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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

dimanche 29 septembre 2024

Chronique d´octobre 2024.

 


Le réalisme spirituel chrétien de Raymonde Vincent.

 

En 1937, le roman d´une jeune berrichonne a défrayé la chronique en remportant à la surprise générale le Prix Femina devant des concurrents de poids comme Henri Bosco et Robert Brasillach qui s´étaient déjà fait remarquer par des romans précédents. La jeune berrichonne répondait au nom de Raymonde Vincent et  Campagne était à vrai dire son tout premier roman. L´ouvrage a paru aux éditions Stock avec un avertissement un tant soit peu atypique que l´on reproduit ici : «L´authenticité de ce livre est inscrite à chacune de ses pages. Il nous paraît cependant intéressant de préciser que Campagne est dû à une jeune femme née dans une famille paysanne du Berry, qu´elle ne quitta qu´à l´âge de dix-sept ans, sans avoir reçu d´autre instruction que le catéchisme. Ajoutons qu´il ne s´agit nullement ici d´une autobiographie».

En évoquant cet ouvrage et cette autrice que les éditions Le Passeur dans sa collection «Les pages oubliées» ont permis aux lecteurs les plus jeunes de découvrir, on met d´ordinaire l´accent sur les origines paysannes de Raymonde Vincent et sur son apprentissage d´autodidacte. En effet, Raymonde Vincent est née le 23 septembre 1908 à Villours, hameau de la commune d´Argy (Indre), près de Châteauroux dans la vieille région historique du Berry, au sein d´une famille de cultivateurs. La mort prématurée de sa mère, Cécile Eugénie Guilpain, en 1912, a fait en sorte que Raymonde fût appelée à assumer des responsabilités attribuées d´habitude à des filles un peu plus âgées, même dans une époque où l´éducation des femmes était plus négligée. Confiée à sa grand-mère, Raymonde tenait déjà très jeune la maison de son père Auguste Aimable Vincent, métayer exploitant une ferme dépendant du château de la Lienne, à Saint-Maur. Elle participait aux travaux de la ferme où elle habitait comme gardienne de chèvres et ne fut pas scolarisée. Elle a appris seule à lire en déchiffrant le journal et en ânonnant le catéchisme. À l´âge de 13 ans, elle fut engagée, comme de nombreuses filles de la campagne à l´époque, dans les ateliers de confection près de  Châteauroux, l´usine aux Cent mille chemises, mais elle ne s´y plaisait guère.

En 1925, à l´âge de 17 ans, elle est partie à Paris pour y mener une vie meilleure. Les premiers temps ont été fort difficiles. Elle n´a trouvé que de menus emplois qui lui permettaient à peine de joindre les deux bouts. Néanmoins, petit à petit, elle est parvenue à gagner de l´argent en tant que modèle pour des peintres de Montparnasse dont Christian Caillard, Georges Klein et Alberto Giacometti qui lui ont ouvert les portes du monde de la culture et des arts. C´est dans un café alors à la mode, le Dôme, situé dans le quartier de Montparnasse, lieu de rassemblement des artistes de la rive gauche et de la colonie littéraire américaine, qu´elle a rencontré Albert Béguin, critique littéraire, traducteur et essayiste né en Suisse qui deviendra plus tard un des intellectuels les plus respectés en France, directeur dès 1946 de la prestigieuse revue Esprit. Raymonde Vincent l´a épousé en 1929 et grâce à lui elle a fréquenté Louis Aragon, Georges Bernanos, André Lhote, Pierre Emmanuel et Jean Giraudoux. Avec Albert Béguin, elle a beaucoup voyagé et découvert la littérature. Pourtant, l´amour entre Raymonde et Albert s´est effiloché au fil du temps si tant est qu´il eût jamais vraiment existé de la part d´Albert. Après l´avoir enivrée de lectures et de voyages, il a laissé sa femme à son sort en 1932 dans la grisaille du Berlin de l´entre -deux-guerres où ils vivaient à l´époque. Il lui a brutalement écrit qu´il ne l´aimait plus, qu´à vrai dire il ne l´avait jamais aimée. Après une première séparation, ils ont divorcé après la Seconde Guerre Mondiale. Raymonde n´a jamais rien reproché à Albert, ayant même délaissé la littérature pour demeurer aux côtés de son ancien mari et l´accompagner jusqu´à sa mort dans sa résidence romaine en 1957. C´est néanmoins Albert Béguin qui a encouragé celle qui était encore sa femme à cultiver son talent littéraire et artistique et à publier son premier roman.

C´est la nostalgie de son passé de paysanne qui a inspiré à Raymonde Vincent son roman Campagne, un roman qui s´est développé dans son esprit au fil des années au fur et à mesure que son écriture et ses connaissances littéraires mûrissaient. Dans son autobiographie Le temps d´apprendre à vivre, rédigée  en 1982 au crépuscule de sa vie –trois années avant sa mort, survenue le 5 janvier 1985 -, Raymonde Vincent écrit que Campagne est venue en elle comme une vision. Elle est assise à sa table d´écriture, quand subitement la tante Victoire de ses jeunes années, qui sera celle de son roman, lui apparaît telle une idole sacrée : «Tu es d´une autre race, souviens-t´en» semble-t-elle lui dire. C´est ce que nous rappelle le comédien et scénariste Renan Prévot dans sa belle préface de la réédition de 2023 aux éditions Le Passeur.

Campagne, un roman d´une écriture épurée et d´une grande finesse d´émotion, raconte l´histoire de Marie, une jeune paysanne orpheline, élevée en marge du monde et bientôt «exilé» avec sa grand-mère dans les communs d´un château. La Première Guerre Mondiale se profile en arrière-plan, tandis que l´adolescente mûrit dans un environnement aussi rude qu´idyllique qui l´ouvrira à la maternité. Un roman où le temps s´écoule à la vitesse de la nature, un manifeste pour le rêve et l´aspiration au sacré dans le quotidien.

Lors de sa sortie, le livre a fait l´objet des commentaires les plus élogieux. Phénomène populaire –qui ne va pas sans rappeler celui de Marguerite Audoux avec Marie-Claire en 1910 -, il fut plébiscité par toutes les classes et salué par Paul Claudel, Léon Daudet et Charles-Ferdinand Ramuz. On l´a lu dans les couvents. On dit qu´un curé de Châteauroux l´a cité  pendant un prêche et que même Hollywood s´y est intéressé !

Le livre fut accompagné d´une prière d´insérer d´Albert Béguin où il témoignait comment il avait suivi l´éclosion de Campagne dans la vie de son épouse : «Le projet de Campagne ne prit corps qu´après de longues années, qui furent celles à la fois d´un tenace effort vers la culture, et celles du dépaysement douloureux dans le monde des villes. Au terme de cette période, Raymonde Vincent éprouva le besoin impérieux de saisir par l´écriture la beauté qu´elle avait entrevue dans son enfance et qui se révélait à elle, maintenant comme liée au sens même de l´existence». Plus loin, il écrit : «Seule la transfiguration esthétique pouvait faire revivre l´enfance lointaine, non pas dans sa simple vérité de fait, mais dans la signification qu´elle prenait désormais pour Raymonde Vincent. L´œuvre entreprise serait ainsi la confession de celle qui –ayant eu ce rare destin d´une existence à peu près abandonnée à elle-même, puis de pénétrer brusquement dans le monde de la culture –tente d´unir ces deux expériences, pour en faire un unique témoignage».

Une des meilleures définitions de Campagne, on la trouve sous la plume de Renan Prévot dans la préface citée plus haut : «L´anonyme roman de la tragédie du monde».

Le succès de Campagne a permis à Raymonde Vincent de louer le château de Laleuf, près de Saint-Maur, dans l´Indre, où elle avait grandi, mais si le succès de Campagne ouvrait la voie à une carrière littéraire sous les meilleurs auspices, les livres suivants malgré des critiques souvent favorables, n´ont pourtant pas suscité le même enthousiasme.
Avec Blanche, son deuxième roman, Raymonde Vincent poursuit ce qu´elle a nommé son réalisme spirituel chrétien. Encore une fois, Renan Prévot, nous aide à déchiffrer l´univers de Raymond Vincent : «C´est avec le second fragment d´une œuvre encore à l´état natif que Raymonde Vincent trace le sillon d´un genre poétique autonome, dédaigneux de tout semblant de naturalisme. En seulement deux années, l´écrivain a posé les bases de son style, adoptant une forme purement romanesque, sans les charmes factices de beaucoup d´écrivains de terroir. Plus encore, elle y infuse peu à peu un climat vicié, légèrement transgressif, où le corps féminin accuse une quotidienneté de l´oppression patriarcale». Cette citation, on la retrouve dans une autre préface, celle qui accompagne Elisabeth, chronologiquement le troisième roman de Raymonde Vincent. De ce roman, Paul Claudel a dit qu´il appréciait la délicatesse ravissante et la spiritualité exquise. Nombre de critiques s´accordent à reconnaître qu´il s´agit de l´œuvre la plus pure et la plus spirituelle de Raymonde Vincent.

On retrouve dans ce roman- débuté à l´été 1939, mais publié en 1943 -le désenchantement d´une génération, celle des jeunes écrivains partisans d´un réalisme chrétien à l´aube de la Seconde Guerre Mondiale. L´héroïne est éprise de légèreté, elle cherche le paradis sous le poids de la conscience de son incarnation pour répondre à son «envie de pleurer et de parler à l´invisible avec les mots que l´on trouve toujours pour un être unique, des mots d´amour». À l´heure d´aborder son récit, Raymonde Vincent a appris la mort subite de son père, ce qui lui a inspiré le texte Le Père.

Jusqu´à la fin de sa vie, Raymonde Vincent a encore écrit une demi-douzaine de romans dont Les noces du matin (1950), La couronne des innocents (1962) ou son autobiographie Le temps d´apprendre à vivre (1982), citée plus haut. En 1991, les éditions Christine Pirot ont publié à titre posthume Hélène. Néanmoins, avant sa mort, elle était déjà tombée dans l´oubli. À la fin des années cinquante, son étoile avait considérablement pâli tant et si bien que, dans la revue L´Œuvre, l´écrivain André Billy, craignant qu´à Raymonde Vincent ne soit réservé le sort de Marguerite Audoux,  écrivait en janvier 1958 ce qui suit : «Les phénomènes ne font plus recette ; nous n´en sommes plus à nous étonner de voir une jeune analphabète écrire un chef-d´œuvre. Nous savons que le génie souffle où il veut, qu´il est capricieux et pervers, et qu´il lui arrive d´abandonner à eux-mêmes des écrivains qu´il a inspirés à leurs débuts, comme des suborneurs abandonnant leurs maîtresses après leur avoir fait un enfant. Ce fut la triste aventure de Marguerite Audoux, sur qui pesa jusqu´à la fin le souvenir de son premier roman ; les suivants furent loin de le valoir. Je souhaite très sincèrement à Raymonde Vincent une destinée moins mélancolique».

Heureusement, les éditions Le Passeur sont en train de retirer du limbe les œuvres de Raymonde Vincent, une décision que l´on ne peut que saluer. Aussi nombre de lecteurs ont-ils beau jeu de plonger dans l´univers idyllique et spirituel d´une romancière dont la mémoire mérite d´être préservée et cultivée.      

 

Œuvres de Raymonde Vincent récemment rééditées par les éditions Le Passeur :

Campagne, suivi de Se souvenir de ma mère (inédit), préface de Renan Prévot, mai 2023.

Élisabeth, suivi de Le Père (inédit), préface de Renan Prévot, mai 2024.     

Le roman Campagne vient d´être édité aussi en poche chez J´ai Lu (août 2024).

A lire également sur Raymonde Vincent l´essai de Rolland Hénault, Raymonde Vincent, Chrétienne et libertaire, préface de François Gerbaud, éditions La Bouinotte, 2006.

 

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