Joseph Joubert, un faux calme
admirablement nerveux.
Sur lui, son ami
François-René de Chateaubriand a écrit dans son œuvre monumentale Mémoires
d´Outre –Tombe qu´il était «un égoïste qui ne s´occupait que des autres». Ce
faux calme admirablement nerveux - Charles Dantzig dixit – dont on signale
cette année le bi- centenaire de la mort fut plutôt parcimonieux dans ses
écrits qui n´ont été publiés qu´à titre posthume grâce justement à son ami
Chateaubriand. En somme, Joseph Joubert –c´est de lui qu´il s´agit – nous a
laissé une œuvre peu abondante composée par des pensées, des essais, des
maximes et une correspondance, donc à peine quelques volumes qui néanmoins sont
le fruit d´un moraliste de grande envergure. D´après João B. Ventura, ancien
lecteur de Langue et Culture Portugaise à la Sorbonne (Paris III), on peut
appeler Joubert, faute de meilleure définition, un «moraliste sans rancune» ou
«moraliste sans morale». Pour Maurice Blanchot, il était un des tout premiers
écrivains résolument modernes et selon le grand écrivain américain Paul Auster,
récemment décédé, qui l´a traduit en
anglais, l´œuvre de Joubert est un précieux secret.
Joseph Joubert est né le 7 mai 1754 à Montignac dans la
Dordogne. Il était donc issu de la même région que d´autres figures qui ont
tenu le haut du pavé comme Montaigne, Fénelon ou Montesquieu. Dans
l´introduction à sa Correspondance, édition publiée en 1914 chez Plon, Victor
Giraud écrivait que Joubert était bien de ce coin du Midi où l´esprit
s´accompagne si volontiers de grâce ailée et souriante, on s´en rendait compte
de par la vivacité scintillante de son imagination, son goût des formules
brillantes, ingénieuses, scintillantes et ses saillies imprévues et piquantes.
Encore peut-être par son peu d´aptitude aux lents développements réguliers, aux
démarches rectilignes de la composition classique. Joubert disait d´ailleurs
lui-même : «Je suis comme Montaigne, impropre au discours continu». Tout comme Montesquieu, serait-on en droit
d´ajouter, comme du reste en témoigne son Esprit des lois. «Ne serait-ce point
là un esprit de race ?» s´interroge Victor Giraud.
Joseph Joubert
était le second d´une famille de treize enfants. Fils d´une médecin et d´une
fervente catholique pour laquelle il professait une espèce de culte, il fut un
enfant doux, aimable et tendre, d´intelligence vive et précoce qui, à l´âge de
14 ans, semblait avoir tout appris, à en croire les maîtres de Montignac
eux-mêmes. Sa famille le destinait au barreau, mais ébloui par la parole écrite
il aimait les Lettres par-dessus toutes choses. Aussi ses parents ont-ils
décidé de l´envoyer suivre des études classiques chez les Pères de la Doctrine
Chrétienne qui avaient succédé aux Jésuites dans la Direction du collège de
l´Esquile à Toulouse. Les études terminées, il est entré dans la congrégation
sans pour autant avoir prononcé les vœux. Il
a enseigné jusqu´en 1776, le moment où il a quitté les Doctrinaires.
Deux années auparavant, il avait débuté la rédaction d´un Journal qui,
régulièrement tenu pendant un demi-siècle, a fourni la matière de ses futures
Pensées, publiées à titre posthume.
En 1778, il a pris
enfin la décision qui allait marquer un tournant dans sa vie : il a quitté
Montignac et est monté à Paris. On croit qu´à cette époque-là ses convictions
religieuses s´étaient déjà considérablement émoussées. À vrai dire, on
l´ignore, ses premiers biographes ne s´étant guère penchés là-dessus, mais on
s´incline à penser –c´était d´ailleurs l´avis de Victor Giraud cité plus
haut-qu´il avait déjà épousé la philosophie du siècle, c´est-à-dire celle des
Lumières. Comme l´a encore écrit Victor Giraud : «Eût-il été si empressé
de connaître Diderot, si déjà il n´avait pas été touché par lui ?». Quoi
qu´il en soit, il a connu D´Alembert, est devenu secrétaire de Diderot, s´est
lié d´amitié avec Chateaubriand et Louis de
Fontanes et a fréquenté des gens qui faisaient la pluie et le beau temps
à Paris. Il a vécu entre la Ville Lumière, auprès de ses amis, et sa maison de
Villeneuve-sur-Yonne en voisin du comte et de la comtesse de Sérilly.
Il
fut brièvement président du Tribunal de conciliation de Montignac en 1792 et,
de retour à Paris, il s´est marié en 1793 à Adeline Moreau. Ils ont eu un fils
Victor Joseph en 1794. Cette même année, il a recueilli la jeune comtesse
de Beaumont dont la famille a été victime de la Terreur et qui a
survécu cachée par une famille de paysans de Passy, les Paquerault. Il lui
a voué toute sa vie une amitié amoureuse. Après la chute de Robespierre, la
comtesse est retournée à Paris où elle est devenue le grand amour de
Chateaubriand. Délaissée par l'écrivain et usée par les épreuves, elle est
décédée à Rome en 1803, à l'âge de 35 ans. En apprenant sa
mort, Joubert a écrit : «Chateaubriand la regrette sûrement autant que moi
mais elle lui manquera moins longtemps».
En 1808, il fut nommé inspecteur général de
l'Université. En 1814, il fut fait chevalier de la Légion d'Honneur.
De son vivant, Joubert n´a rien publié,
mais il a toujours écrit de nombreuses lettres, ainsi que des notes et des
journaux où il reportait ses réflexions sur la nature de l'homme, sur la
littérature, et sur d'autres sujets, dans un style poignant et aphoristique.
Il est mort le 4 mai 1824 à Paris. Sa veuve a confié ses notes à Chateaubriand,
qui en a fait publier un choix sous le titre Recueil des pensées de M. Joubert, en 1838. Des éditions
plus complètes ont suivi, ainsi que celles de la correspondance.
Joseph Joubert repose au cimetière de
Montmartre et il existe une Société des Amis de Joseph Joubert qui a déjà
organisé des colloques et qui a pour but de faciliter la publication
authentique et intégrale de ses écrits. On ne peut que saluer l´existence
depuis quelques décennies déjà de cette association étant donné que la plupart
des Français ne sont nullement conscients de la richesse de l´œuvre de cet
écrivain moraliste et philosophe qui est sans l´ombre d´un doute un grand
classique français du dix-neuvième siècle.
Ses
pensées exprimées essentiellement sous la forme d´aphorismes en sont
l´illustration suprême de son talent. Quoiqu´il
n´eût apparemment pas écrit des poèmes, Joseph Joubert tenait en très haute
estime la poésie, une des formes les plus élevées de l´art. On vous reproduit là-dessus
une demi-douzaine d´aphorismes pour que vous puissiez vous faire une idée de l´avis
de l´auteur : «Le poète s´interroge, le philosophe se regarde» ; «Les
poètes ont cent fois plus de bon sens que les philosophes. En cherchant le
beau, ils rencontrent plus de vérités que les philosophes n´en trouvent en
cherchant le vrai» ; « Les autres écrivains placent leurs pensées devant
notre attention : les poëtes gravent les leurs dans notre souvenir. Ils
ont un langage souverainement ami de la mémoire, moins encore par son mécanisme
que par sa spiritualité. Il sort des figures de leurs mots, et des images des
choses qu´ils ont touchées» ; «Il ne faut pas seulement qu´il y ait dans
un poëme de la poésie d´images, mais aussi de la poésie d´idées» ; «Chaque
parole de poëte rend un son tellement clair, et présente un sens tellement net,
que l´attention, qui s´y arrête avec charme, peut aussi s´en détacher avec
facilité, pour passer aux paroles qui suivent, et où l´attend un autre plaisir,
la surprise de voir tout à coup des mots vulgaires devenus beaux, des mots usés
rendus à leur fraîcheur première, des mots obscurs couverts de clartés» et
enfin «Le caractère de la poésie est une clarté suprême. Il faut
que les vers soient de cristal ou diaphane ou coloré : diaphane, quand ils ne
doivent nous donner que la vue de l'âme ou de sa substance; coloré, quand ils
ont à peindre les passions qui l'altèrent, on les nuances dont l'esprit de
l'homme se teint».
Le style fait
aussi l´objet de l´analyse de Joseph Joubert. En voici quelques pépites :
«Il est une foule de mots usuels qui n'ont qu'un demi -sens, et sont comme des
demi- sons. Ils ne sont bons qu'à circuler dans le parlage, comme les liards
dans le commerce. On ne doit pas les étaler, en les enchâssant dans des
phrases, quand on pérore ou qu'on écrit. Il faut bien se garder surtout de les
faire entrer dans des vers-, on commettrait la même faute que le compositeur
qui admettait, dans sa musique, des sons qui ne seraient pas des tons, ou des
tons qui ne seraient pas des notes» ; «Il est important de fixer la langue
dans les sciences, surtout dans la métaphysique, et de conserver, autant qu'il
se peut, les expressions dont se sont servis les grands hommes» ou encore «Ce
n'est pas tant le son que le sens des mots, qui tient si souvent en suspens la
plume des bons écrivains. Bien choisis, les mots sont des abrégés de phrases.
L'habile écrivain s'attache à ceux qui sont amis de la mémoire, et rejette ceux
qui ne le sont pas. D'autres mettent leurs soins à écrire de telle sorte, qu'on
puisse les lire sans obstacle, et qu'on ne puisse en aucune manière se souvenir
de ce qu'ils ont dit ; ils sont prudents. Les périodes de certains auteurs sont
propres et commodes à ce dessein. Elles amusent la voix, l'oreille, l'attention
même, et ne laissent rien après elles. Elles passent, comme le son qui sort
d'un papier feuilleté».
Sur la qualité de
l´écrivain et des compositions littéraires, on retient cet aphorisme : «Ce
sont les enchantements de l'esprit et non les bonnes intentions qui produisent
les beaux ouvrages. Celui qui, en toutes choses, appellerait un chat un chat,
serait un homme franc et pourrait être un homme honnête, mais non pas un bon
écrivain; car, pour bien écrire, le mot propre et suffisant ne suffit
réellement pas. Il ne suffit pas d'être clair et d'être en- tendu ; il faut
plaire, il faut séduire, et mettre des illusions dans tous les yeux ; j'entends
de ces illusions qui éclairent, et non de celles qui trompent, en dénaturant
les objets. Or, pour plaire et pour charmer, ce n'est pas assez qu'il y ait de
là vérité : il faut encore qu'il ait de
l´homme, il faut que la pensée el rémotion propres de celui qui parle se
fassent sentir. C'est l'humaine chaleur et presque l'humaine substance qui
prête à tout cet agrément qui nous enchante».
Joseph Joubert
n´était pas forcément modeste, il était on ne peut plus conscient de ses
qualités, de l´ascendant qu´il exerçait sur ceux qu´il fréquentait, mais il
savait tout autant reconnaître la finesse d´autrui et il avait de l´esprit. On
en a la preuve, entre autres exemples, dans cette lettre datée du 22 octobre
1809, adressée à son ami, M. de Fontanes et intitulée «Badinage universitaire» :
«Je ne suis qu´un homme du monde, et je m´égare dans ma route ; car ce
n´est pas des défauts du prochain que j´avais résolu, monseigneur, de vous
entretenir aujourd´hui, mais de mes propres qualités. Elles ont été l´objet de
mes méditations assidues dans un jour de maux et d´ennuis, et m´ont paru
merveilleuses : je veux vous en féliciter. Je vous le dis sincèrement et
dans le style populaire qui sied si bien à la franchise : Monseigneur, vous
êtes bien heureux de m´avoir ! Je fais mon devoir a merveille, et. je sais
vous en amuser; je me joue avec votre hermine, j’égaye votre royauté. Vous avez
subjugué tout le monde autour de vous, excepté moi. Toutes les opinions se
taisent devant la votre, excepté la mienne. Je vous dis tout ce que je pense,
et je pense avec vous ce que je veux (…) Il y a trente ans et plusieurs mois
que je vous aime : ce n’est là. qu’une bagatelle ;il y a trente ans et
plusieurs mois que, pour le talent dans tous ses détails, pour les grands
traits de conduite et de caractère, j’ai pour vous, sans interruption, un
sentiment bien supérieur à. l’amitié; un sentiment plus rare et plus élevé; un
sentiment que peu d’âmes peuvent inspirer et peu d’âmes garder; un sentiment
dont peu d’hommes sont dignes et peu de grands hommes même capables ; enfin un
sentiment unique, celui d’une invariable et, pour tout dire tranchement, d’une
incurable admiration».
Esprit ouvert et
curieux, il possédait l´art du portrait en une phrase. Joseph Joubert était un digne représentant de
l´esprit des Lumières. Il mérite sans l´ombre d´un doute d´être élevé, comme je
l´ai déjà écrit plus haut, au rang d´un grand classique de la littérature
française.
PS-Des œuvres de
Joseph Joubert sont disponibles, selon le cas, chez les éditeurs
suivants : Gallimard, Éditions des Instants, Arfuyen et Presses Pocket.
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