modernes et selon le grand écrivain américain Paul Auster, récemment décédé,  qui l´a traduit en anglais, l´œuvre de Joubert est un précieux secret.   

Joseph Joubert  est né le 7 mai 1754 à Montignac dans la Dordogne. Il était donc issu de la même région que d´autres figures qui ont tenu le haut du pavé comme Montaigne, Fénelon ou Montesquieu. Dans l´introduction à sa Correspondance, édition publiée en 1914 chez Plon, Victor Giraud écrivait que Joubert était bien de ce coin du Midi où l´esprit s´accompagne si volontiers de grâce ailée et souriante, on s´en rendait compte de par la vivacité scintillante de son imagination, son goût des formules brillantes, ingénieuses, scintillantes et ses saillies imprévues et piquantes. Encore peut-être par son peu d´aptitude aux lents développements réguliers, aux démarches rectilignes de la composition classique. Joubert disait d´ailleurs lui-même : «Je suis comme Montaigne, impropre au discours continu».  Tout comme Montesquieu, serait-on en droit d´ajouter, comme du reste en témoigne son Esprit des lois. «Ne serait-ce point là un esprit de race ?» s´interroge Victor Giraud.

Joseph Joubert était le second d´une famille de treize enfants. Fils d´une médecin et d´une fervente catholique pour laquelle il professait une espèce de culte, il fut un enfant doux, aimable et tendre, d´intelligence vive et précoce qui, à l´âge de 14 ans, semblait avoir tout appris, à en croire les maîtres de Montignac eux-mêmes. Sa famille le destinait au barreau, mais ébloui par la parole écrite il aimait les Lettres par-dessus toutes choses. Aussi ses parents ont-ils décidé de l´envoyer suivre des études classiques chez les Pères de la Doctrine Chrétienne qui avaient succédé aux Jésuites dans la Direction du collège de l´Esquile à Toulouse. Les études terminées, il est entré dans la congrégation sans pour autant avoir prononcé les vœux. Il  a enseigné jusqu´en 1776, le moment où il a quitté les Doctrinaires. Deux années auparavant, il avait débuté la rédaction d´un Journal qui, régulièrement tenu pendant un demi-siècle, a fourni la matière de ses futures Pensées, publiées à titre posthume.

En 1778, il a pris enfin la décision qui allait marquer un tournant dans sa vie : il a quitté Montignac et est monté à Paris. On croit qu´à cette époque-là ses convictions religieuses s´étaient déjà considérablement émoussées. À vrai dire, on l´ignore, ses premiers biographes ne s´étant guère penchés là-dessus, mais on s´incline à penser –c´était d´ailleurs l´avis de Victor Giraud cité plus haut-qu´il avait déjà épousé la philosophie du siècle, c´est-à-dire celle des Lumières. Comme l´a encore écrit Victor Giraud : «Eût-il été si empressé de connaître Diderot, si déjà il n´avait pas été touché par lui ?». Quoi qu´il en soit, il a connu D´Alembert, est devenu secrétaire de Diderot, s´est lié d´amitié avec Chateaubriand et Louis de  Fontanes et a fréquenté des gens qui faisaient la pluie et le beau temps à Paris. Il a vécu entre la Ville Lumière, auprès de ses amis, et sa maison de Villeneuve-sur-Yonne en voisin du comte et de la comtesse de Sérilly.

Il fut brièvement président du Tribunal de conciliation de Montignac en 1792 et, de retour à Paris, il s´est marié en 1793 à Adeline Moreau. Ils ont eu un fils Victor Joseph en 1794. Cette même année, il a recueilli la jeune comtesse de Beaumont dont la famille a été victime de la Terreur et qui a survécu cachée par une famille de paysans de Passy, les Paquerault. Il lui a voué toute sa vie une amitié amoureuse. Après la chute de Robespierre, la comtesse est retournée à Paris où elle est devenue le grand amour de Chateaubriand. Délaissée par l'écrivain et usée par les épreuves, elle est décédée à Rome en 1803, à l'âge de 35 ans. En apprenant sa mort, Joubert a écrit : «Chateaubriand la regrette sûrement autant que moi mais elle lui manquera moins longtemps».

En 1808, il fut nommé inspecteur général de l'Université. En 1814, il fut fait chevalier de la Légion d'Honneur.

De son vivant, Joubert n´a rien publié, mais il a toujours écrit de nombreuses lettres, ainsi que des notes et des journaux où il reportait ses réflexions sur la nature de l'homme, sur la littérature, et sur d'autres sujets, dans un style poignant et aphoristique.

Il est mort le 4 mai 1824 à Paris.  Sa veuve a confié ses notes à Chateaubriand, qui en a fait publier un choix sous le titre Recueil des pensées de M. Joubert, en 1838. Des éditions plus complètes ont suivi, ainsi que celles de la correspondance.

Joseph Joubert repose au cimetière de Montmartre et il existe une Société des Amis de Joseph Joubert qui a déjà organisé des colloques et qui a pour but de faciliter la publication authentique et intégrale de ses écrits. On ne peut que saluer l´existence depuis quelques décennies déjà de cette association étant donné que la plupart des Français ne sont nullement conscients de la richesse de l´œuvre de cet écrivain moraliste et philosophe qui est sans l´ombre d´un doute un grand classique français du dix-neuvième siècle.

Ses pensées exprimées essentiellement sous la forme d´aphorismes en sont l´illustration  suprême de son talent. Quoiqu´il n´eût apparemment pas écrit des poèmes, Joseph Joubert tenait en très haute estime la poésie, une des formes les plus élevées de l´art. On vous reproduit là-dessus une demi-douzaine d´aphorismes pour que vous puissiez vous faire une idée de l´avis de l´auteur : «Le poète s´interroge, le philosophe se regarde» ; «Les poètes ont cent fois plus de bon sens que les philosophes. En cherchant le beau, ils rencontrent plus de vérités que les philosophes n´en trouvent en cherchant le vrai» ; « Les autres écrivains placent leurs pensées devant notre attention : les poëtes gravent les leurs dans notre souvenir. Ils ont un langage souverainement ami de la mémoire, moins encore par son mécanisme que par sa spiritualité. Il sort des figures de leurs mots, et des images des choses qu´ils ont touchées» ; «Il ne faut pas seulement qu´il y ait dans un poëme de la poésie d´images, mais aussi de la poésie d´idées» ; «Chaque parole de poëte rend un son tellement clair, et présente un sens tellement net, que l´attention, qui s´y arrête avec charme, peut aussi s´en détacher avec facilité, pour passer aux paroles qui suivent, et où l´attend un autre plaisir, la surprise de voir tout à coup des mots vulgaires devenus beaux, des mots usés rendus à leur fraîcheur première, des mots obscurs couverts de clartés» et enfin «Le caractère de la poésie est une clarté suprême. Il faut que les vers soient de cristal ou diaphane ou coloré : diaphane, quand ils ne doivent nous donner que la vue de l'âme ou de sa substance; coloré, quand ils ont à peindre les passions qui l'altèrent, on les nuances dont l'esprit de l'homme se teint».

Le style fait aussi l´objet de l´analyse de Joseph Joubert. En voici quelques pépites : «Il est une foule de mots usuels qui n'ont qu'un demi -sens, et sont comme des demi- sons. Ils ne sont bons qu'à circuler dans le parlage, comme les liards dans le commerce. On ne doit pas les étaler, en les enchâssant dans des phrases, quand on pérore ou qu'on écrit. Il faut bien se garder surtout de les faire entrer dans des vers-, on commettrait la même faute que le compositeur qui admettait, dans sa musique, des sons qui ne seraient pas des tons, ou des tons qui ne seraient pas des notes» ; «Il est important de fixer la langue dans les sciences, surtout dans la métaphysique, et de conserver, autant qu'il se peut, les expressions dont se sont servis les grands hommes» ou encore «Ce n'est pas tant le son que le sens des mots, qui tient si souvent en suspens la plume des bons écrivains. Bien choisis, les mots sont des abrégés de phrases. L'habile écrivain s'attache à ceux qui sont amis de la mémoire, et rejette ceux qui ne le sont pas. D'autres mettent leurs soins à écrire de telle sorte, qu'on puisse les lire sans obstacle, et qu'on ne puisse en aucune manière se souvenir de ce qu'ils ont dit ; ils sont prudents. Les périodes de certains auteurs sont propres et commodes à ce dessein. Elles amusent la voix, l'oreille, l'attention même, et ne laissent rien après elles. Elles passent, comme le son qui sort d'un papier feuilleté».

Sur la qualité de l´écrivain et des compositions littéraires, on retient cet aphorisme : «Ce sont les enchantements de l'esprit et non les bonnes intentions qui produisent les beaux ouvrages. Celui qui, en toutes choses, appellerait un chat un chat, serait un homme franc et pourrait être un homme honnête, mais non pas un bon écrivain; car, pour bien écrire, le mot propre et suffisant ne suffit réellement pas. Il ne suffit pas d'être clair et d'être en- tendu ; il faut plaire, il faut séduire, et mettre des illusions dans tous les yeux ; j'entends de ces illusions qui éclairent, et non de celles qui trompent, en dénaturant les objets. Or, pour plaire et pour charmer, ce n'est pas assez qu'il y ait de là vérité : il faut encore qu'il  ait de l´homme, il faut que la pensée el rémotion propres de celui qui parle se fassent sentir. C'est l'humaine chaleur et presque l'humaine substance qui prête à tout cet agrément qui nous enchante».

Joseph Joubert n´était pas forcément modeste, il était on ne peut plus conscient de ses qualités, de l´ascendant qu´il exerçait sur ceux qu´il fréquentait, mais il savait tout autant reconnaître la finesse d´autrui et il avait de l´esprit. On en a la preuve, entre autres exemples, dans cette lettre datée du 22 octobre 1809, adressée à son ami, M. de Fontanes et intitulée «Badinage universitaire» : «Je ne suis qu´un homme du monde, et je m´égare dans ma route ; car ce n´est pas des défauts du prochain que j´avais résolu, monseigneur, de vous entretenir aujourd´hui, mais de mes propres qualités. Elles ont été l´objet de mes méditations assidues dans un jour de maux et d´ennuis, et m´ont paru merveilleuses : je veux vous en féliciter. Je vous le dis sincèrement et dans le style populaire qui sied si bien à la franchise : Monseigneur, vous êtes bien heureux de m´avoir ! Je fais mon devoir a merveille, et. je sais vous en amuser; je me joue avec votre hermine, j’égaye votre royauté. Vous avez subjugué tout le monde autour de vous, excepté moi. Toutes les opinions se taisent devant la votre, excepté la mienne. Je vous dis tout ce que je pense, et je pense avec vous ce que je veux (…) Il y a trente ans et plusieurs mois que je vous aime : ce n’est là. qu’une bagatelle ;il y a trente ans et plusieurs mois que, pour le talent dans tous ses détails, pour les grands traits de conduite et de caractère, j’ai pour vous, sans interruption, un sentiment bien supérieur à. l’amitié; un sentiment plus rare et plus élevé; un sentiment que peu d’âmes peuvent inspirer et peu d’âmes garder; un sentiment dont peu d’hommes sont dignes et peu de grands hommes même capables ; enfin un sentiment unique, celui d’une invariable et, pour tout dire tranchement, d’une incurable admiration».

Esprit ouvert et curieux, il possédait l´art du portrait en une phrase.  Joseph Joubert était un digne représentant de l´esprit des Lumières. Il mérite sans l´ombre d´un doute d´être élevé, comme je l´ai déjà écrit plus haut, au rang d´un grand classique de la littérature française.  

 

PS-Des œuvres de Joseph Joubert sont disponibles, selon le cas, chez les éditeurs suivants : Gallimard, Éditions des Instants, Arfuyen et Presses Pocket.

 

 

        

 

 

 

 

 

 

  


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